Comme ce que j’ai fait précédemment avec l’utopie, je propose de parcourir les trois strates de l’idéologie depuis la plus profonde vers la plus superficielle.
La cohésion du groupe
La strate la plus profonde de l’idéologie se définit comme un ensemble partagé collectivement d’images, d’idéaux, d’aspirations. Elle fournit aux membres une orientation cohérente et leur renvoie une image d’eux-mêmes en tant que groupe dans laquelle ils se reconnaissent. Ainsi conforte-t-elle l’identité de la communauté[1]. Ce niveau le plus profond représente la part irréductible de l’idéologie. « Même si nous mettons de côté les deux autres strates de l’idéologie […], la fonction d’intégration de l’idéologie, celle qui consiste à préserver une identité, demeure. […] Ni le groupe ni l’individu ne sont possibles sans cette fonction d’intégration[2]. »
L’idéologie renvoie à la communauté une image stable et durable d’elle-même afin d’en renforcer la consistance et la permanence face à la principale crainte d’un groupe : ne plus être en mesure de s’identifier en raison des crises et des confusions. Ainsi la fonction fondamentale de l’idéologie est-elle constructive : elle renforce l’identité d’une communauté parce que « c’est toujours à travers une idée, une image idéalisée de lui-même, qu’un groupe se représente sa propre existence[3] ». On comprend là l’importance capitale de ce que j’appellerais une « colonne vertébrale idéologique » pour tout groupe mais, surtout, pour tout groupe politique[4].
La construction de l’image commune peut se réaliser, par exemple, par les phénomènes de commémoration d’événements fondateurs qui lui donnent une assise afin « de diffuser la conviction [qu’ils] sont constitutifs de la mémoire sociale et, à travers elle, de l’identité même de la communauté[5] ». Celle-ci peut s’identifier à des événements même si aucun de ses membres ne les a vécus personnellement.
L’idéologie assure le lien entre le passé et le présent. Elle sert de relais pour la mémoire collective, afin que la valeur inaugurale des événements fondateurs devienne l’objet de la croyance du groupe entier qui les réinterprète constamment. L’intégration fonctionne donc non seulement de manière synchronique mais aussi diachronique, à travers cette mémoire des événements et des personnages fondateurs mythifiés. Leur commémoration est une répétition de l’origine. L’idéologie fonctionne donc comme un miroir que le groupe se tend à lui-même et dans lequel il voit son propre reflet, mais aussi tout ce qu’il y a derrière lui et qui le fonde.
La légitimation de la domination
Mais avec elle, « commencent tous les processus idéologiques au sens pathologique, car une commémoration seconde prend le caractère d’une réification[6]. »
En effet, « [elle] devient, pour le système de domination, un procédé qui lui permet de maintenir son pouvoir : aussi est-il, de la part des dirigeants, un acte de défense et de protection[7]. » Toute communauté commémore néanmoins nécessairement sa fondation. Les fonctions d’intégration et de légitimation se rencontrent ainsi au foyer de la commémoration, c’est-à-dire de l’usage que fait la communauté de sa mémoire collective. Elle illustre la pétrification de la fonction profonde constituante de l’identité du groupe en moyen de légitimation de l’autorité en place. Toute domination s’accompagne d’un phénomène de justification « en recourant à des notions capables de passer pour universelles, c’est-à-dire valables pour nous tous[8]. »
On est là au point nodal de la démonstration de Ricœur.
Tout pouvoir nécessite l’utilisation de l’idéologie par les gouvernants pour asseoir leur légitimité auprès des gouvernés parce que là où il y a du pouvoir, il y a une revendication de légitimité. Au sein d’un groupe, cette aspiration rencontre chez les membres sur lesquels s’exerce l’autorité une certaine capacité de croyance en cette légitimité. Or il existe un fossé entre la prétention et la capacité de croyance.
La deuxième fonction de l’idéologie, justificatrice, peut alors se définir comme le moyen de résoudre cet écart.
