Malaise dans la représentation : 6. Pouvoir

Où se trouve le pouvoir politique ? ou plutôt : comment celui-ci se distribue-t-il vraiment entre les trois « pouvoirs » classiques que l’on apprend dès l’école – le législatif, l’exécutif et le judiciaire – et quelles relations ont-ils entre eux ? Le cliché éculé de la séparation des pouvoirs comme fondement de notre démocratie ne résiste pas longtemps à l’examen de l’actualité… d’autant qu’à trop se rengorger de ce concept – comme tant d’autres depuis longtemps vidés de leur substance, hélas ! –, on ne sait même plus ce qu’il signifie.

Comment entendre aujourd’hui cette idée de séparation des pouvoirs, à tort attribuée à Montesquieu [1], dont on nous bassine d’autant plus qu’elle semble bafouée par ceux-là mêmes qui la professent la main sur le cœur ?

Une interprétation possible : les différents organes institutionnels détenteurs de chacun des trois pouvoirs doivent être peuplés d’individus différents ne pouvant siéger « en même temps » dans l’un et dans l’autre. De ce point de vue, les opérations de communication en matière de « non-cumul des mandats » hésitent entre lavage de cerveaux et bourrage de crânes. Cette farce du non-cumul autorise les grands élus à multiplier les passages successifs et réciproques entre législatif et exécutif, entre local et national : tel ministre de l’Intérieur ne craint guère de démissionner puisque son siège de maire d’une des plus grandes villes de France l’attend sans coup férir, confortablement chauffé par un quelconque homme de paille ; tel député se prend pour un pendule oscillant à force de passer des bancs de la majorité à ceux du gouvernement, prenant selon l’occasion un ministère ou un autre, peu importe ; tel futur député européen, ancien ministre, ancien sénateur, ancien député, ancien maire, ancien conseiller départemental ou régional, ancien président de l’amicale des boulistes-viticulteurs de la communauté de communes de Saint-Trifouillis-les-oies… va bientôt compléter son carton plein au loto des mandats, sans avoir jamais vraiment cumulé autre chose que les services rendus aux bonnes personnes.

Faut-il alors plutôt voir cette séparation des pouvoirs comme une indépendance des institutions dans leurs attributions ? L’idée est absurde en principe, inapplicable en pratique et à l’opposé du réel. L’interdiction à chacun des pouvoirs d’interférer dans les décisions des autres, souvent brandie par certains (coucou l’Élysée) pour se dédouaner de leurs turpitudes pointées par une autre institution (coucou le Sénat) ne tient pas deux secondes à l’examen. En effet, chacun des trois pouvoirs possède, d’une manière ou d’une autre, un rôle institutionnel ou symbolique de contrôle des deux autres. Cet équilibre, que les anglo-saxons appellent « checks and balances », « poids et contrepoids » en bon français, part du principe que le pouvoir arrête le pouvoir. Le Parlement n’abuse donc en rien de son pouvoir lorsqu’il enquête sur les agissements de l’exécutif : au contraire ! Ce sont plutôt les représentants appartenant à la majorité qui trahissent leur mandat et la nation quand ils essaient d’enterrer de telles investigations.

De même, en ce qui concerne le judiciaire, les sempiternelles accusations lancées contre les juges qui font leur travail ne démontrent que l’indignité de politiques pris le bras entier dans le pot de confiture. La prétendue usurpation du pouvoir par les juges ferait rire si nous n’étions pas occupés à pleurer devant la misère des moyens mis à leur disposition. La sous-évaluation, volontaire depuis deux cents ans !, des besoins de l’institution – et donc du pouvoir – judiciaire n’est que la plus inique des méthodes employées pour brider le plus important des contrepouvoirs démocratiques. Comment parler de séparation quand les membres de l’exécutif dominant et du législatif servile utilisent abusivement leur pouvoir et s’appliquent à restreindre le champ du judiciaire pour protéger leurs intérêts privés ?

