Moraline à doses mortelles

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Couvrez ce sein, que je ne saurais voir :
Par de pareils objets les âmes sont blessées,
Et cela fait venir de coupables pensées.

Molière, Le Tartuffe ou L’imposteur, Acte III, Scène 2

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J’ai toujours préféré les moralistes aux moralisateurs.

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Nous devons tant à Machiavel. Loin de la vulgate qui en fait un manipulateur cynique et l’alibi de tous les despotes, le penseur florentin, que ce soit dans son Prince ou dans ses Discours sur la première décade de Tite-Live, occupe toute son intelligence, et la finesse de sa plume, à analyser les mœurs politiques – et à défendre l’humanisme civique en lisant les institutions de la Rome antique avec l’œil du républicain de la Renaissance. Parmi ses précieux apports à la pensée, il affranchit le politique de la morale. En effet, pour le dire vite, jusqu’à lui, l’autorité civile ne peut tirer sa légitimité que des principes dictés par la morale (elle-même contrôlée par la religion et les religieux). Sans doute n’est-il donc pas l’« enseignant du mal » qu’on aime à décrire, mais plutôt l’observateur lucide des actions et de la vie politiques : en décrivant un Prince et des institutions non pas immoraux mais bien amoraux, c’est-à-dire se référant à un ensemble de principes indépendants de la morale parce que relevant de leur propre champ, il délivre le politique auparavant asservi à la sphère morale et religieuse.

Par le dévoilement qu’il opère, le Moment machiavélien [1] est à la philosophie politique ce que, à la même époque, la révolution copernicienne est à l’astronomie. Le pas de côté libératoire de Machiavel ouvre la voie à des générations de philosophes qui pourront approfondir cette autonomisation du politique et de la souveraineté – au premier chef les penseurs du contrat social, comme Hobbes. Et pourtant, cette séparation, qui préfigure et rend possible, entre autres, celle qui sera imposée entre les Églises et l’État, n’a rien d’évident au début du XVIe siècle et ne l’est toujours pas, cinq cents plus tard.

Sa pensée n’a pas suffi, hélas !, à mettre fin aux méfaits de cette morale contente d’elle-même, de ces moralisateurs qui imposent leurs croyances et leurs dogmes en fonction de leurs intérêts bien compris. Nietzsche, peut-être mieux que quiconque, a su exhiber leurs hypocrisies en explorant dans toute son œuvre la Généalogie de la morale. En moraliste, il dénonce la morale judéo-chrétienne qui, sous couvert de prétentions élevées, tend inexorablement au nihilisme. Ainsi des « idéaux ascétiques » qu’utilisent les prêtres nihilistes dans leurs mascarades de pureté ; ainsi du ressentiment, cette mauvaise conscience coupable, au fondement du plaisir de punir ; ainsi de la moraline, administrée à hautes doses pour assoupir la responsabilité individuelle sous les narcotiques de la culpabilisation et de la bien-pensance.

Machiavel et Nietzsche : deux réanimateurs de la lucidité, grâce à qui nous n’avons aucune excuse lorsque nous fermons les yeux sur les tartufferies contemporaines.
Et comme elles sont nombreuses ! Les ordres cinglants tonnent sur le mode impératif. Les commandements ne tiennent plus en un décalogue mais s’accumulent par centaines sur nos épaules. De toutes parts, les petits moralisateurs et autres Torquemada de village transforment leurs névroses en interdits qu’ils prétendent imposer à tous. Nous vivons sous le régime de la culpabilisation.

Au premier rang : toujours les dévots, ces increvables autoproclamés défenseurs des différentes religions qui prennent leur lecture sectaire des textes dits sacrés pour la seule interprétation possible – très loin de la pratique tranquille de la plupart des croyants – et se gardent bien de s’appliquer à eux-mêmes les prescriptions qu’ils ordonnent aux autres.
Même si les intégrismes donnent de la voix quel que soit le Livre de chevet, ce sont les représentants des divers courants de l’islamisme, salafistes et Frères musulmans en tête, qui se montrent actuellement les plus vindicatifs, leur emprise étant responsable de plusieurs centaines de morts en France ces dernières années. En prétendant dicter leur loi divine à des quartiers entiers, à des villes parfois, ils se sont installés dans les ruines laissées par les capitulations de l’État où ils se comportent en véritables mafias. Les victimes de leurs imprécations (et de leur obsession du contrôle des corps) vivent un enfer sous le joug de polices des mœurs aux conceptions viciées (et vicelardes) de la pudeur des femmes et de l’honneur des hommes [2].
Sur les réseaux sociaux, les petits caïds incultes, fiers des opérations de lavage de cerveau et de bourrage de crâne qu’ils ont subies, chassent en meute tous ceux qui osent défier leur rigorisme autoritaire et se moquer de leur ami imaginaire, et poursuivent leurs cibles de leur violence en-dehors même de ces réseaux.
Souvent alliés des précédents, les divers courants identitaires de l’indigénisme, du décolonialisme and co., imposent eux aussi une chape de plomb au débat public et au politique. La notion importée de « cancel culture », ou « culture de l’effacement », se livre à un terrorisme intellectuel qui, au nom de la bien-pensance, assujettit violemment l’histoire, la culture et la politique à un moralisme racialiste qui divise a priori le monde entre gentils par naissance et méchants par essence.

