Ubu décentralisateur

Les départements français (1791) et les limites des anciennes provinces, par Vidal-Lablache

CONSTITUTION FRANÇAISE

ARTICLE PREMIER

La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. Son organisation est décentralisée.

Cornegidouille ! Quel dommage que, dans les faits, la dernière phrase du premier paragraphe annihile les deux premières ! Cela ne va pourtant pas de soi. On aurait pu imaginer une « organisation décentralisée » qui respectât, de la République, l’indivisibilité, la laïcité, etc. et, des citoyens, l’égalité. Hélas, telle n’est pas la solution choisie par nos dirigeants politiques. Loin de là.

La résistible ascension des satrapes locaux

Dès les premières lois de 1982-1983 – le fameux « Acte I » de cette tragédie –, l’intérêt bien compris des politiques est passé avant celui de la nation. L’opposition de droite, à l’époque, a rapidement vu des avantages certains à la décentralisation entamée par le pouvoir mitterrandien et son cortège de petits potentats. Les autoproclamés héritiers du gaullisme, aiguillonnés par des centristes pour une fois cohérents avec leur propre culture politique, n’ont guère hésité entre, d’une part, les risques de démantèlement de l’État et, d’autre part, la perspective de récupérer des places et des contre-pouvoirs. Gauche et droite complices, la forfaiture originelle naît donc, comme souvent, d’une large alliance de malfaiteurs.

Parmi les nombreuses (dé)mesures de l’« Acte II » (2003-2004), l’introduction dans la Constitution de l’attribut « décentralisée » par l’inénarrable Raffarin marque une étape symbolique décisive. On doit également à ce dernier la fin de l’égalité des citoyens et des territoires devant la loi avec la mise en place du principe d’« expérimentation », ainsi que le transfert massif de compétences aux échelons locaux. Le « Phénix du Poitou » – dont la seule constante depuis le début de sa vie politique est de défendre des intérêts toujours étrangers à ceux de la France et des Français – a dirigé avec un zèle exemplaire l’effacement de l’État au profit des petites baronnies locales – il s’y connaît en la matière ! – et pour le plus grand plaisir des aréopages de courtisans.

Ensuite, Sarkozy et Hollande n’ont fait que poursuivre le mouvement avec, entre autres, la funeste métropolisation du premier et l’« Acte III » du second, dont la loi NOTRe n’est que l’avatar le plus caricaturalement technocratique. De Chirac à Macron, chaque président y va de sa loi (voire de ses lois) qui détricote et retricote ce que son prédécesseur lui avait laissé. Et à chaque itération, le territoire national est un peu plus morcelé, l’égalité un peu plus abîmée, l’organisation un peu plus désorganisée et les Français un peu plus déboussolés. Seuls en sortent gagnants les tyranneaux locaux et leurs clientèles, mafieux toujours plus riches et plus puissants. Comme un parfum d’Ancien Régime sur le retour.

Technocrates de tous les pays, unissez-vous !

Le conte pour enfants pourrait être séduisant : la belle marche en avant de l’autoproclamée « modernité » décentralisatrice contre le prétendu archaïsme de l’État centralisé. Aussi simplistes et mensongers ces discours soient-ils, ils reçoivent, comme de bien entendu, un satisfecit enamouré de l’Union européenne… lorsqu’elle n’impose pas elle-même lesdites réformes. L’idéologie néolibérale qui habite Bruxelles voit notamment dans la régionalisation un levier formidable contre l’État-nation, équivalent politique du méchant hollywoodien, pris en étau entre l’UE et des régions de plus en plus obèses et puissantes. 