Au nom d’une fantasmatique « efficacité », l’exécutif a asservi dans ses fers non seulement le judiciaire mais jusqu’au législatif. Cette domination a été sciemment installée dès les origines de la Ve République conçue, notamment, contre le pouvoir des partis politiques… ceux-ci n’ont cependant guère attendu avant de reprendre à leur compte ces institutions présumées hostiles à leur égard. Pourtant, si la Constitution dès ses débuts penchait plutôt du côté de l’exécutif, la situation a radicalement basculé après les réformes successives de l’élection du président au suffrage universel direct et, surtout, du quinquennat et de l’inversion du calendrier qui a profondément dénaturé l’esprit et la lettre de la Constitution pour en faire un monstre au service des caprices du Président.

Le Parlement, complètement impuissant, se laisse dicter son ordre du jour par l’exécutif et n’a plus rien de « démocratique » : l’Assemblée n’est qu’une chambre d’enregistrement peuplée de godillots et de benêts qui s’appliquent à singer leurs illustres prédécesseurs, se poussent pour apparaître sur les écrans et se pressent à signer le moindre papelard rédigé par le gouvernement. Aux décérébrés de la majorité répond une opposition partagée entre laborieux impuissants et clowns tristes. Heureusement, le Sénat, dont on réclame à intervalle régulier la disparition, sauve parfois la face d’un Parlement soumis : ayant pour lui le temps de la réflexion, il a contre lui la faiblesse de son pouvoir institutionnel.

Que dites-vous ?… C’est inutile ?… Je le sais !
Mais on ne se bat pas dans l’espoir du succès !
Non ! non, c’est bien plus beau lorsque c’est inutile !

Cyranien sans panache, ce Sénat tant moqué apparaît comme le faiblard contrepoint esthétique à des institutions complètement perverties. Et l’exécutif, de son côté, ne cherche même pas à masquer sa domination sadique sur le Parlement ; il ne cherche même plus à entretenir le jeu de rôles. Le mépris assumé pour les représentants de la nation se déploie tous les jours sur les écrans complaisants avec un cynisme consommé.

Que faire, alors, si ce n’est remettre tout cela à l’endroit, en commençant par rendre son pouvoir législatif au Parlement ? Car tel est son rôle, dont il est aujourd’hui complètement spolié : il doit faire la loi, et non pas se contenter de la voter conformément à ce qu’a décidé et écrit le gouvernement. L’entière maîtrise de son ordre du jour et l’initiative exclusive de la loi doivent lui revenir pour que le législatif légifère et que l’exécutif exécute – quant au judiciaire, qu’on lui donne enfin les moyens de juger sereinement !

Le républicanisme, de par son aversion au césarisme et l’importance qu’il accorde à la collégialité, penche naturellement vers des régimes plus parlementaristes que présidentiels. Le risque que pointent systématiquement les adversaires d’un Parlement qui ne soit pas châtré, tourne toujours autour de l’idée de confiscation du pouvoir par les partis. Ouvrons les yeux : nous baignons dans cette fameuse République des partis ! L’épouvantail de la IVe République, horresco referens dont la légende noire est bien simpliste, ne doit plus faire taire les défenseurs d’un Parlement digne de ce nom. En effet, on préfère se raconter des histoires simples pour se donner bonne conscience, que de se plonger dans l’Histoire complexe. Imparfaite mais pas ridicule, la IVe, née des souffrances de la guerre, a su, en à peine 12 ans, (entre autres) reconstruire la France et résoudre la guerre d’Indochine, et ce avec des institutions et une vie politique bien plus « démocratiques » que ce que nous connaissons aujourd’hui. Quant à la IIIe, modèle de république parlementaire, elle possède le record de longévité et de stabilité malgré une guerre mondiale et de nombreuses crises. Comme quoi, malgré ce que prétendent ses contempteurs incultes, il n’y a aucune fatalité à voir le parlementarisme sombrer dans l’impuissance et l’immobilisme… au contraire ! Recelant certes moult défauts et dangers – mais plutôt moins que les régimes concurrents préférant un exécutif fort –, il se nourrit de la sagesse de la discussion et peut faire espérer une représentation plus juste ; il bâtit surtout les remparts les plus solides contre les dérives autoritaires et l’hybris d’un homme ou d’un clan.

