La sculpture de Rodin

Après Pierre Soulages il y a quelques mois, plongée dans l’univers d’un autre immense artiste qui me chavire : Auguste Rodin.

La Porte de l'Enfer
La Porte de l’enfer / © Musée Rodin – Photo : Christian Baraja

Le musée Rodin, auquel je porte depuis longtemps une affection particulière, a rouvert en novembre dernier. J’ai enfin pu découvrir, au mois de mars, les transformations opérées. Inutile de gloser sur la réorganisation catastrophique de l’accueil qui fait se croiser de manière absurde entrants et sortants, individuels et groupes, visiteurs munis de billets coupe-file et pauvres hères devant patienter pendant un temps interminable pour acheter leur ticket d’entrée à des caisses sous-dimensionnées… bref, ce n’est assurément pas là une réussite, loin s’en faut. De même, je ne souhaite pas m’appesantir sur la rénovation elle-même ni sur le nouveau parcours qui valent ce qu’ils valent et dont je me fiche un peu.
Ce qui m’intéresse, c’est Rodin.
Parce que Rodin, c’est mon mec[1].
J’ai vraiment découvert son œuvre il y a quinze ans avec l’exposition que le musée du Luxembourg lui avait consacrée[2]. Ce fut un choc à la fois esthétique et émotionnel, que je revis à chaque fois que je déambule dans les allées de l’hôtel de Biron ou à la villa des Brillants à Meudon, beaucoup moins connue.

Voyage complètement subjectif dans l’univers de ce génie.

Rodin est marqué par son voyage en Italie. Là, comme tant d’artistes, il est fasciné par l’art de la Renaissance italienne, Donatello et Michel-Ange en tête, et par le spectacle des antiques. Le passage du temps sur les sculptures de l’Antiquité ne fait que souligner leur esthétique pathétiquement humaine, marquée par les plaies sur les corps de marbre, par les amputations comme autant d’offrandes à un dieu très ancien : Chronos ou Chaos. Séduit, Rodin s’approprie ce qu’il perçoit et ressent, et le retranscrit dans sa technique : son non finito est à la fois méthode de travail et esthétique de l’inachevé et du fragment. Il modèle, casse, sculpte, découpe, reconstruit et brise de nouveau ; il assemble ce qui est épars et sépare ce qui est conçu ensemble. Et il recommence. Sans cesse.

Je suis belle
Je suis belle / © Musée Rodin – Photo : Christian Baraja

Il pratique ainsi sans retenue le marcottage : prendre deux pièces indépendantes et les assembler en une nouvelle composition, comme L’Homme qui tombe et La Femme accroupie pour le baudelairien Je suis belle. La Porte de l’Enfer, au cœur de tout son œuvre, lui sert de foyer à l’expérimentation. Il en tire une multitude de sujets, qu’il réinterprète, modifie, individualise et, parfois, réinjecte ensuite dans sa Porte qui, évidemment, ne sera jamais achevée – symbole à la fois de l’essence de l’art et de la condition humaine.

Il faut lire les descriptions de son atelier par ses contemporains pour comprendre sa manière de travailler :

Rien que des fragments, côte à côte, sur des mètres. Des nus de la grandeur de ma main, d’autres plus grands, mais rien que des morceaux… Pourtant mieux on regarde, plus profondément on ressent que tout cela serait moins entier si chaque figure l’était. Chacun de ces débris possède une cohérence si exceptionnelle et si saisissante, chacun est si indubitable et demande si peu à être complété que l’on oublie que ce ne sont que des parties, et souvent des parties de corps différents, qui se ressemblent si passionnément ici. On devine soudain qu’envisager le corps comme un tout est plutôt l’affaire du savant, et celle de l’artiste, de créer à partir de ces éléments de nouvelles relations, de nouvelles unités, plus grandes, plus légitimes, plus éternelles. (Rilke)[3]

Dans son atelier, circulent ou se reposent plusieurs modèles nus, hommes et femmes.
Rodin les paie pour qu’ils lui fournissent constamment l’image de nudités évoluant avec toute la liberté de la vie. Il les contemple sans cesse, et c’est ainsi qu’il s’est familiarisé de longue date avec le spectacle des muscles en mouvement. Le nu qui pour les modernes est une révélation exceptionnelle, et qui, même pour les sculpteurs, n’est généralement qu’une apparition dont la durée se limite à la séance de pose, est devenu pour Rodin une vision habituelle. […] Il suit du regard ses modèles ; il savoure silencieusement la beauté de la vie qui joue en eux ; il admire la souplesse provocante de telle jeune femme qui s’incline pour ramasser un ébauchoir, la grâce délicate de telle autre qui étire ses bras en soulevant sa chevelure d’or au-dessus de sa tête, la nerveuse vigueur d’un homme qui marche, et quand celui-ci ou celles-là donnent un mouvement qui lui plaît, il demande que cette pose soit gardée. Alors vite il prend son argile… et une maquette est bientôt sur pied ; puis avec autant de promptitude, il passe à une autre qu’il façonne de même. (Gsell)[4]

