2017 : la course à l’abîme (3)

Troisième épisode de notre récréation estivale. Les deux premiers peuvent être lus ici et .

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Les primaires à gauche comme à droite avaient rendu leur jugement : Nicolas Sarkozy et Arnaud Montebourg étaient les candidats de leurs camps respectifs.

Dans les jours qui suivirent, d’autres concurrents se déclarèrent. François Bayrou fut le premier. Les Primaires de Toute la Gauche le convainquirent qu’après tant de lapins posés, son rendez-vous avec le destin était enfin arrivé : entre Nicolas Sarkozy sur sa droite et Arnaud Montebourg sur sa gauche, il voyait s’ouvrir devant lui une avenue, un boulevard, une autoroute, que dis-je une autoroute, c’était une piste de décollage ! Le Béarnais, depuis sa chère ville de Pau, appela à lui dans un discours très inspiré :

tous les modérés ; tous les raisonnables ; tous ceux qui savent que des efforts sont nécessaires, que la tâche va être dure ; tous ceux qui ne se laissent pas berner par les grands soirs ni par les lendemains qui chantent, parce qu’ils savent qu’on n’obtient rien de valeur qui ne soit issu de la peine ; tous ceux qui ne croient pas à un grand renversement de la table ; tous ceux qui sont convaincus que nous ne devons pas, que nous ne pouvons pas sortir de l’Europe, parce que l’Europe, c’est nous, c’est le rêve que nous ont légué nos parents et que nous lèguerons à nos enfants ; tous ceux qui ont confiance dans la France, dans son avenir, dans notre avenir commun, à condition que tous ensemble nous nous retroussions les manches, comme nous l’avons déjà fait dans le passé.

Il vilipenda les « fausses promesses », les « tours de passe-passe » de ses adversaires, et se présenta comme le seul défenseur de l’Europe parmi tous les candidats. Dans les jours qui suivirent, il multiplia les appels aux « bonnes volontés de droite comme de gauche qui ne se reconnaissent pas dans les candidats qui leur ont été imposés ». Il cherchait à rassembler autour de lui la droite du PS et la gauche de l’ex-UMP : son vieux rêve lui paraissait plus que jamais à portée de main.

Après François Bayrou, d’autres habitués de l’élection présidentielle entrèrent dans l’arène : Nathalie Arthaud pour Lutte ouvrière, Nicolas Dupont-Aignan et… Olivier Besancenot que le NPA alla chercher et convainquit qu’il était le seul à pouvoir représenter leur mouvement.
À la gauche de la gauche toujours, un coup de théâtre, sans doute prévisible depuis longtemps, modifia radicalement la donne. Les relations entre le PCF et le PG, plus précisément entre la direction du PCF et Jean-Luc Mélenchon, avaient atteint un tel point de crispation que la rupture était inévitable. Lorsque Mélenchon annonça qu’il serait le candidat du Front de Gauche, il reçut un appel de Pierre Laurent :

nous allons soutenir Montebourg. Il est notre meilleure chance de mener nos idées au pouvoir. Toi, tu es grillé. Si tu te présentes, c’est sans nous, et contre nous. Nous te torpillerons.

Vingt minutes plus tard, un communiqué de presse du PCF en reprenait les grandes lignes, dans une version nettement édulcorée. L’ire de Mélenchon fut mémorable. À la hauteur de ce qu’il considérait comme la dernière trahison des communistes. Sans leur appareil militant, la campagne s’annonçait suicidaire. « Méprisables… méprisables… » l’entendait-on marmonner.

Pendant ce temps, sa pire ennemie, Marine Le Pen, faisait face, elle aussi, à la grogne interne. Le Rassemblement Bleu Marine, conçu à l’origine pour dépasser les factions historiquement constitutives du FN, subissait des forces centrifuges de plus en plus difficiles à contenir. Les anciens, toujours fidèles au père, ne supportaient plus de voir le pouvoir monopolisé par les proches de la fille, tout particulièrement « le petit connard », surnom affectueux décerné à Florian Philippot parmi une flopée d’autres nettement moins tendres.
La publication du programme présidentiel ne fit qu’accroître le ressentiment. Ramassis indigeste de propositions incompatibles, il réussit à braquer une partie non négligeable des cadres intermédiaires et des militants. Mais la cheftaine n’en avait cure : les sondages lui donnaient une avance confortable au premier tour et la perspective d’une possible victoire au second. Ce qui suffisait encore pour contenir ses opposants de l’intérieur. La plupart rongeaient donc leur frein : soit elle échouait et dès le lendemain de l’élection ils prendraient le parti, soit elle réussissait et ils espéraient bien récupérer un maximum de places et peser sur les décisions. Bon gré mal gré, ils rapportaient leur destin à l’élection.