La loi NOTRe de 2015 qui a créé les treize « grandes régions » répond ainsi à un cahier des charges aussi précis que stupide. Ses inventeurs, parfaits petits technocrates ayant, comme tous ceux de leur espèce, les yeux de Chimène pour notre voisin germanique, ont sincèrement cru intelligent de copier les Länder allemands. Hélas pour eux, ils se sont doublement trompés.
D’abord par méconnaissance de l’Allemagne dont les régions, de tailles très diverses, sont l’héritage d’une longue histoire aussi riche que complexe. L’organisation de l’État fédéral ne représente guère un idéal absolu : aussi imparfaite que toutes les autres, elle possède des avantages et des inconvénients… même si énoncer cette évidence expose à la mise à l’index pour crime de germanophobie.
Ensuite, et surtout, par méconnaissance de l’histoire, des peuples et des cultures. Cette organisation convient à l’Allemagne, parce que c’est… la sienne. L’idée qu’il serait possible de copier-coller un découpage territorial d’un pays à l’autre relève de la bêtise profonde et/ou de l’hybris. L’importation brutale d’un modèle étranger sur une réalité géographique, culturelle, politique, etc. différente ne peut entraîner que des dysfonctionnements graves et un rejet du greffon… à moins que le peuple soit à tel point anesthésié que toute vertu civique en ait disparu.

L’Allemagne est un pays historiquement pluriel et fédéral. La France a une autre histoire, une autre culture. Ce n’est ni bien ni mal : c’est ainsi. La négation du réel par des petits technocrates qui n’ont jamais mis le nez hors de leurs tableaux excel et fascinés par tout ce qui n’est surtout pas français révèle avant tout une forme de haine de la France et des Français – c’est-à-dire, in fine, une haine de soi. Les lois scélérates qu’ils imposent avec la bienveillance active des dirigeants politiques en sont le rejeton monstrueux.

C’est le local qu’on assassine

La multiplication des constructions technocratiques a transformé le territoire français en une gigantesque maison de fous, à mi-chemin entre Les Douze travaux d’Astérix et Vol au-dessus d’un nid de coucou.

Les fameuses « grandes régions » sont à ce point déconnectées des populations qu’elles sont censées servir qu’il est devenu impossible pour les citoyens, et même pour les élus locaux, d’atteindre des interlocuteurs ayant une quelconque connaissance des réalités locales. Ces derniers ne comprennent rien et voient tout d’aussi loin que s’ils vivaient sur Sirius. Imaginez le pauvre maire d’une commune de montagne dans le Haut-Doubs devoir expliquer pourquoi, chaque hiver, le trajet du bus scolaire doit changer en raison de l’enneigement des routes à une personne (nouvelle tous les ans) dont l’horizon le plus lointain se limite à la banlieue de Dijon. Certes, dans son lointain hôtel de région, le pauvre bougre n’en peut mais… ce qui n’arrange guère ledit maire ni, surtout, les enfants du village.

Ces régions boursouflées ne sont, hélas !, pas les seules à étouffer la vie locale. Sans même parler des différents objets territoriaux mal identifiés, tels que les « pays » dont les contours et prérogatives, mouvants et éphémères, n’ont fait qu’ajouter de la confusion à la gabegie (à moins que ce ne soit l’inverse), il suffit d’évoquer les différentes formes d’intercommunalité.

De Joxe 1992 à Chevènement 1999, l’intercommunalité naît et s’étend, vampirisant les communes, contraintes de plier depuis les années 2010 et d’aliéner leurs pouvoirs et compétences à ces créatures du Dr Frankenstein. Sans doute tenons-nous là l’échelon le plus antidémocratique, le plus inutile et le plus coûteux du « millefeuille », qui assèche les municipalités de leurs finances et les maires de leurs prérogatives.

Ces derniers subissent de plein fouet les effets de l’enchevêtrement des responsabilités et des domaines de compétence qui fait que plus personne ne sait qui est censé faire quoi ni quel interlocuteur saisir. Et gare à celui qui désirerait s’émanciper de l’intercommunalité à laquelle sa commune appartient pour en rejoindre une autre, peut-être plus pertinente (en termes de bassin d’emploi, de transports, de réseaux, d’activités touristiques ou culturelles, que sais-je encore). Il s’engage sur un chemin de croix voué à l’échec puisqu’en dernier ressort il peut être certain que le préfet s’y opposera, sans aucune considération pour l’intérêt général ni pour les citoyens.

