La Silicon Valley au service du transhumanisme

L’imaginaire collectif des transhumanistes déborde largement les limites de ses thuriféraires assumés, en particulier grâce aux moyens que ceux-ci mettent à sa diffusion : ceux des grandes entreprises de la Silicon Valley et du capitalisme mondialisé. Mais ne nous y trompons pas : l’une des forces de cette pensée, c’est sa sincérité. La volonté de puissance et de profit, qui se perçoit en particulier dans l’accaparement des données personnelles ou le mépris des lois des États-nations, ne doit pas la masquer. Évidemment, ce sont des vautours qui cherchent à gagner un maximum de pognon. Mais ce n’en sont pas pour autant de vulgaires escrocs qui vendraient du rêve pour faire du fric au détriment des pigeons qui croiraient à leurs balivernes.

Ainsi, sans devoir répondre aux stupides accusations de complotisme, peut-on sérieusement voir dans les transformations politiques, économiques, sociales que nous imposent – que nous en ayant conscience ou non – ces nouvelles puissances que sont les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), ainsi que la myriade d’acteurs qui leur emboîtent le pas, l’application de l’idéologie transhumaniste en vue de l’installation de son utopie. Autrement dit, quelle que soit sa crédibilité scientifique, aussi farfelu puisse-t-il paraître, le transhumanisme agit comme un moteur de l’action de ses promoteurs, à l’efficace d’autant plus remarquable qu’il entre en conjonction parfaite avec leurs intérêts financiers.

Je résume : le monde que le transhumanisme souhaite mettre en place demain a déjà commencé à advenir et peut se lire dans les actions menées aujourd’hui par ses thuriféraires.

Plongée dans ce futur déjà présent.

Les gourous de la Silicon Valley

Peter Thiel est très sérieux lorsqu’il affirme, dans un élan remarquable de solutionnisme :

La grande tâche inachevée du monde moderne est de transformer la mort d’une réalité de l’existence en problème à résoudre – un problème à la solution duquel j’espère contribuer de toutes les façons possibles. [1]

Le libertarien Thiel n’est ni un obscur gourou de village défoncé au LSD ni un allumé complètement marginal dans la Silicon Valley. Au contraire, loin d’être isolé, il représente très bien l’état d’esprit dominant dans son monde californien. Cofondateur de PayPal, il est aussi, entre autres : l’un des principaux actionnaires de Facebook, le plus grand investisseur individuel de la Singularity University (j’y reviens dans un instant) et de plusieurs fondations et entreprises de lutte contre le vieillissement, ainsi que membre du comité de direction du groupe Bilderberg et soutien du Parti Républicain américain. Joli CV !

En pointe sur le sujet, les GAFAM, Google en tête, consacrent chaque année des budgets considérables au projet transhumaniste. Alphabet, la maison-mère de Google, investit dans les biotechnologies, notamment par l’intermédiaire de son entreprise Calico, et dans l’intelligence artificielle avec DeepMind. Mais le signe le plus retentissant de l’intérêt de Google pour le transhumanisme demeure l’arrivée en 2012 de Raymond Kurzweil au sein de la direction de l’entreprise. Raymond Kurzweil ? Grand prophète de l’utopie transhumaniste [2] et fondateur de la fameuse Singularity University très généreusement financée non seulement par Peter Thiel mais aussi par… Google ! La boucle est bouclée. Or cette Singularity University ne se résume pas à une lubie de milliardaires californiens. Elle fonctionne au contraire comme le lieu où l’utopie doit devenir réalité :

