La Ve République est morte. Plusieurs fois, même ! Les générations successives de lois de décentralisation, les cohabitations, le passage au quinquennat avec inversion du calendrier, les modifications incessantes de la Constitution pour la rendre compatible avec la législation européenne… autant d’assassinats dignes d’un film noir hollywoodien ou d’une farce à l’italienne, selon les goûts : alors que le cadavre apparaît dans sa nudité aux yeux de tous, chacun s’acharne, par intérêt bien compris, à feindre qu’il vit encore. Nos institutions, pas plus que notre vie politique, n’ont quoi que ce soit à voir avec ce que fut « la Cinquième » mais nous continuons à nous bercer d’illusions et à honorer un nom étranger à la chose qu’il est censé désigner. De là, faut-il en déduire la nécessité d’une refondation constituante ? Peut-être. En tout cas, il paraît urgent de revoir en profondeur nos institutions qui n’ont plus grand-chose de républicain ni de démocratique [1].
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Point le plus capital : le rapport entre l’exécutif et le législatif. Que l’essentiel des lois proviennent du premier et que le Parlement ne soit pas pleinement maître de son ordre du jour devraient pousser n’importe quel citoyen normalement constitué à prendre les armes contre ces caractéristiques de la tyrannie ! Au lieu de cela, chacun s’accommode très bien de cet odieux mélange des genres. Sans parler d’une « séparation des pouvoirs » qui, en réalité, ne veut rien dire et trahit largement la pensée de Montesquieu à laquelle elle est trop souvent attachée, les rapports actuels entre le gouvernement et le Parlement sont une anomalie monstrueuse à laquelle nous nous sommes trop facilement habitués.
C’est au pouvoir législatif, et à lui seul, d’écrire et de voter les lois : le Parlement doit retrouver le monopole de l’action législative et son autonomie d’action. Ce qui paraît une révolution institutionnelle n’est qu’un retour à une situation normale dans laquelle chacun joue son rôle, afin que cesse l’humiliation continue des deux chambres par l’exécutif, avec la complicité des élus de la nation qui, en s’y pliant volontiers, trahissent leur fonction. L’Assemblée nationale dominée par un parti (ou une coalition) aux ordres du gouvernement et qui se contente d’en transcrire la politique dans la loi n’a plus rien ni de nationale ni de démocratique.
De ce point de vue, le bicaméralisme sert de garde-fou et l’existence du Sénat, quoique souvent remise en cause, se justifie parfaitement. Mal connue, souvent moquée à tort, la seconde chambre ne mérite pas le discrédit dans lequel elle est maintenue. Son travail, tant législatif que de contrôle, en fait un important pilier de la République dont le fonctionnement et le mode d’élection peuvent sans doute être améliorés mais en préservant et même en renforçant son asynchronisme. En effet, moins propice à l’obéissance servile, le Sénat incarne au Parlement la possibilité du temps long, de la distance critique, du recul indispensable à la pensée – d’une flagrante nécessité lorsque domine l’immédiat et l’épidermique.
Quant à la « troisième assemblée », le Conseil économique, social et environnemental, cette « assemblée consultative de la République » ne mérite qu’une suppression sans appel. L’ablation de cette tumeur de la République doit être chirurgicale et ne laisser aucune métastase derrière elle. Placard pour recaser les politicards incapables de trouver un emploi après une déroute électorale, planque grassement payée pour services rendus par des copains mafieux, piste d’atterrissage pour syndicalistes en fin de règne, retour d’ascenseur pour clientèles locales… le CESE n’est qu’une vaste escroquerie servant des emplois fictifs aux frais de la République. Le palais d’Iéna mérite mieux que d’abriter cette clique d’assistés [2].