À droite, en revanche, on se contenait de moins en moins. Les primaires avaient laissé sur le carreau un grand nombre d’ambitions et le verrouillage des commandes de la campagne par le cercle le plus proche du candidat exaspérait largement. L’amertume disparaissait au profit de la haine. Ce sentiment primal menaçait d’en aveugler plus d’un. Ils n’attendaient que le moment propice, l’occasion de s’émanciper.
L’attente fut courte : les affaires judiciaires qui couraient depuis de longues années rattrapèrent Nicolas Sarkozy alors même qu’il lançait officiellement sa campagne.
Ses thuriféraires allumèrent les contrefeux habituels : les juges rouges, l’instrumentalisation de la justice, les complots et cabales menées contre l’homme à abattre, etc. etc. « Les hommes du président », comme ils aimaient à se surnommer, occupèrent les médias. Mention spéciale à Geoffroy Didier qui, avec sa trogne à mi-chemin entre une sitcom d’AB Production et les frères Bogdanoff, réussit l’exploit de battre Florian Philippot, pourtant chouchou de BFMTV.

Mais cela ne suffit pas à calmer les rancœurs à droite. La succession des mises en examen des proches du candidat, Claude Guéant en tête dans pas moins de quatre affaires de financements occultes et de corruption passive, leur servit de prétexte. Depuis son échec aux primaires, Alain Juppé avait joué les intermédiaires et convaincu ses troupes de quitter le paquebot Sarkozy pour rejoindre le canoë Bayrou. Cela ne s’était pas fait sans mal. Aux yeux de beaucoup, le centriste gardait comme un stigmate son vote de 2012, responsable, selon eux, de l’échec de la droite.
Et pourtant, les affaires de Sarkozy portaient la défaite comme la nuée porte l’orage. Bayrou, en revanche, montait dans les sondages et pouvait rassembler un large électorat du centre-gauche au centre-droit. Cela suffit, avec quelques promesses de maroquins ministériels ou de circonscriptions faciles, à convaincre suffisamment de cadres de l’ex-UMP et de l’UDI de rejoindre le Béarnais. Bruno Le Maire fut la prise la plus emblématique, qui se voyait déjà à Matignon (puis à l’Élysée en 2022) et ne tarissait pas d’éloges sur la « stature gaullienne » du maire de Pau.
Ces défections firent l’objet d’une campagne de communication rondement menée, ce qui était une première pour un Bayrou plutôt habitué aux grossières erreurs dans le domaine. Juppé lui-même, au lendemain d’une convocation de Sarkozy par les juges (toujours sous le statut de témoin assisté), annonça que François Bayrou était la meilleure chance pour « la droite, les républicains et tous les européens convaincus ».
Dans un meeting au Havre, celui-ci, redevenu, dix ans après, le chouchou des médias, remercia chaudement ses nouveaux soutiens, tous assis au premier rang, et appela (encore) à un large rassemblement, ouvrant explicitement ses bras au centre-gauche qui « ne se reconnait pas dans son candidat ».

En effet, les tensions à droite trouvaient un écho à gauche. Beaucoup jugèrent pour le moins peu habile la demande en mariage d’Arnaud Montebourg à Aurélie Filippetti, étalée dans tous les journaux people et à laquelle Paris Match accorda plusieurs pages d’une connivence dégoulinante. Celui qui faisait campagne sur les thèmes du retour de la République, de la droiture et du renouveau de la vie publique paraissait jouer le jeu du voyeurisme et du mélange des genres entre vie privée et vie publique. Ce faux pas convainquit quelques membres de l’aile droite du PS de rejoindre, eux aussi, le président du MoDem. Ainsi vit-on Jean-Marie Le Guen, Gérard Collomb et François Rebsamen quitter la rue de Solferino, bras dessus bras dessous, avec une douzaine de députés et de cadres. L’hémorragie fut toutefois bien plus limitée qu’à droite pour trois raisons.
D’abord, l’inertie historique du PS était encore suffisamment forte pour tempérer les forces centrifuges : on ne courait pas inconsidérément à l’aventure, d’autant plus si l’on possédait un siège ou une charge que l’on devait exclusivement au parti… l’exemple de Mélenchon et de ceux qui l’avaient accompagné au Parti de Gauche restait dans les mémoires.
Ensuite, Montebourg suscitait une grande irritation dans son propre camp mais pas la haine profonde que certains vouaient à Sarkozy dans le sien.
Enfin, la présence de Jean-Pierre Chevènement cornaquant le « jeune » candidat rassurait : les idées et les valeurs qu’il défendait depuis toujours – République forte, laïcité, autorité, indépendance vis-à-vis de l’Allemagne et des États-Unis… – entraient en résonnance avec les attentes des Français.

