La notion de vérité en science (3) – Les révolutions de paradigmes selon Thomas Kuhn

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Thomas Kuhn

Thomas Kuhn, qui fut l’élève de Popper, s’oppose en apparence à lui dans sa conception de l’évolution de la connaissance scientifique. Selon Kuhn, la science avance par révolutions du paradigme dominant, établi par ce qu’il appelle la « science normale », et non par élargissements successifs. Il peut ainsi dire, à propos de ces révolutions scientifiques : « chacune d’elles a exigé que le groupe rejette une théorie scientifique consacrée par le temps en faveur d’une autre qui était incompatible[1] », ce changement de paradigme par révolutions successives, étant « le modèle normal du développement d’une science adulte[2]. »

Entre les révolutions, s’installe donc une phase de calme apparent qu’il nomme « science normale » et qu’il définit comme « la recherche fermement accréditée par une ou plusieurs découvertes scientifiques passées, découvertes que tel groupe scientifique considère comme suffisantes pour fournir le point de départ d’autres travaux[3]. » Il s’agit d’un consensus de la communauté scientifique sur un certain nombre de résultats scientifiques qui servent de base non questionnée aux travaux de recherche. La science normale est rendue possible par l’accord sur un paradigme, autre concept clé de Kuhn.

Mais le paradigme, quand il est accepté, ne fournit pas pour autant un système complet de règles appliquées de manière consensuelle par tous les chercheurs. En effet, Kuhn accorde une grande importance aux groupes de savants, aux communautés de scientifiques. Celles-ci forment des factions qui se livrent une concurrence vigoureuse pour défendre des théories incompatibles. Ainsi dans l’exemple de l’optique, de l’Antiquité jusqu’au XVIIe siècle et Newton, différentes écoles défendaient leur propre paradigme, s’adossant en général à une métaphysique propre. Elles expliquaient ainsi différemment les mêmes phénomènes et, face à des résultats contradictoires, développaient des solutions ad hoc ou ne se prononçaient pas et attendaient des développements ultérieurs de la recherche.

De même, dans les premiers états de développement d’une science, avant d’aboutir à un premier paradigme partagé constituant la science normale, plusieurs écoles se disputent et accumulent les observations, expliquées diversement. Une école antérieure au paradigme, ou un individu, finit par s’imposer et définir un ensemble de certitudes, une « synthèse capable d’attirer la plupart des spécialistes de la génération suivante[4]. » Les autres écoles peuvent continuer de s’opposer sur certains points précis de la théorie mais elles l’acceptent dans son ensemble et peuvent se mettre à toutes travailler à partir d’une base commune. Quant à ceux qui refusent en bloc le nouveau paradigme, « ils seront simplement considérés comme extérieurs à la spécialité et on ignorera leurs travaux[5]. »

La science normale, une fois en place, est cependant loin d’être monolithique. Les sous-disciplines peuvent travailler avec le même paradigme au départ (par exemple la mécanique quantique) mais en utiliser des applications très différentes selon le champ d’étude (physique nucléaire ou chimie dans l’exemple de la mécanique quantique). Dans chacune de ces sous-disciplines, peut exister une science normale qui en recoupe éventuellement d’autres. Dans ce cas, une révolution scientifique peut intervenir à l’intérieur d’une sous-discipline et en bouleverser radicalement la science normale sans pour autant remettre en question le paradigme général. Kuhn introduit ainsi de la souplesse dans son système en jouant sur la spécialisation à l’intérieur des disciplines scientifiques.

La science normale n’est pas non plus amorphe ou statique : elle participe à l’augmentation de connaissances, son but étant « [d’] étendre régulièrement, en portée et en précision, la connaissance scientifique[6]. » Il ne s’agit donc pas pour elle de découvrir des nouveautés, mais de préciser les connaissances. Les nouveautés, elles, apparaissent par accident, lorsque surgit une anomalie, c’est-à-dire « l’impression que la nature, d’une manière ou d’une autre, contredit les résultats attendus dans le cadre du paradigme qui gouverne la science normale[7]. » Le paradigme montre alors ses limites de description du réel et la théorie est « réajustée » afin de prendre en compte l’anomalie en question : la science s’adapte au réel, réintègre le phénomène afin de le rendre prédictible.

Un des buts de l’expérience scientifique est de confirmer le paradigme, c’est-à-dire de démontrer la concordance avec la nature. Mais elle peut également servir à préciser des éléments du paradigme, donc à le rendre plus vrai. Car le paradigme doit décrire la réalité au mieux, être le plus vrai possible. Il n’est donc pas LE vrai. En tant que modèle, il reste dans l’interprétation. Le scientifique ne peut prétendre atteindre le vrai, mais en donner une image la plus vrai-semblable.

Le processus cyclique que Kuhn dégage peut donc être schématisé ainsi :

  • Formation d’un paradigme.
  • Science normale.
  • Anomalies croissantes et émergence d’un nouveau paradigme.
  • Situation de crise.
  • Acceptation du nouveau paradigme et retour à une phase de science normale.

Ce processus entraîne un double mouvement de progrès : la science normale permet un progrès par la résolution des énigmes posées à l’intérieur du paradigme ; lors des révolutions scientifiques, les vainqueurs affirment le progrès réalisé par leur victoire. L’histoire scientifique est donc écrite par les vainqueurs. Cependant – parce que « la force ne prime pas le droit[8] » – le nouveau paradigme doit être accepté par la communauté scientifique qui est maîtresse de la connaissance déjà existante, et peut juger à cette aune la qualité du nouveau paradigme[9].

Ce mouvement progressiste inhérent au processus ne conduit cependant pas inexorablement vers une vérité absolue : « nous devrons peut-être abandonner la notion, explicite ou implicite, selon laquelle les changements de paradigmes amènent les scientifiques, et ceux qui s’instruisent auprès d’eux, de plus en plus près de la vérité[10]. » Kuhn s’attache à décrire un processus, sans lui donner un but fixé : « le processus tout entier a pu se dérouler […] sans orientation vers un but précis, vers une vérité scientifique fixée et permanente dont chaque stade du développement de la connaissance scientifique serait un meilleur exemplaire[11]. » Les paradigmes successifs permettent de meilleures résolutions des énigmes, en cela ils apportent un progrès, mais certainement pas parce qu’ils permettraient de mieux appréhender ou décrire la vérité, c’est-à-dire ce que serait réellement la nature[12].

Cincinnatus,


[1] Thomas Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Flammarion, 1970 (1972 pour la traduction française), p. 21

[2] Ibid., p. 28

[3] Ibid., p. 24

[4] Ibid., p. 34

[5] Ibid., p. 35

[6] Ibid., p. 71

[7] Ibid., p. 72

[8] Ibid., p. 198

[9] À propos du remplacement d’un paradigme par un autre, Kuhn précise : « l’acte de jugement qui conduit les savants à rejeter une théorie antérieurement acceptée est toujours fondé sur quelque chose de plus qu’une comparaison de cette théorie avec l’univers ambiant. Décider de rejeter un paradigme est toujours simultanément décider d’en accepter un autre, et le jugement qui aboutit à cette décision implique une comparaison des deux paradigmes par rapport à la nature et aussi de l’un par rapport à l’autre. » (Ibid., p. 100)

[10] Ibid., p. 201

[11] Ibid., p. 204

[12] De ce point de vue il considère par exemple la théorie d’Einstein comme plus proche de celle d’Aristote qu’elles ne le sont toutes deux de celle de Newton.

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

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