L’utile et l’inutile

Cum bene quaesieris quid agam, magis utile nil est / artibus his, quae nil utilitatis habent.
Si tu réfléchis bien à ce que je puis faire, rien n’est plus utile que ces exercices dénués de toute utilité.

Ovide
(cité par Nuccio Ordine dans son excellent livre, L’utilité de l’inutile, auquel ce billet doit beaucoup)

 

Quand je parle d’utilité, je pense non seulement à la conception d’une chose comme moyen en vue d’une fin extrinsèque mais, plus précisément, à la notion contemporaine d’utilitarisme qui place toute valeur dans la capacité à offrir un retour sur investissement immédiat. Le père de l’utilitarisme le définit toutefois comme le « principe qui approuve ou désapprouve toute action en accord avec la tendance à augmenter ou à diminuer le bonheur de la partie dont l’intérêt est en question » [1]. Dit comme ça, c’est très joli. Le problème ? Il s’agit d’une conception quantitative du bonheur : on ajoute des joies et des plaisirs, et on soustrait des peines et des malheurs. Conception qui dérive immédiatement en une arithmétique de petit boutiquier. D’autant que pour faire ces comptes, l’unité de bonheur la plus simple pour les paresseux du bulbe, c’est l’argent. L’utilitarisme se confond alors avec l’esprit de convoitise à courte vue, verse dans une mesquinerie avaricieuse et se limite à l’optimisation des moyens mis en œuvre aux fins d’obtenir le maximum de pognon. En bref, est utile ce qui rapporte. Quoiqu’aussi éloignée de l’esprit et de la lettre des fondateurs de l’utilitarisme que de son étymologie latine jouissive ou jouisseuse, c’est aujourd’hui la définition la plus répandue de l’utilité : utile signifie rentable au plus court terme possible, capable de répondre à l’appétit de richesse ou de puissance en engageant aussi peu d’effort que nécessaire.

Mais sans même aller jusque-là, et en se contentant de penser qu’est utile ce qui permet d’atteindre une fin extrinsèque, Ovide nous montre, par le paradoxe de son jeu de mot – et quoi de plus inutile que l’humour ? –, que la réduction de certaines activités à un simple moyen les dénature.

Jusqu’en science, l’inutilité donne le sens ! Les découvertes qui se sont révélées très utiles bien après leur fulgurance font figures de tartes à la crème : cas bien connus de la relativité, du boson de Higgs ou des travaux de Maxwell sur l’électromagnétisme, dont les conséquences pratiques dessinent notre modernité [2]. Tous ces exemples, et tant d’autres de recherches exclusivement intellectuelles débouchant de manière imprévue sur des applications ô combien pratiques, montrent que la curiosité se révèle bien plus efficace dans l’histoire des sciences que le désir d’être utile. Certes. Il faut cependant aller plus loin : cette utilité à retardement apparaît presque malgré les scientifiques eux-mêmes. Leurs travaux ne sont en aucun cas validés a posteriori par les applications qu’on leur trouve et qui n’en sont que l’écume, l’anecdote honteuse. Non qu’il y ait rupture radicale entre recherches « fondamentale » et « appliquée » : bien entendu le continuum existe. Mais l’hybridation contemporaine entre science, technique, industrie et finance, donnant naissance au technoscientisme, fait oublier la libido sciendi au profit de considérations bassement matérielles. C’est la science que l’on prostitue, c’est la recherche que l’on assassine ! Car, de ce point de vue, quoi de plus inutile que la recherche, la science et le savoir ?

Si la connaissance se justifie d’elle-même, sans devoir chercher de finalité extérieure, il en va évidemment de même de l’école, le lieu de sa transmission et de son expansion. L’école a pour rôle la transmission des savoirs, instruire. Et tous ceux qui prétendent qu’elle sert à former des employés compétents et « employables » sur le marché du travail sont des imbéciles ou des criminels (et sans doute les deux). Si elle doit « servir à » quelque chose, c’est uniquement à former des citoyens libres et éclairés par une instruction exigeante. Bien avant les Lumières qui ont remis l’idée au goût du jour, on savait déjà qu’au contact des classiques, des œuvres qui constituent le monde commun, non seulement l’élève acquiert les outils nécessaires à sa propre édification, à la fondation de son identité, mais qu’il y reçoit également les moyens dont il a besoin pour œuvrer collectivement. De ce fait, l’école, où la gratuité prend tous ses sens, ne devient pas un instrument au service du marché mais demeure la clef de voute du projet politique par excellence : l’édification d’un monde commun. Par nature étrangères à l’idée de rentabilité, quoi de plus inutile que l’école et l’instruction ?

