La vertu destructrice

Condamnés par l’Inquisition, Eugenio Lucas Velázquez (1862)

Il souffle, en France et ailleurs, comme un vent mauvais, un vent de destruction, sur les arts et les savoirs, sur la discussion et la contradiction. Les esprits semblent emportés par une volonté de salir, d’éliminer, de censurer, de faire disparaître, purement et simplement, ce qui les contrarie ou les contraint. Ce qui ne leur ressemble pas, surtout.

Les nouveaux iconoclastes s’en prennent aux statues qu’ils déboulonnent, aux livres qu’ils réécrivent lorsqu’ils ne les comprennent pas ou que le texte ne leur plaît pas. Au cours de happenings spectaculaires dans des musées français et étrangers, des militants font mine de dégrader des chefs-d’œuvre à jets de peinture, de tomates ou autres, jusqu’à présent sans dégât pour les tableaux protégés par des vitres… jusqu’à présent. Dans les manifestations, les destructions de mobilier urbain, bancs, feux rouges, abribus et même kiosques à journaux (!), deviennent monnaie courante. Mais sont aussi profanés des espaces dédiés à la culture, à l’éducation, à l’histoire, au patrimoine. De l’école à l’université, des professeurs sont empêchés d’enseigner. Se multiplient les appels au boycott, voire à l’interdiction de pièces de théâtre, de conférences, d’interventions publiques. S’y ajoutent exclusions et excommunications, menaces et intimidations ad hominem, manifestations et actions violentes à l’égard de personnes accusées de n’avoir pas la bonne couleur idéologique ; des conférenciers, des intellectuels ou des universitaires reçoivent même des jets d’urine et d’excréments, en attendant quoi ? Acide et vitriol ?

« Tout cela est symbolique », disent-ils.
Et ils ont raison. Ces gestes sont en effet des symboles très forts.
Or la puissance des symboles excède et dévore souvent ceux qui pensent les maîtriser.

Dans ces (ex)actions, l’image qui domine est celle de la dégradation. Réelles ou mimées, les destructions s’accompagnent d’une obsession pour le moche, le sordide, le glauque. Comme s’il fallait, pour faire passer un message de révolte, enlaidir, salir, profaner, abaisser. Et encore : de la manière la plus vile possible. Le goût pour les matières salissantes, particulièrement les excréments, laisse penser que ces sales gosses mal grandis en sont restés au stade pipi-caca. Par la souillure la plus ignoble, il s’agit de surjouer la provocation et le contraste, de dire explicitement : « ce que vous tenez, vous, pour ce qu’il y a de plus noble, nous le ramenons au niveau de la merde, parce que ce que nous défendons, nous le tenons, nous, pour plus noble encore. » Logique infantile, sophisme de philistin, aporie de l’action réduite au spectacle, au happening narcissique et antipolitique.

Il ne s’agit pas simplement de refuser la discussion en restreignant le droit à la parole publique à ceux dont l’opinion est conforme, qui ont délivré un certificat de bien-pensance, c’est-à-dire d’appartenance à la secte – les fameux « concernés ». Toute divergence, toute différence, n’est pas seulement interdite de s’exprimer mais d’être. L’autre n’a pas même le droit d’exister. Ils n’ont plus d’adversaires mais que des ennemis. Pour les écorchés vifs professionnels de la chouinocratie, ce qui n’est pas moi m’est insupportable donc j’exige son anéantissement. Dans les conflits de sensibilité, c’est une course à la censure qui s’engage entre victimes concurrentes. À la censure, mais surtout à l’autocensure. Il faut impérativement protéger les générations offensées, préserver de l’outrage imaginaire les petits esprits fragiles, de peur de devenir soi-même la cible de la culture de l’annulation. Et le mouvement s’entretient lui-même de la terreur qu’il génère. Ainsi encouragé dans son délire, le moi est élevé à l’absolu. Les militants en papier mâché n’expriment pas des convictions politiques mais leur boursouflure égotique. L’espace public s’encombre des dégueulis narcissiques.