Dès à présent, de nombreuses start-up californiennes travaillent dans l’atmosphère d’utopie dépeinte par Kurzweil et tentent de confectionner cette entité super-intelligente, promise à gouverner les destinées mondiales.
À l’épicentre de ces initiatives, une curieuse institution, la Singularity University, organise des colloques et des séminaires, finance des programmes de recherche – c’est l’une de ces organisations typiques de la Silicon Valley, où des chercheurs universitaires de haut niveau et des investisseurs se rencontrent, nouent des dialogues informels et décident parfois de parier sur une idée en germe. Parmi les surdiplômés, en général âgés de moins de trente ans, qui gravitent autour de cette institution, il y a bien sûr des informaticiens spécialisés dans l’intelligence artificielle, mais au moins autant de biologistes et de médecins. Tous partagent la ferme conviction que c’est désormais autour des interfaces entre le corps humain et le réseau qu’il faut prospecter, que c’est de là que sortiront les avancées décisives du XXIe siècle. Ils ne se voient pas eux-mêmes comme des adeptes d’un gourou futurologue allumé, mais plutôt comme des éclaireurs. [3]

Extension du domaine du néolibéralisme

Le transhumanisme ne se développe pas par hasard à partir de cette Silicon Valley d’où se pense et se déploie la « nouvelle économie »… aux fondamentaux pas si nouveaux que cela. En effet, la proximité, voire la continuité, est frappante entre l’anthropologie qui sous-tend le transhumanisme et celle du néolibéralisme : l’homo œconomicus, individu mû uniquement par l’optimisation de la satisfaction de ses désirs égoïstes et obsédé par la performance devenue filtre unique de perception de soi, de l’autre comme du monde. Hypocrites, les GAFAM propagent une conception de l’homme issue directement de ce qu’ils désignent pourtant ouvertement comme « l’ancien monde ». Leur utilitarisme ne se distingue de celui qui avait cours depuis le XIXe siècle que parce qu’il contamine des domaines que l’on croyait préservés [4]. Sous couvert d’innovation et de « disruption », ils poursuivent en réalité avec zèle le modèle précédent du capitalisme financier qu’ils prétendent enterrer mais dont ils profitent allègrement, repoussant un peu plus loin les frontières du néolibéralisme et lui redonnant ainsi un « nouveau souffle » [5]. Alors : rien de neuf sous le soleil du capitalisme californien ? L’économie des plateformes n’est-elle donc pas si révolutionnaire ?

La plupart des plateformes sont des parasites : elles se nourrissent des relations sociales et économiques existantes. Elles ne produisent rien toutes seules, et se contentent de réagencer ce que d’autres ont créé. En ce sens, le « capitalisme des plateformes » n’est pas si différent de son ancêtre. [6]

Des « parasites », rien que ça ? On nous répète pourtant à longueur de temps combien cette « nouvelle économie » ne peut qu’être bénéfique pour tous, grâce aux nombreux emplois qu’elle crée… Vieille rengaine que les stars de la Silicon Valley et tous leurs camarades ont su intelligemment reprendre de leurs aînés. Le mythe de la destruction créatrice a depuis longtemps montré son inanité et pourtant économistes, entrepreneurs et politiques continuent de s’y accrocher comme autant de moules à leur rocher. Métaphore mytilicole mise à part, les promesses de création d’emplois n’ont aucune valeur, que ce soit celles de Pierre Gattaz en France ou des génies californiens. On se souvient du dialogue de Barack Obama et Steve Jobs, le premier demandant au second de ramener aux États-Unis les emplois manufacturiers, à quoi le second répondait en toute simplicité : « ces emplois ne reviendront jamais » [7].

Le paysage industriel a déjà été ravagé par l’idée folle des « entreprises sans usine » chère à Serge Tchuruck, ancien patron d’Alcatel : la délocalisation de la production dans les pays à bas coût de main d’œuvre permettrait à la fois des économies substantielles et le recentrage sur les activités « à haute valeur ajoutée » dans les pays occidentaux. Pari stupide s’il en est puisque non seulement les « transferts de technologie », euphémisme pour « pillage industriel », se font toujours au détriment des entreprises « délocalisatrices », mais surtout comment peut-on imaginer sérieusement que les pays « en voie de développement » se contenteront gentiment de servir de base arrière à l’industrie mondiale en maintenant un bas niveau de qualification ? Comme si Indiens et Chinois, pour ne citer qu’eux, étaient incapables de former, à leur tour, des cadres, des chercheurs et des ingénieurs, et ne voulaient pas prendre leur part du gâteau du marché mondial – voire le dévorer tout entier en maîtrisant toute la chaîne de production ! Cette conception court-termiste de ces « capitaines d’industrie » français qui plait tant aux actionnaires relève de la haute trahison : c’est un crime contre l’économie et la souveraineté nationales qui nous a coûté tous nos fleurons industriels stratégiques et des centaines de milliers d’emplois.

