Les paranoïas collectives et individuelles qui s’abreuvent complaisamment des rumeurs et scénarios farfelus n’ont pas attendu la caisse de résonnance des réseaux sociaux pour imprégner les esprits. Certes. Ceci étant, les possibilités de propagation instantanée des informations, vraies mais surtout fausses, ajoutées à la constitution de communautés agrégées autour de visions du monde partagées dont l’entre-soi renforce les préjugés, amplifient ces phénomènes à un degré inconnu auparavant. Sans céder à la disqualification facile de ceux qui se laissent convaincre par les discours complotistes, il est plus fructueux de tenter d’analyser les mécanismes en jeu et leur efficace.
Les habits neufs du complotisme
Théories du complot et délires conspirationnistes voient derrière chaque événement la main invisible d’une manipulation consciente et volontaire des masses par l’un quelconque des supposés maîtres du monde. Les Protocoles des Sages de Sion n’ont rien perdu de leurs attraits ; le classique complot judéo-maçonnique se porte toujours comme un charme ; Juifs et loges demeurent invariablement, depuis le XIXe siècle au moins, dans le palmarès des forces occultes qui dirigent secrètement les peuples. Pour jouer avec les peurs collectives, antisémitisme et antimaçonnisme ont néanmoins dû faire un peu de place – ça tombe bien : de la place, ça ne manque pas dans les imaginaires fébriles – à une foultitude de nouveaux entrants. Dans le genre ésotérique, les Illuminati, peut-être plus sexy, font de l’ombre aux Frères et aux enfants d’Israël… tandis que les Reptiliens ont remplacé les Martiens devenus complètement has-been grâce aux découvertes scientifiques qui, hélas, n’éliminent pas complètement les frissons paranoïaques.
Au contraire, les « progrès » d’une technoscience largement incompréhensible dans son fonctionnement à la plupart des individus provoque le développement d’une pensée magique qui finit par s’emballer – chemtrails, vaccins, 5G, coronavirus… autant de sujets qui masquent les véritables enjeux et dangers de la technoscience. Ainsi les amarres de la raison sont-elles larguées au point que certains se réfugient dans un irrationnel aux apparences raisonnables. Rien de plus rassurant, en effet, qu’une interprétation simple d’une réalité complexe qui nous échappe ; rien de plus flatteur, également, que de s’imaginer appartenir à la classe privilégiée de « ceux-qui-savent », au-dessus des masses bêlantes. Cet appétit, humain très humain, pour les explications séduisantes ne relève donc pas seulement de la crédulité ni de la crétinerie comme on aimerait le croire, mais trouve dans l’impression de dépossession de tout pouvoir sur le monde une légitimation facile. Les sentiments d’anomie et d’hétéronomie qui virent au ressentiment accroissent la tentation de chercher des coupables à blâmer.
L’effondrement des figures d’autorité
Les cadres d’une parole légitime ayant explosé, la recherche de sources d’explications alternatives est encouragée par la défiance à l’égard de toute forme d’autorité « officielle ». Au premier rang, le discours politique a perdu le peu de valeur dont il pouvait encore s’enorgueillir. Si la crédibilité des dirigeants politiques n’a jamais été bien grande, le roi est aujourd’hui plus nu que jamais, l’incompétence manifeste d’une classe à la médiocrité affligeante rendant ses mensonges plus intolérables encore qu’auparavant. Déplorer, des trémolos dans la voix, la rupture entre « France d’en-haut » et « France d’en-bas » revient à taire les causes de cette profonde fracture qui s’ajoute à toutes celles qui pulvérisent notre nation. Jamais ces gouvernants ne reconnaîtront leur déconnexion complète. Coupés du monde, enveloppés dans le cocon ouaté des cabinets ministériels, des assemblées ou des forteresses féodales locales, ils évoluent dans une autre dimension qu’ils prennent pour le réel. Inconscients, enivrés de pouvoir, ils sont les jouets des premiers lobbyistes et arrivistes venus. Pour la plupart incultes, ils ne peuvent même pas compter sur un quelconque magistère intellectuel afin d’incarner une forme d’autorité. Ces pantins risibles abaissent le politique et font le lit de tous les bonimenteurs perçus comme plus sincères – c’est dire ! Pire encore : l’utilisation systématique de la stratégie du bouc émissaire pour détourner les colères légitimes vers des cibles innocentes à la fois parachève l’entreprise de dissolution de la nation et exacerbe les paranoïas les plus violentes.