Pour singer Chateaubriand : entre à grand bruit l’idéologie appuyée sur le bras de l’inculture. Il suinte une haine de toute forme d’héritage – que ce soit par la langue, la culture, le patrimoine, la raison, le savoir, la science… Au monde commun, ces militants préfèrent leur construction imaginaire, alternative complaisante au réel, édifiée dans les nuages d’une pureté illusoire – au nom de laquelle se voit condamné sans appel tout ce qui a pu précéder. Les idéaux de pureté justifient les fantasmes de la table rase, de la virginité absolue, de l’autogénération. La meurtrissure infligée à toute antériorité, son humiliation la plus cradingue, renforcent le délire de toute-puissance. Il y a de l’onanisme mal contrôlé chez ces militants, rejetons monstrueux de Torquemada et d’un petit garde rouge.

Les sujets de révolte ne manquent pas mais tournent tous au simple prétexte. Ces gestes violents servent, d’après leurs auteurs, à « alerter l’opinion », à « sensibiliser », à « dévoiler les hypocrisies », à « faire réagir »… alors qu’ils sont les seuls à croire à leurs discours creux, à leurs justifications Potemkine. Leurs provocations maniérées, parfaitement en phase avec les codes esthétiques et narratifs d’une époque qu’ils prétendent combattre, ne sont qu’une mise en scène d’eux-mêmes, qu’une autoproclamation grandiloquente de leur vertu dans un exhibitionnisme moralisateur. Lorsque des jeunes gens jettent de la peinture sur une œuvre d’art, ils ne cherchent pas à sauver la planète mais à obtenir le plus de vues possibles sur les réseaux sociaux : pure satisfaction narcissique, prostitution de l’action au profit de l’image – un vrai business ! Car la moraline est d’abord un marché comme un autre. Nos petits inquisiteurs modernes sont d’excellents capitalistes qui travaillent ardemment leur communication pour développer leur affaire. Ils finiront dans la com ou la finance. Mais en attendant, nos valeureux membres du Camp du Bien© revendiquent crânement leur inculture et détruisent l’intelligence, la finesse et la raison en s’imaginant combattre le Mal. Comme le résume très bien la philosophe Valérie Kokoszka :

Les hygiénistes de la littérature et de l’art qui répandent leur javel morale n’immunisent pas contre le mal en supprimant les mots et les images, mais contre l’intelligence à s’en défendre. L’asepsie artistique est une offense à l’esprit critique.

Une conviction politique qui ne réussit à s’exprimer que par des gestes de négation sombre dans le nihilisme. Dans toutes ces actions, il n’y a aucune construction, seulement une violence puérile, un terrorisme grandguignolesque, une arrogance qui se regarde le nombril. Comme l’aveu de leur propre vacuité par ceux qui s’y complaisent. Des adultes à l’adolescence immarcescible, convaincus de la toute-puissance de leur volonté, prétendent imposer au monde leurs caprices. Et c’est encore pire lorsque certaines de leurs revendications sont légitimes puisqu’elles sont immédiatement effacées par ce nihilisme infantile. Pour faire pièce au ressentiment nietzschéen qui sourd de leurs révoltes, ils sombrent dans les poses stéréotypées. Ainsi se pensent-ils grands justiciers façon héros de la Révolution et ne voient qu’au premier degré leur reflet dans le miroir déformant de leur idéologie – ils sont la Justice incarnée, mais comme un vieil ongle de pied.

Soi-disant « éveillés » (« woke »), transactivistes, religieux orthodoxes ou orthopraxes, entrepreneurs identitaires, obsédés de la race ou du slip… le panel est large des sensibilités effarouchées, des identités à ce point fragiles que des mots peuvent les briser. Tous la brandissent pourtant en étendard, comme d’autres la croix ou le croissant. Alors que la religion devient une identité exclusive, l’identité elle-même s’élève au rang de religion, intouchable, immunisée contre toute remise en question. La réhabilitation d’un délit de blasphème ne concerne pas que les religions… ou plutôt si, mais toutes les religions du moi, toutes les formes de réduction de l’identité à son noyau le plus dur, le plus privé – c’est-à-dire privé de toutes ses autres dimensions. Nietzsche aurait-il imaginé que les derniers hommes du Zarathoustra seraient de tels bigots d’eux-mêmes ?

Cincinnatus, 10 avril 2023


Quelques billets pour poursuivre la réflexion :
L’inculture plastronnante
La chouinocratie des névroses militantes
Cinquante nuances d’identitaires
« Ok boomer ! »
Des identités et des identitaires
Les enfants de Torquemada
Comment on réécrit les livres
Mascarades de la pureté
Les nouveaux iconoclastes
« Ta gueule, t’es pas concerné »

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

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