Les œuvres auxquelles se frottent les imaginaires enfantins définissent le paysage où se meuvent et se constituent le goût et l’esprit. Elles occupent le point focal où convergent la vita activa et la vita contemplativa arendtiennes (franchement, entre nous, quoi de plus inutile que la philosophie ?). L’expérience artistique touche au plus profond de soi et élève l’intime à la mesure de l’universel. La rencontre, toujours accidentelle, de l’œuvre provoque l’émoi autant que la pensée, et rend à proprement parler humain. C’est donc dans sa futilité la plus précieuse que réside l’intérêt de la culture : à quoi sert un poème ? à quoi sert une sonate ? Quoi de plus inutile que l’art et la culture, un vers ou un arpège ?

Qui ne s’est déjà surpris à errer en soi, à rêvasser… n’a jamais vécu cet état intermédiaire de la rêverie, ce doux abandon qui nous saisit à notre volonté abolie quand nous laissons dériver notre esprit au gré d’une petite phrase musicale ou les yeux absents de la page, de la scène ou de la toile devant soi ? Ces objets – musique, tableau, poème… – déclenchent en nous un voyage de la pensée. L’esprit qui rêvasse saute d’image en concept, s’échappe pour explorer d’autres contrées ; les idées s’enchaînent et souvent se déchaînent ; alors qu’une partie de soi continue de suivre les notes, les voix, les lignes…, une autre poursuit son propre chemin intérieur, avant que brusquement les deux ne se rejoignent et que toute l’attention ne se porte de nouveau sur cette œuvre qui aura fonctionné comme la gâchette de la rêverie. Ah ! Quoi de plus inutile que la rêverie ?

Celle-ci fonctionne par raccourcis et collisions, par symboles et métaphores. La métaphore, cette relation au monde qui le fait sien en l’incorporant à l’expérience individuelle par le biais d’une analogie court-circuitée. Pur jeu de l’esprit (après tout, quoi de plus inutile que le jeu ?), elle apprivoise le monde en même temps qu’elle en dégage la familière étrangeté. Rien d’utile là-dedans puisqu’il ne s’agit que de ce qu’il y a de plus profondément humain. Humain, trop humain même, comme dirait un certain moustachu germain. Pas Sigmund, hein, Friedrich : l’autre moustachu germain… même si Sigmund, les rêves et les symboles, ça le connaît. Mais je m’égare… je m’égare comme le fait la pensée qui nous égare volontairement, nous laisse perdre afin de mieux trouver une voie qui n’ait été avant nous défrichée (ou défraîchie parfois) ; quoi de plus inutile, en effet, que l’égarement ?

In girum imus nocte et consumimur igni
Nous tournoyons dans la nuit et sommes consumés par le feu

Debord, ou peut-être Virgile – qui sait ?
(encore du latin… et puis d’abord : quoi de plus inutile que le latin, cette langue morte ?)

Ventre-saint-gris ! De l’audace, que diable ! Du panache, de l’honneur ! quoi de plus inutile que le panache et l’honneur puisque « c’est bien plus beau lorsque c’est inutile ! », n’est-ce pas, cher Cyrano ? Sur leurs décombres se déroule la triste farce des passions tristes et des appétits médiocres. Certains ont la folie des grandeurs, nos contemporains ont la folie de la petitesse [3]. Même la vertu civique est tournée en dérision par les derniers hommes qui clignent de l’œil et choisissent sciemment leur confort privé à l’exigence de la liberté. « On aime encore son prochain et l’on se frotte à lui : car on a besoin de chaleur [4]. » Pour les consommateurs d’autrui, obnubilés par leurs statistiques de « match » et leurs écrans glacés, où donc se loge le sentiment, le désir, le frisson de l’effleurement d’une peau aimée ? Après tout, quoi de plus inutile que l’amour ?

Face à l’assourdissant silence d’un monde absurde, l’existence sans but extrinsèque se donne à elle-même un sens au-delà de toute instrumentalisation possible en simple moyen. Lucide quant à la vanité et à l’arbitraire d’un tel geste démiurgique, la volonté condamnée se divertit de sa propre finitude et choisit l’ivresse, quelle qu’en soit la forme : « il faut vous enivrer sans trêve. Mais de quoi ? De vin, de poésie, ou de vertu à votre guise, mais enivrez-vous ! », nous exhorte le poète. Quoi de plus inutile, enfin, que l’ivresse ?
La farce tragique se joue de tout public et ordonne le chaos en faisant jaillir du néant le sens. L’utile est superflu ; seul l’inutile est nécessaire.
Comme l’humour et la philosophie, la recherche et l’égarement, la science et la rêverie, le savoir et le jeu, l’école et l’instruction, l’art et la culture, un vers ou un arpège, le panache et l’honneur, la vertu et l’amour, une langue morte ou l’ivresse – quoi de plus inutile que le divertissement, dont chacun d’eux relève ?
Rien.
Donc rien de plus nécessaire non plus. Ni de moins trivial. Car c’est là l’activité la plus noble et la plus humaine. Et, au fond, quoi de plus inutile que l’humain ?