La suspicion à l’égard des « autorités » atteint aussi, de manière beaucoup plus injuste et peut-être plus grave, les enseignants. La mise en concurrence de la parole du maître est une folie propice à toutes les manipulations, et les ravages de la désinstruction ne sont pas pour rien dans la perméabilité des esprits aux séductions conspirationnistes. Les pantalonnades sinistres des « réformes » successives de l’école ont emporté toutes les digues contre le simplisme, dressées par la transmission d’une culture commune au sein d’une école sanctuaire. La réflexion critique n’est plus enseignée à l’école ni encouragée à la maison – seule subsiste comme rapport au monde la consommation stupide. N’ayant plus à craindre que la lumière soit jetée sur leurs idioties, les sophistes s’en donnent à cœur joie et se rient avec impudence des professeurs aux savoirs méprisés.
Ce sont toutes les formes d’étude et de connaissance qui se voient balayées par les mensonges démagogiques. L’avilissement et la méfiance que subit ainsi la science procèdent du même mouvement que ceux que vivent les professeurs. Alors que la technique vampirise la science et asservit les individus hypnotisés par les gadgets technologiques, doudous pour adultes infantiles qui ne leur offrent que des illusions de maîtrise, l’inculture scientifique profonde se généralise. Sans une culture scientifique minimale, nous sommes désarmés devant cette technique omniprésente et les proies captives de la pensée magique. En effet, la science ne reconnaissant pas de vérité stable et définitive qui ne soit négative [1], ses démonstrations demandent l’exercice de la raison et l’effort de la réflexion. Profitant de la paresse intellectuelle produite par les narcotiques du spectacle et de la consommation, les explications simplistes, bien plus séduisantes, pullulent et prospèrent, pendant que nous nous amusons avec nos chaînes.
Les séductions de l’obscurantisme
Chaînes qui se resserrent à mesure que progressent les obscurantismes. Les offensives viennent de toutes parts mais se concentrent sur une cible précise : la tradition intellectuelle qui place l’exercice de la raison au sommet de l’activité humaine. Toute référence à la philosophie grecque et à son logos, à l’humanisme, au rationalisme, aux Lumières… devient suspecte quand elle n’est pas simplement congédiée au nom d’idéologies plus délirantes les unes que les autres.
Le dénigrement du discours scientifique auquel sont opposées des théories fumeuses et des sophismes péremptoires devrait relever du crime contre l’intelligence humaine ; d’autant plus qu’au-delà de la simple bêtise, il est responsable de nombreux morts bien réels. Il n’y a qu’à voir comment le mouvement « anti-vaccin », pour ne citer que cet exemple édifiant de mensonges volontaires et d’inculture crasse, infuse jusque chez des responsables et des partis politiques.
Ce dénigrement s’appuie souvent, pas toujours, sur une religiosité mal digérée qui se plaît à substituer les dogmes et les superstitions à la raison et à la science. Qu’il s’agisse d’interprétations hasardeuses ou radicales de religions constituées ou bien d’un bricolage mélangeant toutes sortes de « spiritualités » plus ou moins exotiques, le résultat est identique : l’abdication du savoir et de la réflexion.
Or ces obscurantismes vont jusqu’à ronger la science de l’intérieur en métastasant le monde de la recherche lui-même. Ainsi se font passer pour « scientifiques » des idéologies en contradiction complète avec les fondements de la pensée scientifique et de l’humanisme. L’entrisme à l’université de militants politiques qui se font passer pour des chercheurs est d’une très grande efficacité pour diffuser leurs théories mortifères.
Aux écrans, les conspirationnistes reconnaissants
Les succès que connaissent les différentes variantes de théories du complot ne doivent pas grand-chose au hasard. Les techniques les plus sophistiquées de manipulation des esprits sont en effet employées avec soin à leur propagation et à leur ancrage, mettant neurosciences et marketing au service de la démagogie. Quant aux réseaux dits sociaux, ils en représentent le vecteur idéal – non par l’utilisation de l’anonymat ou du pseudonymat, comme le prétendent les groupies des modèles de liberté que sont la Chine, l’Iran ou la Russie – mais par leur construction-même. La citation, maintes fois reprise, de feu Umberto Eco montre les apories de leur iségorie :
Ils ont donné le droit de parole à des légions d’imbéciles qui, avant, ne parlaient qu’au bar, après un verre de vin et ne causaient aucun tort à la collectivité. On les faisait taire tout de suite alors qu’aujourd’hui ils ont le même droit de parole qu’un prix Nobel.
Il ne s’agit pas de préférer la censure à la liberté d’expression sur les réseaux sociaux mais de pointer la grave confusion qui s’y entretient entre démocratie et démagogie. D’autant plus que cette égalité de parole dont croient jouir les « légions d’imbéciles » d’Eco n’est qu’une illusion. Comme chez La Fontaine, « selon que vous serez puissant ou misérable », vos posts et gazouillis seront lus ou tus. Car, sans un nombre suffisant d’abonnés – le terme anglais de follower, « suiveur », souligne le panurgisme implicite –, dans le cyberspace personne ne vous entend crier.
