Sous le crépuscule hivernal, ils ne se retrouvèrent qu’une poignée, rassemblés devant la modeste tombe. La pierre laissait lire ces seuls mots gravés : « Ci-gît l’honneur ».
Après un long silence, le premier parla ainsi :
Notre ami, notre maître, tu t’en es allé. Noble sentiment qui appelais au sublime, tu as déserté la terre que foulent les hommes à l’orgueil écrasant. Toi, qui encourageais chacun à son propre dépassement ; toi, qui élevais les individus et grandissais les nations ; toi, qui les appelais à inscrire leurs noms dans l’histoire ; toi, qui faisais résonner à l’imagination une mythologie édifiante ; toi… que reste-t-il de toi, Honneur ?
Inspiré de ton souffle, on recherchait l’estime dans le regard des autres et, surtout, dans son propre reflet au miroir de l’action. Sur ton injonction, on se faisait un devoir de respecter une certaine dignité morale, de faire preuve d’une manière de vertu. Quitte à ce que l’exigence éthique passât devant sa propre vie : lorsque tu l’imposais, on n’hésitait pas à la risquer ou à la donner.
Oh ! Bien entendu, tu n’as pas réglé l’existence de tous toujours : voie difficile que la tienne. Mais, tant à l’être qu’à l’agir, tu imprimais un sens, c’est-à-dire une direction et une signification. Tu dictais ses limites à l’ignoble, tranchais les têtes de l’hybris et écrasais l’infâme. Génération après génération, à l’exception de quelques brûlants sursauts historiques pendant lesquels tu soudais les fraternités de l’ombre, tes fidèles se raréfièrent. Traqué pendant longtemps, les veules, les vils, qui usurpent ton nom pour couvrir leurs crimes mafieux et dressent ton image pour couvrir de ta majesté leurs ignominies, ont fini par t’éradiquer. Sans se rendre compte qu’ainsi, tous, nous perdions une part de notre humanité.
Il se tut.
Alors le suivant parla ainsi :

Tu as disparu du cœur des politiques.
Ils se vendent aux forces de l’argent quand ils n’en sont pas l’émanation directe. Ils ont abdiqué leurs responsabilités et préfèrent s’amuser de politicaillerie navrante. Ils offrent le spectacle affligeant de leurs personnalités indignes plutôt que d’incarner des fonctions qui les excèdent. Ventre-saint-gris ! Hier, en ton nom, pour un mot, leurs prédécesseurs, géants auxquels ces nabots ont l’impudence de se comparer, se retrouvaient à l’aube, sur le pré, seulement entourés de témoins. Aujourd’hui, ils se prostituent au buzz. Les susceptibilités de façade se lézardent sitôt que le vent de la réussite a tourné : on se prosterne devant celui que l’on vilipendait la veille, avant de se porter ensuite vers le nouveau chouchou des médias. La courtisanerie, si elle a toujours existé, n’a jamais été si bassement, si ouvertement assumée. Plus d’homme d’État, que des petits carriéristes ; plus de sens de l’intérêt général, que la recherche de l’intérêt personnel immédiat ; plus de vision du monde, que du psittacisme ; plus de pensée, que de bas calculs ; plus d’esprit, que des calculettes. Ce personnel politique à la médiocrité scandaleuse a perdu jusqu’au talent oratoire que tu inspirais. Ils ont renoncé à toute solennité pour les vertiges illusoires du paraître. Ils clignent de l’œil et se croient grands parce qu’ils se hissent sur les ruines fumantes de ce que leurs aînés leur avaient laissé en héritage. Ils emploient des méthodes de gangsters, se comportent comme de vulgaires mafieux sans feu ni lieu, sans idée ni visée. Et, lorsque pris dans un subit éclair de dignité, un président, jusqu’alors indéfectible représentant de sa classe, assume une lucidité nouvelle pour eux tous et, pour la première fois de sa vie, effleure l’Histoire, alors l’exceptionnalité du moment se trouve emportée par les railleries des petits gris incultes.
Il se tut.