Toute autorité a ainsi besoin d’idéologie pour assurer sa légitimité. Si l’action se mêle toujours d’un discours public utilisant les figures de style de la rhétorique, l’idéologie justificatrice est la rhétorique mise au service du processus de légitimation de l’autorité, le plus souvent par l’intermédiaire de la propagande.
Il ne s’agit donc pas de dire que l’idéologie c’est bien ou c’est mal, qu’elle est un outil de domination voire d’oppression. Mais de comprendre que les deux premières fonctions de l’idéologie sont de construire l’image que se donne le groupe de lui-même et d’en justifier le système d’autorité. Elle sert donc à maintenir le groupe, elle lui permet de perdurer.
L’idéologie pathologique
Ces deux premières strates se prolongent en revanche dans la dernière, la plus superficielle, qui consiste en la production d’une image distordue et falsifiée de la réalité, image qui se veut hégémonique.
En s’appuyant sur les manuscrits économico-politiques de 1843-1844 et sur l’Idéologie allemande de Marx, Ricœur la définit comme « un processus de distorsions et de dissimulations par lesquelles nous nous cachons à nous-mêmes par exemple notre position de classe, et plus généralement notre mode d’appartenance aux diverses communautés dont nous participons[9] », c’est-à-dire que l’idéologie fonctionne comme un « mensonge social » visant à protéger notre statut social. « L’idéologie devient ainsi le procédé général par lequel le processus de la vie réelle, la praxis, est falsifié par la représentation imaginaire que les hommes s’en font[10]. »
Cela signifie que l’idéologie comme distorsion est le moyen par lequel la perception de la réalité est obscurcie. Elle est le contraire de la vie réelle, conçue comme praxis. Les individus agissent d’abord dans la réalité effective et, ensuite, imaginent leurs actions, se représentent cette réalité. Or cette représentation est faussée, « comme ayant une signification autonome, comme faisant sens sur la base de choses qui peuvent être pensées, mais non agies ni vécues[11]. »
L’idéologie devient pathologique quand sa volonté de maintien de l’identité existante se pétrifie, « quand la schématisation et la rationalisation prennent le dessus[12]. » Lorsque le groupe voit son imaginaire collectif fonctionner uniquement sur les modes les plus superficiels de l’idéologie et de l’utopie, son identité se sclérose autour d’une personnalité partagée coupée de la réalité. Les rapports avec l’extérieur de la communauté représentent un danger pour la stabilité de cette personnalité collective. Toute négociation devient une menace pour la collectivité parce que tout changement de position pourrait affaiblir l’esprit commun. « Il devient plus important de dire qui l’on est que de discuter avec des gens différents de soi[13]. »
La constitution de l’identité du groupe sous l’effet de la dimension déformante de l’idéologie s’opère par définition exclusive de ses frontières, c’est-à-dire par le rejet et le repli sur soi. L’idéologie devient folle et calomnie le réel au nom d’une image fantasmée de soi. L’utopie lui ouvre la porte pour fuir la réalité dans un ailleurs sans aucun lien avec le monde commun. La communauté s’émancipe de la réalité. Elle lui oppose une autre réalité, « plus vraie », au-delà de la perception des cinq sens.