Cincinnatus, 19 mars 2018


[1] Jeremy Bentham, An Introduction to the Principles of Morals and Legislation

[2] Peut-être certains lecteurs se sont-ils déjà amusés à calculer pendant des heures des doubles rotationnels de B en se demandant à quoi tout cela pouvait bien servir – eh bien qu’ils se rassurent, Maxwell lui-même avait mené ses travaux d’algébrisation de la physique et de formalisation mathématique du concept de champ, jeux ô combien symboliques, sous le seul patronage de la curiosité, comme autant d’exercices théoriques purs : jamais il n’aurait imaginé, ni surtout souhaité, les voir devenir bassement utiles. Anecdote rapportée par Abraham Flexner dans son essai publié à la suite du manifeste de Nuccio Ordine, L’utilité de l’inutile, Les Belles Lettres, 2012.

[3] Je paraphrase Ionesco.

[4] Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra.

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

Une réflexion sur “L’utile et l’inutile”

  1. J’aime beaucoup ce tableau de Fragonard.
    Vous savez, je l’espère, que le Monsieur poudré qui a ses yeux braqués en extase sur la zone d’ombre de la belle qui lève négligemment, mais avec un art consommé sa jambe pour lui faciliter la tache, pourrait être traité de harceleur par les nouveaux docteurs (et doctoresses…) de la Loi qui cherchent depuis toujours à nous gâcher notre… plaisir, et réprimer nos pulsions, pour le Bien de l’Ordre Social ?
    Fin de sermon.
    Sur le combat titanesque entre l’utile, et l’inutile, l’intérêt ? et la grâce (je préfère la grâce à la gratuité, parce qu’il est réducteur à mes yeux d’évacuer la grâce au profit de la gratuité, qui n’est que la formulation de notre… idolâtrie des chiffres, avec l’argent comme.. INSTRUMENT pour favoriser notre idolâtrie des chiffres).
    Nous idolâtrons des chiffres, car nous croyons, en Occident, que le chiffre permet d’établir une équation exacte, et nous avons un désir fou de créer un monde où il n’y a pas d’inexactitude, pas de restes pour troubler les calculs, et DONT ON NE SAIT PAS QUOI FAIRE… (En passant, j’appelle cette soif d’exactitude…. une soif de Dieu qui s’ignore comme soif de Dieu, pour le malheur de tous.)
    Pour méditation : l’ordinatueur peut faire des additions et des soustractions, mais ne peut pas faire des multiplications et des divisions, si je comprends bien.
    Normal, je dis. L’ordinatueur ne peut PAS multiplier, parce que l’ordinatueur ne contient pas l’étincelle de la vie. L’argent peut-il multiplier ? Vaste question qui continue à nous hanter. En tout cas, on POURRAIT croire que la pratique de l’INTERET permettrait de faire multiplier l’argent, mais, là, on a peut-être vendu notre âme au Diable. Mauvais calcul, ça…
    En méditant longuement sur ces questions, j’en viens à me demander si nous ne sommes pas les prisonniers de notre compulsion à poser nos valeurs sous forme de parallélismes disjonctifs, entendons « ou bien… l’utile, ou bien, l’inutile ».
    Je me souviens d’une citation de Bernard Maris qui se lamentait que nous vivions dans un monde où l’utile DEVAIT être fonctionnel (ou efficace..), et ce qui était fonctionnel était obligatoirement laid. J’appelle ça la dissociation de l’intérêt et de la grâce. (Mais en ce moment, je ne vois pas beaucoup de grâce autour de moi, certes. De la gratuité très laide, oui, mais pas de grâce.)
    Mais… pourquoi diable l’intérêt et la grâce devraient-ils être mutuellement EXCLUSIFS ?
    Quand je pense à partir de « Macbeth », qui nourrit mon esprit et mon âme depuis tant d’années, suis-je une mauvaise parce que je m’instruis en me délectant EN MEME TEMPS ? Préférons… les plaisirs de la copule à la solitude de la disjonction.
    D’où proviennent les citations d’Ovid, svp ? Des « Métamorphoses » ?
    La vie est miraculeuse, n’est-ce pas ? Ça doit être votre appellation « CincinnaTUS » qui m’a accrochée pour parler du Latin.
    Je pressens que la grammaire Latine (l’ablatif et le génitif sont des catégories de pensée) continue à exercer une pression formidable sur comment, et ce que.. nous pensons dans les langues qui sont encore sous l’emprise de cette langue pas du tout morte.
    Et je me délecte dans ma toute nouvelle étude du Latin, à une université du troisième âge. Je ne voudrais pas étudier le Latin pour la simple beauté (ou grâce) d’étudier le Latin, mais pour pouvoir lire « Les Métamorphoses » en Latin, et continuer à réfléchir sur l’empreinte de cette langue sur nous. Joindre l’intérêt et la grâce…

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