Si la collégialité est tant défendue par les républicains, c’est parce qu’elle oppose le logos à cet hybris tyrannique. Le pouvoir d’un seul, régime honni des républicains, ne supporte pas l’épreuve de la discussion. Celle-ci, par contraposée, doit donc intégrer tous les processus de décision institutionnels, parlementaires bien sûr, puisque le Parlement est le lieu par excellence du débat, de la discussion et de la décision collégiale, mais également au cœur-même de l’exécutif, espace privilégié de la concentration du pouvoir.

Une telle concentration repose aujourd’hui à la fois sur une arrogante prétention à l’« efficacité » et sur le mythe romantique de l’homme providentiel, de la solitude du pouvoir, du Grand-Homme© portant sur ses épaules la responsabilité de l’Histoire comme le poids d’une destinée exceptionnelle. Ces histoires pour adolescents aux hormones frétillantes et à l’ego boursouflé ne sont que des foutaises. Se faire passer pour le fils naturel de Napoléon et de Gaulle lorsqu’on n’est qu’un petit énarque banquier d’affaire sponsorisé par Attali et le Cac 40 témoigne d’une lecture un peu trop rapide de Hegel et Stendhal.

En réalité, la petite clique composée du chef de l’État, des quelques ministres influents et, surtout, de la nuée de conseillers plus ou moins officiels, interdit toute contradiction. Vous avez dit démocratie représentative ? Alors que les mots ont perdu tout sens, peut-être faudrait-il relire les classiques et leurs définitions d’oligarchie et ploutocratie. Cette coterie applique la même politique que les équipes précédentes depuis quarante ans, dictée par une idéologie solidement constituée et au service de puissants intérêts privés qui ne rendent aucun compte des conséquences des politiques dont ils sont les inspirateurs.

Or la reddition des comptes fait partie des dispositifs fondamentaux mais tant dévoyés, voire simplement ignorés, d’une République digne de ce nom. Les représentants, même si le mandat impératif est exclu, ont le devoir de régulièrement rendre compte de leur action à leurs représentés. Le fameux « retour devant les électeurs par les urnes » qui affranchit les élus de toute responsabilité entre deux élections n’est qu’une sinistre pantalonnade. Rendre des comptes, ce n’est pas participer tous les cinq ans au jeu électoral. Les mises en scène auxquelles se livrent certains en réunissant de temps en temps autour d’eux un aréopage d’affidés et de médias obligeants pour exhiber des « réalisations » clinquantes censées démontrer la qualité de leur « gestion » ne sont qu’une poudre aux yeux qui trompe mal le gogo.

Triste, et fausse, démocratie représentative dont les falots représentants se complaisent dans leur impuissance, abandonnant volontairement le pouvoir à des enfants capricieux dépourvus de tout surmoi.

Cincinnatus, 4 mars 2019


[1] Il faut tordre le cou à l’idée fausse quoique bien ancrée dans l’imaginaire collectif, selon laquelle Montesquieu serait le théoricien de cette « séparation des pouvoirs ». L’idée même de « séparation » est totalement étrangère à sa pensée et à ses écrits qui n’ont visiblement pas été lus par ceux qui s’en réclament un peu trop rapidement. Au contraire, Montesquieu est le penseur des « rapports » et de « l’enchaînement des pouvoirs » or, rien de plus opposé à la « séparation » que les « rapports » et l’« enchaînement », n’est-ce pas ? Inspirée non seulement des fameux poids et contrepoids anglo-saxons mais également de sa lecture précise des auteurs antiques et de son étude des différents régimes de l’Histoire (il faut lire ses développements sur Rome !), sa théorie préconise bien que chaque pouvoir fonctionne comme un contrepouvoir qui arrête les autres, c’est-à-dire qui les empêche de verser dans l’hybris tyrannique. Pour lui, il n’y a pas séparation, contresens complet, mais distribution, liaison, frottement, modération : ils sont donc profondément liés les uns aux autres, et par les liens les plus serrés qui soient.

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

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