Et à cet effet de popularité s’ajoute l’opacité des algorithmes qui trient et mettent en avant certaines publications plutôt que d’autres. L’ego frappé de myopie se laisse abuser par l’effet de loupe qui fait croire à une représentativité homothétique des réseaux au réel. Ni twitter ni facebook ni instagram ni aucun de ces micro-mondes sur écran n’est le monde ! Ils n’en sont même pas une miniature mais seulement un reflet complètement déformé comme dans un miroir de fête foraine.
Outre l’illusoire égalité de parole qu’ils prétendent offrir, les réseaux sociaux favorisent le renforcement des croyances au détriment de la construction réfléchie et argumentée de convictions rationnelles. En effet, leur fonctionnement repose sur l’agrégation de communautés d’élection à partir de centres d’intérêt partagés et de points de vue convergents – comme autant de forteresses bâties sur l’entre-soi en opposition aux visions du monde concurrentes. La « discussion » au sein de telles communautés renforce les convictions préétablies, radicalise les positions extrêmes et multiplie les opérations de purifications idéologiques.
C’est là tout le contraire de l’idéal délibératif dont les vertus sont prêtées à tort aux échanges en ligne. Non qu’il soit impossible de s’y livrer à l’art suranné de la discussion mais, malgré les apparences et promesses, tout est fait pour que celui-ci s’efface devant les joutes superficielles entre camp retranchés (en tous domaines : politiques, musicaux, vidéoludiques…) qui sombrent le plus souvent dans les abysses de la « censure Godwin » par les meutes agressives.
Impossible, dans ces circonstances, de développer des argumentations complexes, nuancées, en réponse aux envolées à l’emporte-pièce qui, en quelques formules, expliquent tout en désignant des coupables et des victimes. La « loi » empirique dite de Brandolini, ou principe d’asymétrie des idioties, l’exprime à sa manière : il est beaucoup plus coûteux de démontrer l’inanité de propositions fausses que de les énoncer.
Les médias « traditionnels » ont plongé avec une certaine délectation malsaine dans cette course au buzz qui se désintéresse de la notion de vérité, quoique le sensationnalisme n’ait pas attendu l’avènement de twitter. Ainsi se pose la question, dont la réponse n’a rien d’évident, de l’opportunité de parler d’un basculement dans « l’ère de la post-vérité ». Ses « fake news » n’ont pas grand-chose à envier aux bonnes vieilles intox et autres entreprises de désinformation dont font leur profit les soi-disant « décodeurs » qui se multiplient et, sous couvert de dire Le Vrai, n’hésitent pas à propager leurs propres idéologies. La puissance de feu conjuguée des réseaux sociaux, des médias classiques, d’Hollywood et de Netflix permet un mélange des genres qui fait chanceler la perception de la vérité, provoquant un phénomène de mithridatisation des esprits auxquels échappe désormais de plus en plus la distinction en fiction et réel. Au plus grand plaisir des complotistes de toutes obédiences.
Cincinnatus, 7 décembre 2020
[1] La démarche scientifique ne permet pas d’affirmer définitivement : « cela est vrai » ; en revanche, et c’est là toute sa force, elle peut démontrer sans appel que « cela est faux ». Voir la série de billets consacrée à « La notion de vérité en science » :
Introduction
1. Le positivisme selon Auguste Comte
2. La réfutabilité des théories selon Karl Popper
3. Les révolutions de paradigmes selon Thomas Kuhn
4. Tentative de conciliation des approches de Popper et Kuhn
5. Le tournant de la « modernité » selon Alexandre Koyré
6. L’ambiguïté au cœur de la science selon Gaston Bachelard
Belle analyse à laquelle on peut aisément se rallier ! Merci de l’avoir partagée !
Une remarque sur les professeurs – dont j’ai fait partie jusqu’à la retraite – mérite d’être énoncée : leur neutralité n’est pas toujours avérée, ils sont parfois porteurs d’idéologies moralisatrices et politiques souvent d’extrême gauche mais pas seulement, qui infusent leur magister. Vous le formulez très bien dans l’ensemble de paragraphes regroupés sous le titre « Les séductions de l’obscurantisme » : même les universités,qui forment beaucoup de professeurs, et de grandes écoles deviennent des lieux de militantisme moralisateur loin de la quête d’une vérité elle-même problématique.
J’aimeAimé par 1 personne
Merci pour ce commentaire avec lequel je suis, hélas !, pour l’essentiel d’accord. Je pense que c’est surtout dans le supérieur et dans certaines disciplines que le problème est d’ampleur… mais le phénomène n’épargne personne complètement.
Cincinnatus
J’aimeJ’aime