Le parlement subit une crise grave : celle de la démocratie représentative [3]. Comment représenter la nation ? Force est de constater que l’endogamie et l’entre-soi idéologique règnent sur les bancs des assemblées et le risque est grand de sombrer dans les dangereuses apories de cette « représentation-identité » qui confond démocratie et segments marketing en imaginant que ceux qui se ressemblent pensent la même chose et que la légitimité dépend des chromosomes. Jouer avec la technique électorale pour rendre la représentation « plus représentative », sans s’interroger sur ce que signifie cet adjectif, est une autre tentation des réformateurs de toutes espèces. Aucun système électoral n’est parfait et les charlatans qui prétendent avoir trouvé une recette miracle sont à fuir absolument : vote électronique, mais aussi votes alternatifs comme tirage au sort [4]. Le scrutin uninominal à deux tours par circonscriptions des législatives, dans le principe-même contradictoire avec l’idée d’élire les députés de la nation, induit des biais flagrants que l’excuse du « besoin de majorité stable » peine à justifier [5]. Le recours à la proportionnelle, dont on exagère trop souvent les défauts et sous-estime les qualités, incapable de résoudre à lui seul la crise de la représentation, mérite d’être étudié sérieusement [6].
Rendre le pouvoir législatif au Parlement signifie de fait retirer à l’exécutif la part indue de son pouvoir. Nécessaire, cela n’est toutefois pas suffisant. Au sein-même de l’exécutif, un nouvel équilibre doit être reconstruit. L’élection au suffrage universel direct du président de la République lui confère une illusion de légitimité dont il se sert non seulement pour écraser le Parlement, mais même pour humilier le gouvernement et l’ensemble des institutions. Illusion de légitimité, et c’est l’un des problèmes majeurs, parce qu’il n’y a aucune légitimité réelle à un président n’ayant pas même réussi à convaincre le cinquième des inscrits de voter pour lui au premier tour. Il faut rompre avec cette mascarade qui ne sert qu’à enfoncer un peu plus à chaque fois le politique dans un spectacle obscène. « Les Français sont attachés à l’élection de leur président au suffrage universel direct, on ne peut pas la leur retirer » : quelle insupportable infantilisation antipolitique ! Comme si on arrachait son jouet préféré des mains d’un enfant capricieux !
Mais après tout, peu importe le mode d’élection si l’on réduit drastiquement les pouvoirs de l’occupant de l’Élysée. Autorité morale, symbole de vertu civique, garant de la souveraineté nationale, véritablement au-dessus du jeu des partis, n’ayant aucune participation à l’exercice quotidien du pouvoir mais assurant la continuité des institutions et laissant réellement le soin de conduire la politique de la France à un gouvernement dirigé par un premier ministre exerçant le pouvoir exécutif et responsable devant la représentation nationale… – ce serait finalement là un rôle bien plus gaullien que celui de chef de camp retranché mégalomane qu’il a fini par devenir et qui les obsède tous.
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Sommes-nous à la veille critique d’un moment constituant ? Peut-être. Faut-il rédiger et soumettre au peuple une nouvelle constitution ? Pourquoi pas. Je ne sais si c’est nécessaire, en revanche, je crains que ce ne soit pas suffisant. En effet, aussi important le rééquilibrage institutionnel soit-il, il ne peut à lui seul rendre républicain un régime qui ne l’est plus. République et démocratie sont des mots dont on se rengorge d’autant plus qu’ils ont cessé de décrire notre expérience politique. Je ne suis pas de ceux qui crient à la dictature et au fascisme : nous n’en sommes pas là et c’est une erreur folle d’affirmer le contraire, une erreur qui aveugle devant le réel et ne fait frissonner que les adolescents mal grandis. Nous ne vivons pas dans une dictature ! Mais pas plus que notre situation ne peut être sérieusement comparée à de tels régimes, il est tout autant malhonnête de nier le lent et régulier basculement hors du champ de la démocratie qui nous conduit à explorer, sans se l’avouer, les terres inconnues d’un abject mélange d’oligarchie et d’ochlocratie. Il faut plus que des institutions saines pour obtenir une République : il faut avant tout des républicains qui exercent le pouvoir sur un peuple lui-même républicain.