Mais nous devons dorénavant nous apprêter à subir pire encore. Les craintes envers les conséquences sociales des développements de la robotisation et de l’intelligence artificielle d’une part et, d’autre part, de l’atomisation du droit par la généralisation des plateformes façon Uber, ne peuvent être balayées d’un revers de main sous le prétexte fataliste que « c’est la modernité », ni renvoyées de manière infantilisante à des « peurs irrationnelles », ni encore disqualifiées comme « néoluddisme réactionnaire ». IA et robotisation n’inspirent pas que les fantasmes hollywoodiens : très sérieusement, elles peuplent les rêves des grands capitalistes de moutons électriques.

Quant aux nouveaux venus sur scène, les Uber, Airbnb and co., ces enfants terribles des GAFAM reprennent à leur compte le modèle de leurs (encore jeunes) aînés : marketing agressif, évasion fiscale, politique sociale abjecte… Leur stratégie repose bel et bien sur le parasitisme : ils ne produisent rien et se contentent de mettre en relation acheteurs et vendeurs par l’intermédiaire d’algorithmes sur lesquels ils misent tout. La déstabilisation induite, notamment en matière de droit du travail, rejoint exactement les aspirations explicites des néolibéraux : « la mort des systèmes de protection sociale bâtis durant les Trente Glorieuses » [8]… et plus largement celle des États, remplacés par les algorithmes et leur « gouvernance scientifique » [9].

On achève bien le politique

L’ennemi, c’est l’État. Vieille antienne des néolibéraux, les États incarnent le Mal contre le Bien du Marché, dans une Weltanschauung à l’eschatologie un peu piteuse. Dès lors, tous les moyens pour se soustraire à leur pouvoir sont bons, pour les GAFAM comme pour leurs confrères de « l’ancien monde » dont les petits jeunes s’inspirent allègrement. On ne peut pas vraiment dire que de ce point de vue l’innovation imprègne les activités des géants de la « nouvelle économie » : l’optimisation fiscale, traduction dans une novlangue aux pudeurs de gazelle des locutions plus prosaïques « évasion fiscale », « escroquerie » et « chantage », demeure une valeur sûre pour qui veut garder ses milliards pour soi et éviter de se soumettre à la règle commune. Leur poids dans les économies, américaine au premier chef, leur permet d’engager des bras de fer iniques en jouant sur leur puissance financière. Capitalisées à hauteur de plusieurs centaines de milliards de dollars planqués dans des paradis fiscaux, ces entreprises (Apple : 800 milliards ;  Alphabet-Google : 700 milliards ; Microsoft : 660 milliards ; Amazon : 470 milliards ; Facebook : 430 milliards) achètent cash leurs monopoles en même temps que la bienveillance des États. En effet, le mélange des genres, le conflit d’intérêt et l’entrisme, devenus la règle, relèvent souvent de la corruption pure et simple. Et quand ils ne peuvent acheter les gouvernements, ils y entrent, tout simplement : peut-on ainsi encore parler de « lobbying » lorsque les postes clefs des administrations, voire des gouvernements, sont occupés par les créatures de la Silicon Valley [10] ?

L’illusion solutionniste qui règne dans la Silicon Valley et imprègne le transhumanisme ne veut toutefois pas seulement se débarrasser du vieux monstre froid étatique en tant qu’institution, il prétend également résoudre définitivement l’encombrante question du politique [11]. Le projet utopique l’évacue radicalement comme inutile à l’heure de la gouvernance des algorithmes.