Le problème principal de Montebourg résidait dans son image de dilettante à laquelle le renvoyaient ses adversaires. Déjà perçu comme un dandy creux, sans fond ni colonne vertébrale idéologique, l’épisode de la demande en mariage ne fit qu’accroître ce déficit de crédibilité. Alors qu’au lendemain des primaires, auréolé de son net succès, les sondages le plaçaient en deuxième position derrière Marine Le Pen, cette erreur de communication le fit plonger. Il lui fallait impérativement corriger l’idée que l’opinion se faisait de lui en affermissant son discours, en menant la bataille idéologique.
Sa stratégie se déroula en trois temps.
Il s’entoura d’abord d’intellectuels, philosophes, sociologues, économistes, historiens (parmi lesquels Jacques Sapir et Coralie Delaume)… avec lesquels il approfondit les propositions qu’il avait développées pour les primaires. Il s’adjoignit notamment les Économistes atterrés et le toujours très médiatique Thomas Piketty qui lui fournirent le socle de son programme économique.
Il rassembla ensuite, avec difficulté, la plupart des groupuscules nés des déceptions successives que le quinquennat finissant avait provoquées : Nouvelle Donne, Nouvelle Gauche Socialiste, etc. Autant de groupuscules sans grande surface militante mais qui lui permettaient de s’afficher à la fois comme le rassembleur de sa famille (les leçons du mitterrandisme n’avaient pas été oubliées) et, surtout, comme le dépassement des années Hollande. Il fusionna sur le terrain les équipes de campagne et les appareils militants, y compris du PCF et d’EELV dont les directions le soutenaient du bout des lèvres, en des « conseils de campagne » chargés à la fois des actions de terrain et des débats programmatiques.
Il multiplia enfin les contacts avec Jean-Luc Mélenchon. C’était sans doute la partie la plus ardue. Il savait que la candidature du président du Parti de Gauche était l’obstacle principal à sa qualification pour le second tour. Or les points d’accord étaient nombreux : relations avec l’Allemagne et l’Europe, Sixième République, volontarisme et prééminence de l’État dans le champ économique… Mais Mélenchon n’avait pas digéré la manière dont le PCF l’avait abandonné pour Montebourg, ni toutes ces années pendant lesquelles il avait dû subir le mépris et la vindicte du PS. Il en faisait une affaire personnelle. À force de pression amicales, finalement convaincu qu’il tenait peut-être là sa revanche, qu’enfin ses idées avaient une chance de l’emporter, il accepta. L’accord fut conclu au Temps des cerises, restaurant coopératif emblématique de la Butte aux Cailles, près de la place de Commune, dans le 13e arrondissement parisien. Les deux hommes aimaient les symboles.
Il attendit la veille du dépôt officiel des candidatures pour annoncer son ralliement. Ses militants intégrèrent, souvent dans la douleur, le dispositif de campagne. Son arrivée dans l’équipe fit grincer les dents de nombreux camarades et les réunions de direction de campagne bruirent souvent d’engueulades mémorables. On vit une nouvelle vague de départs vers Bayrou.