Ce basculement dans la folie de la dernière dimension de l’idéologie est parfaitement décrit par Hannah Arendt lorsqu’elle définit les idéologies comme « des “ismes” qui, à la grande satisfaction de leurs partisans, peuvent tout expliquer jusqu’au moindre événement en le déduisant d’une seule prémisse[14]. » Dans ce dernier niveau, l’idéologie se veut une explication scientifique du monde. Comme le dit très bien Arendt, « le mot d’“idéologie” semble impliquer qu’une idée peut devenir l’objet d’une science au même titre que les animaux sont l’objet de la zoologie : le suffixe logie dans idéologie, comme dans zoologie, ne désignerait rien d’autre que les logoi, les discours scientifiques tenus à son propos. S’il en était vraiment ainsi, une idéologie ne serait qu’une pseudo-science et qu’une pseudo-philosophie, transgressant à la fois les limites de la science et celles de la philosophie[15]. »
L’idéologie se comporte alors comme « la logique d’une idée[16] », c’est-à-dire l’application de l’idée, prémisse de toute explication, à l’Histoire elle-même. Celle-ci est interprétée du seul point de vue de l’idée traitée comme loi universelle. « Si les idéologies prétendent connaître les mystères du procès historique tout entier, les secrets du passé, les dédales du présent, les incertitudes de l’avenir – c’est à cause de la logique inhérente à leurs idées respectives. Les idéologies ne s’intéressent jamais au miracle de l’être. Elles sont historiques, occupées du devenir et du disparaître, de l’ascension et de la chute des cultures, même si elles essaient d’expliquer l’histoire par quelque “loi naturelle”[17]. »
Sans facteur extérieur, l’idée met d’elle-même en mouvement l’Histoire qui, ainsi, peut faire l’objet d’une explication, d’un calcul, d’une prévision[18]. « [Elle] ordonne les faits en une procédure absolument logique qui part d’une prémisse tenue pour axiome et en déduit tout le reste ; autrement dit, elle procède avec une cohérence qui n’existe nulle part dans le domaine de la réalité. Le processus de la déduction peut être logique ou dialectique : dans les deux cas celle-ci implique un processus cohérent de l’argumentation qui, parce qu’elle pense en termes de processus, est supposée capable de comprendre le mouvement des processus surhumains, naturels ou historiques. L’esprit parvient à la compréhension en imitant, soit logiquement soit dialectiquement, les lois des mouvements “scientifiquement” établis auxquels, au cours du processus d’imitation, il s’intègre progressivement[19]. »
L’utopie folle, en coupant l’imaginaire du groupe du réel, légitime le développement de l’idéologie pathologique. L’image fausse que le groupe perçoit de lui-même dans le devenir du monde est rendue prétendument réalisable par l’utopie. Le monde extérieur au groupe est jugé moins réel, moins authentique.
Cincinnatus, 2 février 2015
[1] « Quand un groupe se constitue à des fins politiques, et qu’il adopte certaines positions communes, il commence à croire à ces positions, à s’y attacher, à défendre farouchement ses propres attitudes. Ces positions fournissent une définition de la nature de la communauté. » Richard Sennett, Les Tyrannies de l’intimité, traduit par Antoine Berman et Rebecca Folkman, Paris, France, Éd. du Seuil, coll. « Sociologie », 1979, p. 240.
[2] Paul Ricœur, L’idéologie et l’utopie, op. cit., p. 340.
[3] Paul Ricœur, « L’idéologie et l’utopie : deux expressions de l’imaginaire social (1976) », op. cit., p. 387.
[4] Tout le problème des catch-all parties (partis attrape-tout), c’est précisément cet abandon des références idéologiques, qu’il s’explique soit par des raisons stratégiques de « triangulation » en se positionnant sur le terrain de l’adversaire, soit par simple vacuité intellectuelle.
[5] Ibid., p. 385.
[6] Paul Ricœur, L’idéologie et l’utopie, op. cit., p. 345.
[7] Ibid.
[8] Paul Ricœur, « L’idéologie et l’utopie : deux expressions de l’imaginaire social (1976) », op. cit., p. 383.
[9] Ibid., p. 380.
[10] Ibid., p. 381.
[11] Paul Ricœur, L’idéologie et l’utopie, op. cit., p. 22.
[12] Ibid., p. 351.
[13] Richard Sennett, Les Tyrannies de l’intimité, op. cit., p. 190.
[14] Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme : Le système totalitaire, op. cit., p. 215.
[15] Ibid., p. 216.
[16] Ibid.
[17] Ibid., p. 217.
[18] « La prétention de tout expliquer promet d’expliquer tous les événements historiques, promet l’explication totale du passé, la connaissance totale du présent, et la prévision certaine de l’avenir. » Ibid., p. 219.
[19] Ibid., p. 220.