Le Baiser
Le Baiser / © Musée Rodin – Photo : Christian Baraja

Seules comptent les formes, les figures et les caractères qu’elles incarnent. Les titres, chez Rodin, sont pour la plupart arbitraires. On rapporte même qu’il lui arrive de montrer une nouvelle pièce à des amis et de leur demander de lui choisir un nom : lorsque plusieurs peuvent convenir, ils sont tous adoptés ensemble. Qu’importe que le grand marbre célébrissime s’appelle Le Baiser (titre donné par le public) ou Paolo et Francesca (nom original) : seules l’esthétique, l’émotion et la vérité de l’œuvre ont un sens. Rodin poursuit dans son art une quête de la représentation qui ne s’arrête pas à la surface apparente du monde. Par exemple, il ne s’embarrasse pas d’accessoires tels que les drapés, éliminés, non par difficulté technique, mais parce que l’esbroufe l’indiffère : elle s’interpose entre le regard et la justesse de l’épure. Toute anecdote éloigne l’œuvre de la vérité. Non pas celle qui semble mais celle qui est. Il ne sculpte pas ce que l’on pense voir mais ce qui vit.

L’art, c’est la contemplation. C’est le plaisir de l’esprit qui pénètre la nature et qui y devine l’esprit dont elle est elle-même animée. C’est la joie de l’intelligence qui voit clair dans l’univers et qui le recrée en l’illuminant de conscience. L’art, c’est la plus sublime mission de l’homme puisque c’est l’exercice de la pensée qui cherche à comprendre le monde et à le faire comprendre. (Rodin)[5]

L’artiste n’aperçoit pas la Nature comme elle apparaît au vulgaire, puisque son émotion lui révèle les vérités intérieures sous les apparences. Mais enfin le seul principe en art est de copier ce que l’on voit. N’en déplaise aux marchands d’esthétique, toute autre méthode est funeste. Il n’y a point de recette pour embellir la Nature. Il ne s’agit que de voir. […] L’artiste voit : c’est-à-dire que son œil enté sur son cœur lit profondément dans le sein de la Nature. Voilà pourquoi l’artiste n’a qu’à en croire ses yeux. (Rodin)[6]

L'Homme qui marche
L’Homme qui marche / © Musée Rodin – Photo : Christian Baraja

Or la vie est mouvement et Rodin son sculpteur. Sa virtuosité, autant que son intelligence du vrai, le conduisent à élaborer des figures dont la posture statique est impossible. Son Homme qui marche est ainsi conçu : les deux pieds finissent le premier pas quand le buste et les épaules sont déjà dans le suivant. Chaque partie intermédiaire du corps s’intercale dans l’espace et le temps entre les deux pas, donnant l’illusion du déplacement… ou plutôt : sa réalité. Car si une telle technique rend impossible la reproduction de la pose de manière statique[7], elle rend toutefois la vérité du mouvement : l’œil et le cerveau voient l’homme marcher.

Si Rodin cherche tant à capter le mouvement, c’est parce que ce qu’il vise à travers lui, c’est la vie elle-même. Toute son esthétique, y compris ses dessins à la sensualité exacerbée, repose sur cet amour de la vie. Il met sa science du modelé au service de cette passion. Ainsi la sensualité de ses œuvres frappe-t-elle le regard. Les lignes sont d’une pureté digne de Michel-Ange, le marbre paraît une chair palpitante, le bronze laisse percevoir la puissance de chaque muscle tendu comme une corde. Tout n’est que vie.

La Danaïde
La Danaïde / © Musée Rodin – Photo : Christian Baraja

Tourner autour de la Danaïde, l’une de mes sculptures préférées, c’est faire l’expérience d’une mise en scène : celle des émotions que le sculpteur, dans son génie, réussit à transmettre successivement. Débuter le tour par une oreille et une main, exquises de délicatesse, pour passer à la chevelure qui devient l’onde déversée et finit par se fondre avec la matière brute du marbre. Puis se perdre sur un dos incroyable de fluidité, de douceur et de charme, invitation à l’effleurement et à la caresse la plus tendre. Après cette émotion douce et presque chaste, avancer et se figer immédiatement, dans un émoi bien naturel, face à un cul dressé, à l’érotisme provocant et assumé, un rappel à la chair qui sublime le paradoxe de cette pierre blanche et froide. Ébranlé par le choc d’une telle exaltation de la vie, poursuivre le contournement en admirant l’élégance d’une jambe et la finesse d’une cheville alors qu’au second plan, un peu plus haut, se dévoile à peine le creux de l’abdomen qui semble palpiter d’une respiration hoquetante. En suivre la ligne pour découvrir la fausse pudeur d’un sein presque invisible sous le bras droit qui plonge à son tour sous le visage. Terminer, alors, en se laissant chavirer par cette nuque adorable à l’absolue sensualité.
La boucle est bouclée. Il ne reste qu’à recommencer pour admirer, encore et encore, chaque détail du chef d’œuvre.
Cet exercice peut et doit être renouvelé avec toutes les autres sculptures de l’artiste pour en percevoir la gamme large et continue d’émotions qu’il réussit à susciter dans d’infinies et subtiles variations.