Les candidats enchaînaient meetings et interventions télévisées. Les réseaux sociaux n’avaient jamais été si actifs. Par blogs et tweets interposés, les partisans des uns et des autres relayaient programmes, controverses et débats d’idées de plus ou moins haut vol (Le Comptoir, notamment, fut remarqué pour la qualité des analyses publiées). Ainsi, un certain Cincinnatus, sur son blog CinciVox devenu depuis quelques mois l’un des plus influents du pays, publia-t-il un court billet soutenant le candidat de gauche malgré ses faiblesses et contradictions, et rappela malicieusement comment, en 2015, il avait imaginé une petite nouvelle de politique-fiction finalement assez prémonitoire.
Tout le monde reconnaissait que, pour une fois, la campagne se déroulait sur le terrain des idées, avec de franches oppositions idéologiques.
Très inspiré par la tradition républicaine de gauche qu’incarnaient à la fois Chevènement et Mélenchon, Montebourg centrait son message sur le retour de l’esprit républicain. Non par souci de triangulation tactique mais par conviction – du moins pouvait-on l’espérer –, il s’emparait des mots et des concepts selon lui indignement préemptés par Marine Le Pen, et l’accusait à longueur d’entretiens et de meetings de les avoir pervertis. Il parlait laïcité, engagement, nation, souveraineté, volonté politique. Il affirmait le retour de l’État et la relance des services publics, exsangues après les quinquennats Sarkozy et Hollande, les qualifiant d’« investissements pour le bien commun, l’héritage que nous devons aux générations futures ».
Dans le domaine économique, il reprenait l’esprit des réformes prônées par les économistes hétérodoxes qui l’entouraient et promettait de mettre fin à la financiarisation de l’économie ; de mettre en œuvre une grande réforme fiscale juste et lisible ; de s’attaquer à la fraude fiscale ; de séparer les activités spéculatives des banques de leurs activités de détail ; et, le cas échéant, de nationaliser les banques qui refuseraient le rapatriement des actifs cachés dans les paradis fiscaux.
Il proposait également la mise en place d’un grand secteur public de l’énergie afin de rendre à la France son autonomie et ses marges de manœuvres diplomatiques, en particulier vis-à-vis des pétromonarchie : les scandales qui avaient éclaté l’année précédente avec la découverte du financement par le Qatar de cellules terroristes en France avaient laissé des traces.

En face, les accusations en incompétence et de conduire le pays à la faillite faisaient florès. La droite avait trouvé ses éléments de langage : « Montebourg, c’est Hollande chez les soviets ». La vieille menace rouge devait rassembler l’électorat de droite derrière Sarkozy. Celui-ci déployait une stratégie bien différente de son adversaire : tablant sur une saturation de l’espace médiatique, il était présent en permanence sur tous les écrans (l’application « Sarko2017 » pour téléphones et tablettes battait des records de téléchargements… et de détournements). Ses meetings enflammés relevaient à la fois du stand-up et de la caricature des shows américains. Il y improvisait des bons mots et des imitations de ses adversaires, prolongeant le spectacle pendant parfois trois heures et finissant devant les caméras dans un état proche de la stupéfaction, à la manière de ces papis du rock qui poursuivent les tournées mondiales quand d’autres goûtent une retraite bien méritée.
Ces images d’un Sarkozy survolté enthousiasmaient ses supporteurs. « Il n’a jamais été aussi bon, aussi remonté, il va tous les plier », entendait-on en boucle.

Sur les chaînes d’information en continu, la collision des images était néanmoins hallucinante : le candidat passait sans transition d’un meeting géant aux bureaux des magistrats, de la rubrique politique à la rubrique justice.
Sa campagne semblait en apesanteur.
Et avec la remontée spectaculaire de Bayrou accompagnée de la fuite régulière d’une partie de ses propres forces, l’ancien président était en mauvaise posture. Coincé entre les juges, le centriste et Marine Le Pen, il se cherchait un espace. Comme en 2012, il pensa le trouver dans la victimisation et la fuite en avant démagogique. Plus la campagne avançait, plus ses promesses et ses discours devenaient outranciers. Relayé par Mariton, il s’appuya sur les réseaux de la Manif pour tous, promettant de revenir sur les lois Taubira et « fin de vie ».
Après la surmédiatisation d’un sordide fait divers, il alla jusqu’à évoquer la possibilité d’un référendum sur la peine de mort contre « les monstres inhumains qui violent des enfants et pour lesquels nous n’avons pas à payer une vie douillette en prison ». Dans les jours qui suivirent cette déclaration, il assuma et affirma envisager d’étendre la proposition aux terroristes.
Marine Le Pen se moqua de Sarkozy : « et pourquoi pas pour ceux qui trichent pour gagner des primaires, ou trahissent les intérêts de la France lorsqu’ils sont au pouvoir ? », sans toutefois se prononcer elle-même sur la peine de mort, sujet délicat car il la mettait devant les contradictions internes à son mouvement.
Les autres candidats, à l’unisson, condamnèrent les propos de Sarkozy, Montebourg déclarant : « il y a une candidate de l’extrême-droite, c’est Mme Le Pen ; et un candidat de la droite-extrême, c’est M. Sarkozy ».

La tension montait dans le pays. Les bagarres entre militants étaient fréquentes.
Les sondages s’accordaient pour placer Marine Le Pen en tête mais restaient indécis sur le second, plaçant Arnaud Montebourg, François Bayrou et Nicolas Sarkozy dans un mouchoir.

À suivre…

Cincinnatus,

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

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