Parce que la régulation algorithmique ne vise pas à limiter la capacité de nuisance des institutions et des entreprises mais à placer les individus sous un contrôle électronique permanent, elle nous ramène à la vieille utopie technocratique d’une politique sans politique. Selon ce modèle, désaccords et conflits ne sont que de regrettables survivances de l’ère analogique (que l’on pourra éliminer par la collecte de données), et non pas la conséquence nécessaire de conflits économiques ou idéologiques. [12]

Le politique s’efface au profit des tableaux de bord et de la gestion des données, et toute tentative d’en appeler à d’autres voies (la pensée, par exemple) se voit immédiatement éliminée : « non scientifique » – drôle de conception de la vérité scientifique ! La rupture semble brutale avec l’idéal politique du citoyen éclairé engagé dans la vie de la Cité afin de se donner à lui-même ses propres lois (la liberté comme auto-nomie), idéal hérité autant des Anciens que des Lumières. Pourtant, elle ne doit guère étonner dans le contexte général de dépolitisation et de dévalorisation de l’activité civique au profit du repli dans les égoïsmes particuliers. Le transhumanisme donne une onction pseudo-scientifique à ces renoncements paresseux ; la Silicon Valley et ses doudous pour adultes puérils enfoncent les consommateurs dans l’illusion de leur confort matériel [13]. Pour mieux oublier que les inégalités se creusent et que s’étend le parcage des humains.

À suivre…

Cincinnatus, 12 février 2018


[1] Cité dans : Natacha Polony et le Comité Orwell, Bienvenue dans le pire des mondes, Plon, 2016, p. 104-105

[2] Petit aperçu de la « pensée » de Kurzweil :

Comme souvent les écrivains américains à succès, Kurzweil s’efforce d’embrasser de généreuses périodes de temps, de raconter une big story. C’est pourquoi il retrace l’évolution de l’univers depuis son origine connue, en la découpant selon une série de séquences auxquelles il donne un nom de son cru : selon lui, il y eut d’abord « l’époque de la physique et de la chimie », qui va du Big Bang jusqu’à l’apparition de la vie sur Terre ; cette dernière marqua l’entrée dans l’« époque de la biologie et de l’ADN », où la vie a pris son essor sur notre planète ; puis il y eut « l’époque des cerveaux », où des organismes complexes doués de conscience ont émergé, suivie par « l’époque de la technologie », commencée avec l’apparition des premiers outils au Néolithique. Or, selon ce schéma providentiel et fortement anthropocentré, nous serions au seuil d’un cinquième stade, qui débutera vers 2045. Alors, nous entrerons dans « l’époque de la fusion entre la technologie et l’intelligence humaine ».
Les conséquences en seront spectaculaires. Dans cette ère post-singularité, l’humain se transformera en un être mi-biologique mi-informatique connecté au Web. Nous aurons la possibilité de nous rendre immortels, en téléchargeant notre conscience sur un ordinateur. Si nous sommes méthodiques, nous n’aurons pas à craindre les pannes de courant, car nous pourrons rétablir après celles-ci un état antérieur du système. « Tout le problème de l’immortalité se résumera à ceci : il faudra être assez prudent pour faire des sauvegardes régulières. »

Alexandre Lacroix, Ce qui nous relie, Allary Éditions, 2017, p. 176-177

[3] Ibid., p. 178

[4]