L’artiste, en représentant l’Univers tel qu’il l’imagine, formule ses propres rêves. À propos de la Nature, c’est son âme qu’il célèbre.
Et ainsi il enrichit l’âme de l’humanité.
Car, en teintant de son esprit le monde matériel, il révèle à ses contemporains extasiés mille nuances de sentiment. Il leur fait découvrir en eux-mêmes des richesses jusqu’alors inconnues. Il leur donne des raisons nouvelles d’aimer la vie, de nouvelles clartés intérieures pour se conduire. (Rodin)[8]

Jeux de nymphes
Jeux de nymphes / © Musée Rodin – Photo : Christian Baraja
Rodin (132)
La Porte de l’enfer (détail)

Bouleversantes de vie, les œuvres semblent toujours exister dans un entre-deux, ainsi de ces centaures, figures qui fascinent Rodin, êtres chimériques, hybrides à la fois homme et animal, symbolisant l’esprit et le corps. De même, mais de manière plus puissante encore, presque tous les personnages s’extirpent de la gangue originelle. La limite demeure floue entre la pierre ou le bronze bruts, et la chair lisse, travaillée. Un dialogue, tragique, se joue entre le chaos primaire de la matière inerte et l’ordre sensible, sensuel, de la création. L’artiste fait surgir la forme esthétique mais laisse toujours visible la matrice. Ou, plutôt, saisit ses personnages au moment de leur naissance, lorsqu’ils sont encore en partie pris, pas tout à fait échappés. En les maintenant dans cet état intermédiaire, il leur confère une vie inégalable. Symboliquement, c’est dans cet entre-deux de l’arrachement à la matière que la vie atteint à son maximum d’intensité.

Rodin (127)
La Porte de l’enfer (détail)

Déployant des trésors de puissance, les figures de Rodin luttent pour accéder à l’existence, prisonnières de la matière brute, et toujours menacées d’y retourner. Elles s’arrachent au non-être pour accéder à l’être dans un vagissement tragique. Ainsi peut-on interpréter ces grottes, ces cocons de marbre ou de bronze qui semblent envelopper les personnages, peut-être pour les protéger dans un geste maternel, peut-être, aussi, pour les menacer de l’inévitable retour au chaos, pour les engloutir et, avec eux, le vain cri de la vie au milieu de l’assourdissant silence d’un monde absurde.

L'Éternelle idole
L’Éternelle idole / © Musée Rodin – Photo : Christian Baraja

Cette dialectique entre la matière brute, inerte, et la vie incarnée dans la figure sculptée, s’accomplit dans le geste qui crée le sens à partir de l’absurde, fait surgir l’ordre depuis le chaos. Le souffle créateur du sculpteur sur la pierre brute fait indéniablement de lui un héritier de Pygmalion (peut-être, d’ailleurs, pensait-il à celui-ci au moment de créer L’Éternelle idole, d’une si grande délicatesse). C’est parfaitement explicite dans des pièces comme La main de Dieu, également appelée, non sans raison, La Création. Mais c’est également sensible dans l’ensemble de ses sculptures. À tel point que toute l’œuvre de Rodin peut être interprétée comme une réflexion en acte sur la puissance démiurgique de l’artiste, autant que comme un poignant hommage à l’apparente absurdité de la vie, à la vanité de l’être en révolte contre sa propre finitude.

Cincinnatus,

La Main de Dieu ou La Création
La Main de Dieu / © Musée Rodin – Photo : Christian Baraja

[1] De même que Clemenceau, Lincoln ou… Arendt (elle, c’est ma nana). Et il y en a encore bien d’autres, promis.

[2] « Rodin en 1900, Le Pavillon de l’Alma »

[3] Lettre à Clara Westhoff, 2 septembre 1902, Rilke, Correspondance, Le Seuil, 1976, p. 25-26, citée dans Dominique Jarrasé, Rodin : la passion du mouvement, Terrail, 2001, p. 202

[4] Auguste Rodin, L’Art, entretiens réunis par Paul Gsell, Grasset, 1986 p. 24-26

[5] L’Art, p. 9

[6] L’Art, p. 29-30

[7] De même les contorsions qu’il impose à nombre de ses figures paraissent d’une harmonie absolue jusqu’à ce que l’on s’essaie à les reproduire. Impossible, ainsi, de s’asseoir comme le Penseur sans faire suivre l’expérience de nombreuses séances de kiné. Et pourtant ! Le naturel de cette statue laisse admiratif.

[8] L’Art, p. 171


Petite galerie de souvenirs :

 

 

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

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