Comment s’étonner, dans ces conditions, du manque d’attrait de la fonction élective municipale, entre les intercommunalités et la métropolisation qui vide les petites communes rurales au profit des grands centres urbains (aidée en cela par fermeture des petites lignes de chemin de fer et l’abandon des axes routiers secondaires) ? Non que tous les maires soient vertueux, les entrées des villes en témoignent, autels consacrés au culte du Moche ; mais, souvent bénévoles (ou indemnisés une misère pour le travail demandé), aimés de leurs concitoyens, ils incarnent tout de même le modèle de la démocratie locale – voués, donc, à être anéantis au nom de la sacro-sainte modernité.

En effet, bien que l’organisation actuelle soit déjà illisible, incompréhensible et inefficace, la volonté de regrouper les communes – et les intercommunalités elles-mêmes dans une course folle à qui aura la plus grosse – perdure avec un seul objectif : en diminuer le nombre. Pourquoi ? Parce qu’il y en aurait trop : 36 000, comme nous l’apprenions par cœur avec fierté à l’école ! Trop par rapport à quoi ? Trop par rapport à nos voisins-et-néanmoins-amis-à-qui-il-faudrait-ressembler-en-tout. Bigre ! Mais alors, quel devrait être le nombre idéal de communes ? Et surtout, pourrait-on m’expliquer en quoi une spécificité nationale serait nécessairement négative ? Français, sachez-le, notre seul défaut, c’est de n’être point Allemands !

Le consciencieux dépeçage de la République

Tout cela serait déjà bien pénible si l’entreprise générale de décentralisation ne reposait sur une volonté affirmée de détruire l’État et la République. En s’attaquant à l’indivisibilité du territoire national, on s’en prend à la démocratie elle-même puisque cette indivisibilité assure l’égalité de tous : où que l’on vive, où que l’on travaille, la loi s’applique de la même façon. Ce principe démocratique fondamental est le plus mis à mal par l’idéologie décentralisatrice telle qu’elle est appliquée depuis quarante ans.

La règle générale vole en éclat alors que se multiplient les communautés diverses et variées, métropoles, collectivités spécifiques (comme la Corse ou l’Alsace), grandes régions prétendant concurrencer l’État et imposer leurs propres « expérimentations », etc. etc., le tout dans un embrouillamini conçu pour éloigner les citoyens et les dissuader de s’y intéresser. Le gouvernement par le dégoût.

S’affranchir de la démocratie – mieux encore : s’en débarrasser – l’offensive est avant tout idéologique, comme en témoignent les caricatures haineuses du « jacobinisme » et du « centralisme » qui occupent une place de choix dans l’imaginaire politique de certains. Avec une mauvaise foi ahurissante ou, plus probablement, une profonde inculture historique et politique, ils deviennent des synonymes d’archaïsme, de bureaucratie, de tyrannie parisienne, voire de fascisme ; alors qu’au contraire, ils ont permis de rompre avec l’arbitraire et l’injustice en imposant la même règle pour tous. Non que d’autres modèles d’États démocratiques, fondés sur le fédéralisme, ne puissent exister, évidemment, mais, puisqu’il faut le répéter une fois encore, non seulement ils correspondent à d’autres réalités historiques, culturelles, politiques, etc. mais en plus ils n’ont rien à voir avec cette décentralisation-là.

Alors que le triptyque commune-département-État fonctionnait bien, assurait une répartition efficace des compétences et, par-dessus tout, était apprécié des citoyens, le voilà progressivement remplacé par celui réunissant intercommunalité-région-UE. En violation flagrante du principe de subsidiarité, pourtant tant vanté, les transferts réels se font vers l’échelon supérieur : des communes à leurs regroupements, des départements aux régions (toujours plus grandes), de l’État à l’UE. Toujours plus loin des citoyens et de leurs élus directs, toujours plus près des lobbys dont ce mouvement marque le triomphe.

Dans cette partie de bonneteau dont nous sommes tous les pigeons, la technocratie et les intérêts privés prennent le pouvoir et en dessaisissent élus et citoyens. Amputés de la démocratie, nous devrions en plus nous réjouir de ces expériences de « démocratie participative » et autres « budgets participatifs » qui pullulent comme les puces sur le dos d’un chien. Les démagogues nous tendent ces hochets d’une main pendant que, de l’autre, ils étouffent ou suppriment les véritables acteurs démocratiques. Merdre alors !

Cincinnatus, 10 octobre 2022

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

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