Alors le suivant parla ainsi :
Tu as disparu du cœur des riches.
Ils s’exemptent de leurs devoirs pour jouir de leurs avoirs. Ils se plaignent d’un régime qu’ils jugent injuste et confiscatoire alors qu’ils devraient être fiers de participer à la vie nationale à la hauteur de leur fortune. Aux exigences du commun, ils préfèrent la facilité de l’entre-soi. Triste conception de la liberté que celle de ces âmes desséchées par l’avarice. Ils aiment « optimiser » – en réalité : planquer leur pognon et gruger l’État qu’ils méprisent et rêvent d’écraser sous le talon de leurs bottes. Quelle infamie de geindre ainsi alors que jamais ils n’ont été si bien servis – qu’on leur rappelle donc, horresco referens, le New Deal et ses tranches à 90% ! Depuis, ils n’ont eu de cesse que de démanteler, pierre après pierre, cet État qu’ils agonissent. Alors même que c’est si souvent grâce à lui qu’ils ont rempli leur chère cassette. Car où seraient-ils aujourd’hui, sans les services publics dont ils ont profité, ces arrogants Harpagon, ces footballeurs biberonnés aux équipements publics, ces héritiers d’empires industriels construits grâce à la commande et aux aides publiques ? Payer ses impôts, et en payer beaucoup parce qu’on a beaucoup d’argent, c’est un devoir auquel on doit se rendre avec fierté. S’abstraire de la solidarité nationale insulte l’ensemble de la communauté des citoyens. L’évasion fiscale relève de la haute trahison.
Il se tut.
Alors le suivant parla ainsi :
Tu as disparu du cœur des médias.
Ils diffusent de la merde parce que c’est facile et que ça leur rapporte. Ils promeuvent sciemment la fainéantise intellectuelle et entreprennent volontairement d’abêtir les peuples. Ils ridiculisent l’intelligence, salissent la beauté et louangent la grossièreté, l’humiliation, la brutalité. Même le sadisme a perdu son délicat et vénéneux esthétisme : ne subsiste que la communion dans la fange. Le devoir d’informer, la vocation de transmettre : tout cela a quitté, avec toi, l’esprit de ces médiateurs, de ces intercesseurs. Seuls brillent les experts en expertologie, ratiocineurs rémunérés pour l’indigeste bouillie qu’ils servent en rata prépensé, prémâché, prédigéré : où est l’audace dans cette pensée castrée ? Le divertissement assume sa vocation de diversion. La chasse à tout ce qui élève conduit à la servilité rampante : on ménage le vautour, on déchire la colombe. Et l’on se délecte de l’aigreur d’une communauté de la souffrance. Le spectacle ritualise cette Schadenfreude qui étire son rictus et montre les dents. Tout empêcheur de ricaner en rond est morigéné, mis au pas. Toute noblesse d’âme est tournée en ridicule badinerie. Toute complexité est abolie. Sombrées dans la désuétude, la courtoise, la beauté d’âme, l’élégance d’esprit et de lettres ne font pas vendre. Car seul compte ce vice maquillé en vertu : le pognon. Ces infectes crapules ne s’effraient que de la potence de l’audimat, esclaves de l’air du temps qui passe. Et qui passe vite.
Il se tut.
Alors le suivant parla ainsi :
Tu as disparu du cœur des citoyens.
Ils s’enivrent du consumérisme. Lâches fripouilles abruties par un quotidien terrifiant. On gueule. Ah ça oui, on gueule ! Et puis on s’habitue. Et enfin on oublie qu’on a gueulé. Éphémères foucades, grotesques pantalonnades. Ils se partagent entre humeur maussade et ricanement assassin. Dirigé par des affects tristes, l’ethos du consommateur a supplanté l’éthique du citoyen. Or on n’abdique pas l’honneur d’être un citoyen ! Le panache à terre est souillé de boue. Qui le ramassera ?
Il se tut.
Après un long silence, ils se retirèrent.
La pierre frémit.
Cincinnatus, 12 décembre 2016