Sitôt qu’on leur ajoute une couche informationnelle, ces lieux banals que sont les salles de gym, les parkings, les restaurants sont susceptibles de perdre leurs autres qualités, en particulier tout ce qui a trait au plaisir esthétique et non utilitaire, à la solidarité ou à l’équité. Les pires excès du capitalisme n’étaient supportables, du moins au niveau psychique, que parce que nous pouvions de temps à autre nous retirer dans des zones soustraites à la logique de l’offre et de la demande. Ainsi étions-nous confortés dans l’idée qu’il était possible de trouver une autonomie personnelle en dehors de la sphère marchande. Nous pouvions trouver une consolation dans l’art, le sport, la cuisine, l’urbanisme : dans des domaines que l’on croyait dominés par l’esthétique, l’artisanat, la coopération, la solidarité. N’y avait-il pas quelque chose de rassurant, voire de réjouissant dans le fait qu’un gestionnaire de fonds spéculatifs doive passer autant de temps qu’un employé de ménage pour trouver une place de parking ? Il y a dix ans, on pouvait croire que, sur ce plan, il existait une égalité irréductible entre ces deux types de personnes ; aujourd’hui, cette égalité n’est plus qu’une imperfection d’ordre technologique et qu’un smartphone corrigera aisément.

Evgueny Morozov, Le mirage numérique : Pour une politique du Big Data, Les Prairies Ordinaires, 2015, p. 28

[5]

Pour tenter de sortir de l’impasse, trouver un nouveau souffle, le système mise sur les accords de libre-échange, mais aussi et surtout sur le numérique et les entreprises du « septième continent », incarnées par les GAFA, Google, Apple, Facebook, Amazon, auxquels il faut ajouter Microsoft. Ce sont les nouveaux maîtres du monde, ou du moins ils aspirent à l’être. Le capitalisme numérique, inspiré de ce qu’on appelle le modèle californien, présente les mêmes caractéristiques que le capitalisme financier. L’un de ses thuriféraires en est d’ailleurs le petit-fils de Milton Friedman, Patri Friedman, pour qui « le gouvernement est une industrie inefficace et la démocratie inadaptée ». La technologie n’est plus un outil, un moyen de développer l’économie pour le bien-être de tous, mais une fin en soi. Une philosophie, même. L’économie numérique, née du mariage de l’informatique et des réseaux de télécommunications est une nouvelle phase dans les processus de production de biens et de services. Mais elle est plus que cela, puisqu’elle touche toutes les activités humaines.

Natacha Polony et le Comité Orwell, op. cit., p. 89

[6] Evgueny Morozov, op. cit., p. 22

[7] Anecdote éloquente rappelée notamment dans Natacha Polony et le Comité Orwell, op. cit., p. 95

[8]

Ce que l’on a appelé l’ubérisation du monde est en fait la mise en concurrence totale de chacun par tous, et de tous par chacun. Un combat qui peut paraître populaire, parce que ainsi on s’attaque à des petits monopoles, des professions réglementées, des secteurs protégés, des rentes de situation. Le numérique casse toutes les règles du jeu. Au même titre que le libre-échange absolu. Il ne faut pas être dupe. En filigrane, c’est tout un modèle juridique, économique, social, qui s’impose. […]
En fait, cette ubérisation va se doubler d’une très grande instabilité juridique. La caractéristique de ce capitalisme numérique, c’est l’instabilité permanente. C’est le pendant de ces accords de libre-échange où les États, les collectivités seront à la merci des tribunaux d’arbitrage et de procédures interminables lancées contre eux par les multinationales. L’objectif de ces plateformes est, bien sûr, de casser les prix. Ce qui ne peut que séduire dans un premier temps le consommateur. Selon le Boston Consulting Group, l’automatisation, la numérisation de la société entraînera, d’ici à 2025, une baisse de 16% du coût total de la main-d’œuvre. C’est exactement le même processus que l’on a connu avec les délocalisations massives en Chine et ailleurs. Seul problème, c’est qu’on oublie toujours que le consommateur est aussi un producteur. Il achète moins cher certains biens, mais son pouvoir d’achat diminue régulièrement. Pis, il a de plus en plus de mal à trouver ou à retrouver un emploi.
Qu’à cela ne tienne. Les idéologues du numérique ont une réponse : l’économie collaborative, l’autoentrepreneuriat, le partage. L’autoentrepreneuriat est au XXIe siècle ce que l’artisanat, les indépendants étaient au XXe. Ce ne sont pas cependant les mêmes revenus. L’autoentrepreneuriat est un palliatif, un substitut. S’il s’est développé sur les deux rives de l’Atlantique, c’est tout simplement parce que les plus dynamiques des chômeurs n’ont trouvé que ce moyen pour exercer un minimum d’activité. Au rabais. Reste que l’autoentrepreneuriat est la mort des systèmes de protection sociale bâtis durant les Trente Glorieuses. Il n’y a plus de cotisations employeur. On revient aux beaux jours de ce capitalisme de la seconde moitié du XIXe siècle.