Cincinnatus, 30 novembre 2020
[1] Il ne s’agit pas ici de dessiner dans le détail ce que devrait être une réécriture de la Constitution, mais d’esquisser à grands traits quelques façons de rendre les institutions plus justes et plus républicaines. D’autres que moi, plus versés dans l’herméneutique juridico-constitutionnelle, se livrent régulièrement à de (plus ou moins) brillantes exégèses dans des rapports que je ne saurais concurrencer. Dernièrement, l’Institut Rousseau a fourni une note de bonne facture dont je recommande la lecture inspirante, les diagnostics posés étant assez justes, quoique je n’en partage pas toutes les propositions : Une nouvelle République des citoyens.
Sur le sujet d’une Sixième République (et bien d’autres), je conseille également la lecture régulière du blog de François Cocq.
[2] Le même ménage, d’ailleurs, doit impérativement être fait au sein des innombrables comités Théodule et autres « Autorités administratives indépendantes » d’une part et, d’autre part, dans le « mille-feuille territorial » avec la suppression des échelons technocratiques (« grandes régions » et regroupements de communes) et le renforcement des échelons démocratiques et efficaces (départements et communes).
[3] Voir la série de billets « Malaise dans la représentation ».
[4] Les jeux de l’esprit, aussi séduisants peuvent-ils paraître, par exemple le « jugement majoritaire », sont antidémocratiques par nature, pour au moins trois raisons : ils font fi de l’exigence de compréhensibilité du processus électoral par TOUS les citoyens, ils violent le principe d’égalité du vote (un électeur stratège peut organiser son vote de telle sorte qu’il compte plus que celui d’un électeur sincère), ils confondent élection et sondage d’opinion.
Quant au tirage au sort, certes d’essence démocratique bien plus que l’élection, il n’a rien à voir avec l’expérience athénienne à laquelle on le rattache habituellement. À Athènes, il s’agit de confier aux dieux (et non au hasard ! ça change tout !) le soin de choisir les porteurs de charges nombreuses (à l’exception notable des stratèges, élus en fonction de leur autorité et de leurs compétences) et à rotations rapides parmi une assemblée restreinte au regard du nombre de charges en jeu. Autrement dit, le tirage au sort assure l’égalité des citoyens et la probabilité élevée que chacun exerce une responsabilité ou plusieurs dans sa vie. Tout cela étant parfaitement inapplicable dans nos sociétés, le système en est profondément perverti : opacité des procédures du tirage lui-même, « accompagnement » toujours intéressé des citoyens ainsi tirés au sort jugés (à tort ou à raison) incompétents, biais des procédures délibératives qui leur sont imposées… tout le système autour de cette vraie mauvaise idée en fait un idéal de manipulation antidémocratique.
Pour des explication plus approfondies : Malaise dans la représentation : 5. Élection.
[5] Voir les arguments et propositions très convaincants de l’Institut Rousseau dans la note évoquée : Une nouvelle République des citoyens, « Sous-objectif 1a : Rendre l’Assemblée nationale plus représentative grâce à la proportionnelle ».
[6] Et c’est là, en général, que surgit le réflexe pavlovien de l’équation « régime parlementaire = IVe République = instabilité politique = chaos ». Dans l’ordre :
– Régime parlementaire : oui, j’assume préférer l’espace délibératif des représentants de la nation aux salons feutrés des cabinets ministériels et la confiscation élyséenne du pouvoir. Craindre les discussions parlementaires et leur préférer le mythe de « l’homme fort », c’est choisir la monarchie contre la démocratie : dont acte ! Quant à la médiocrité des élus de la nation, je ne peux que la déplorer mais en quoi diffère-t-elle de celle des grenouillards de l’exécutif ?
– IVe République : l’épouvantail commence à perdre sa paille tant il est agité sans cesse. Cette pauvre Quatrième subit toutes les calomnies alors qu’un regard historique raisonnable y verrait un bilan nettement moins catastrophique que ce que la doxa prétend. Malgré ses faiblesses, elle a su, entre autres réalisations remarquables, redresser un pays effondré par la guerre, tant des points de vue de l’économie, de l’industrie, des infrastructures que de la cohésion nationale après le traumatisme de la collaboration.
– Instabilité politique et chaos : la proportionnelle n’a rien à voir avec l’éparpillement des forces politiques ni avec l’impossibilité de trouver une majorité, comme le montre très bien la note déjà évoquée.