Mais la bigoterie ne se limite pas aux religieux orthodoxes et orthopraxes, traditionnels ferments d’intolérance, ni à leurs complices identitaires. Bien d’autres mouvements tentent de faire fructifier leur business sur le marché du nouvel ordre moral. La culpabilisation écologiste en fait partie.
Les discours lénifiants des curés froids, qui oscillent entre déresponsabilisation infantilisante et culpabilisation, s’avèrent d’autant plus insupportables lorsqu’on a soi-même conscience du danger catastrophique que représente la crise environnementale. Ils font porter tout le poids de sa résolution sur les épaules des individus, obligés de se conformer à une ascèse aux détails d’une niaiserie et d’une précision toujours plus risibles, afin de « sauver la planète ». Nous ne sommes plus des citoyens responsables mais des enfants dont tous les actes sont surveillés, jugés et punis selon une vision du monde manichéenne : éteindre la lumière en sortant BIEN, laisser couler l’eau pendant qu’on se brosse les dents MAL, posséder une voiture MAL, rouler en vélo BIEN, manger du quinoa BIEN, une côte de bœuf MAL… ad nauseam. Et, conformément aux billevesées du « développement personnel », les rétributions symboliques de ces bonnes actions renforcent une bonne conscience purement égoïste.
Parce que toute cette moraline permet surtout d’éteindre toute réflexion et toute action politiques. Pendant qu’on s’amuse à se faire du bien en s’imposant de nouveaux cilices écologiques, on ne s’interroge pas sur les modes de production, de transport et de consommation des marchandises, sur la délocalisation de la pollution, sur la financiarisation de l’économie, sur les effets très matériels de la fumeuse « dématérialisation », sur la notion fallacieuse d’« énergie propre », etc. etc. etc. Non, c’est bien plus simple et réconfortant de se dire qu’on « fait ce qu’on peut à notre humble niveau », en fermant bien fort les yeux pour ne surtout pas voir que cette agitation risible ne sert à rien puisque c’est à un tout autre niveau que tout se joue. Légitimé par cette moraline, l’individu égoïste et paresseux, transformé en « consomm’acteur » par la novlangue du marketing verdâtre, renonce joyeusement à l’engagement exigeant au service de la Cité.

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Partout le politique est dans les fers [3]. La moraline, cette morale nihiliste pleine d’arrière-pensées, endort le citoyen en l’homme. Contre elle, un seul remède : la vertu civique.

Cincinnatus, 31 mai 2021


[1] Titre d’un très bel ouvrage de J. G. A. Pocock.

[2] J’ai déjà traité ces questions en détail dans plusieurs billets, en particulier : « Plaidoyer pour la liberté sexuelle contre les nouvelles ligues (de vertu) », « Que sont les combats féministes devenus ? » ou « Extension du domaine du caïdat ».

[3] « L’homme est né libre, et partout il est dans les fers », Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, Œuvres complètes t. III, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1964, livre I chap. 1, p. 351.

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

2 réflexions au sujet de “Moraline à doses mortelles”

  1. Triste constat effectivement sur lequel il est bon d’insister et rappeler comme vous le faites. Mais il y a aussi une conséquence dramatique à tout cela que peut-être vous auriez pu ajouter: on ne joue pas impunément avec la culpabilisation et son sombre compagnon qu’est la victimisation sans risque de très graves conséquences un jour ou l’autre. Un retour du « refoulé » se manifeste tôt ou tard qui dans son hubris emporte et détruit tout lors de son retour; le meilleur comme le pire. Et c’est ce qui nous attend peut-être aussi malheureusement et sur quoi une réflexion mériterait d’être menée à la suite de ce constat.

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