Natacha Polony et le Comité Orwell, op. cit., p. 98-99

[9]

La Silicon Valley nous fait souvent de fausses promesses, mais le problème n’est pas là. Le problème, c’est surtout que ces promesses ont pour toile de fond la disparition de l’État social, remplacé par des modèles plus légers, plus rapides, plus cybernétiques : le problème a trait au rôle que le libre flux des données est appelé à jouer dans un commerce mondial totalement dérégulé. D’ordinaire, on ne s’intéresse pas à ce genre de questions lorsque l’on traite de Facebook, de Google ou de Twitter. Or il est impératif de le faire : la Silicon Valley n’a d’avenir que sous le régime du capitalisme contemporain, et le capitalisme contemporain n’a d’avenir que sous le régime de la Silicon Valley.

Evgueny Morozov, op. cit., p. 7

[10]

Quand le gouvernement est trop lent, quand il ne réagit pas à la vitesse de la Silicon Valley, ils entrent tout simplement au gouvernement. Jennifer Pahlka, fondatrice de Code for America et protégée d’O’Reilly, est ainsi devenue directrice adjointe pour la technologie du gouvernement américain, tout en bénéficiant d’une « bourse d’innovation » mise en place par la Maison Blanche. Les gouvernements à court d’argent se laissent volontiers coloniser par les apôtres de la technologie, surtout si ces derniers les aident à identifier des données et à les nettoyer pour les vendre à des entreprises qui voudraient s’en servir à des fins publicitaires.

Ibid., p. 122

[11]

Cette question politique est celle qui faisait dire aux Anciens que le gouvernement des hommes était l’activité la plus noble, la plus grave et la plus complexe qui soit, car elle a pour mission de faire cohabiter pacifiquement, sur un territoire donné, une population qui s’accorde sur une définition du juste et de l’injuste, toujours menacée de l’extérieur (la guerre) mais aussi toujours menacée de l’intérieur (la fin de la concorde, c’est-à-dire la paix civile). Les philosophes grecs savaient d’instinct que la violence peut toujours ressurgir car elle est au cœur de l’homme. Aucune société, aucune civilisation n’est d’ailleurs parvenue à évacuer la question de la guerre et de la violence, et à résoudre de manière définitive la question de la dévolution du pouvoir. Les Anciens savaient que la paix est toujours un état fragile, précaire, et qu’il faut, génération après génération, œuvrer pour la préserver mais aussi la défendre.

Natacha Polony et le Comité Orwell, op. cit., p. 20-21

[12] Evgueny Morozov, op. cit., p. 120

[13]

Il n’y a là aucune raison de se réjouir : c’est comme si l’on distribuait des bouchons d’oreilles à tout le monde pour bloquer le bruit insupportable de la rue sans s’attaquer aux causes même du bruit. Les capteurs, les smartphones, les applis sont les bouchons d’oreille de notre époque. Le fait que l’on ne voie même plus qu’ils excluent tout ce qui a des relents de politique est en soi un signe révélateur : la surdité – aux injustices, aux inégalités, mais surtout à la triste situation collective dans laquelle nous sommes – est le prix qu’il nous faut payer pour avoir notre dose de confort immédiat.

Evgueny Morozov, op. cit., p. 37

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

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