
Nous sommes de plus en plus cons. C’est pas moi qui le dis, c’est statistique, scientifique, quantifié, sourcé et démontré : le QI moyen s’effondre. En même temps©, le nombre de « hauts potentiels intellectuels » (HPI) autodiagnostiqués – parce qu’on n’est jamais si bien servi que par soi-même – explose : preuve irréfutable de l’extension du domaine de l’imbécillité !
S’en étonner serait naïf ou malhonnête puisque toute forme d’intelligence est activement combattue dans une guerre d’anéantissement.
Trahissant sa vocation de lieu consacré à la transmission des savoirs, à l’exercice de la raison et à l’institution d’hommes libres et de citoyens éclairés, l’école est devenue la Garderie inclusive sous les applaudissements conjoints et complices des pédagogos, des néolibéraux, des identitaires, des parents d’élèves, des politiques, des médias, de la société, des enfants, du ministère, des inspections, des chefs d’établissement et mêmes de beaucoup d’enseignants.
L’université, où devraient régner les Lumières, le doute méthodique, la dispute intellectuelle, la liberté absolue de conscience et d’expression, le culte de la raison et du savoir, n’est plus qu’une ruine régie par des règles ineptes dictées par des technocrates bas-du-front, et habitée par des illettrés fanatiques et des sectes obscurantistes.
La culture doit s’excuser publiquement et raser les murs alors que l’inculture plastronne, que l’on s’enorgueillit de ne pas maîtriser sa propre langue maternelle et que l’on se vautre dans le moche et la calomnie du beau, du fin, de l’élégant, du nuancé.
Nos figures intellectuelles de référence sont passées de Camus et Aron (bon allez, on va même inclure Sartre… c’est dire où on en est !) à de sinistres clowns médiatiques comme BHL ou, ultime arbitre des élégances, Hanouna ; dans le même temps, les dirigeants politiques, jadis pétris de culture, ont laissé la place à des technocrates affairistes obnubilés par l’argent.
Homo festivus et homo œconomicus se disputent la primauté chez l’individu privé – c’est-à-dire privé de toutes ses dimensions – que la culture de l’avachissement laisse sans colonne vertébrale intellectuelle, sans références communes, sans rien d’autre en partage qu’une bouillie spectaculaire, formatée aux normes narratives et esthétiques de l’industrie du divertissement, pur produit de consommation – vite avalé, vite oublié – qui remplit complaisamment notre temps de cerveau disponible et qui est à la culture ce que Uber est au travail et McDo à la gastronomie : le sacre de l’ignoble.
L’esprit critique se retourne comme un gant pour devenir suspicion antiscientifique, anti-Lumières, anti-raison ; les théories complotistes et conspirationnistes les plus délirantes obtiennent des succès ahurissants sur les réseaux dits sociaux où l’avis d’un prix Nobel a moins de valeur que les divagations d’un chanteur de rap sous acide : et plus elles sont débiles, plus elles sont partagées et crues par des individus ayant définitivement abdiqué toute forme de discernement.
Les fous ont pris la direction de l’asile à ciel ouvert ; l’idiocratie est notre régime politique.
C’est pourquoi nous sommes si soulagés d’externaliser ce qui nous reste de cerveau. De trouver des béquilles à notre intelligence brisée. De confier à des doudous physiques ou symboliques le soin de penser pour nous et, ainsi, de nous réconforter de notre propre décrépitude cérébrale.
Nous capitulons et cédons volontairement de plus en plus de terrain aux prothèses technologiques, à mesure que s’accroît notre paresse intellectuelle. Elles grignotent progressivement des champs toujours plus larges et intimes de nos activités mentales, et nous soumettent, avec notre propre assentiment complice, à une dépendance narcotique – il n’est qu’à voir notre rapport toxicomaniaque aux écrans. Toutes les activités humaines s’appuient désormais sur la technique et, lorsque nous sommes forcés de nous en passer, nous découvrons à quel point nous lui sommes asservis. Certes, l’apparition du GPS dans les voitures a sauvé nombre de couples du divorce ; mais combien de passagers sauraient aujourd’hui guider correctement le conducteur à l’aide d’une carte en papier ? Et l’infantilisation des automobilistes n’en est qu’à ses débuts avec l’arrivée des véhicules autonomes bardés de gadgets électroniques « d’aide à la conduite » grâce auxquels une Tesla est finalement plus proche d’un gros iPhone que d’une 4L.
Nous délocalisons nos cerveaux dans quantité de produits censés nous « simplifier la vie ». Le discours marketing ressemble à la chanson du python Kaa dans le dessin animé de Disney lorsqu’il hypnotise Mowgli. À la différence près que nous ne demandons qu’à croire ces balivernes. Nous sommes pourtant bien informés du coût réel de ce confort : intrusions dans la vie privée, perte d’autonomie, vol des données personnelles – mais que nous importe, puisque cela nous permet de nous complaire un peu plus dans notre avachissement. Alors nous entrefermons les yeux et nous nous laissons subjuguer par le sfumato délicatement entretenu autour du fonctionnement réel de ces engins. La pensée magique est un doux refuge. Et plus la technique imprègne notre vie quotidienne, plus se généralise l’inculture scientifique.
C’est dans ce contexte que surgit la fameuse « intelligence artificielle », véritable symptôme de notre abdication collective. L’oxymore n’est pas nouveau. Le terrain a été bien préparé. Les générations actuelles ont été biberonnées aux œuvres plus ou moins réussies de la science-fiction cyberpunk – et certaines sont de purs chefs d’œuvres. L’imaginaire collectif, suffisamment nourri, a été en quelque sorte mithridatisé, saturé d’images et de mots. Ainsi peut-on faire passer à peu près tout et surtout n’importe quoi pour de « l’intelligence artificielle », sans que cela ne provoque d’étonnement ni de contestation quant à la désignation même de ce phénomène. Il paraît même incongru de rappeler que derrière les derniers exemples en vogue actuellement que sont Chatgpt, Midjourney, Dall-E et autres, il n’y a en réalité aucune intelligence. Le terme n’est qu’une usurpation d’identité.
Car ce n’est pas là de l’intelligence, d’aucune manière, mais un mime d’intelligence, une simulation. De même que Big Blue ne sait pas qu’il joue aux échecs, de même Chatgpt ne sait pas qu’il répond à des questions et ne sait pas ce qu’il répond ; Midjourney et Dall-E ne savent pas qu’ils créent des images. L’ordinateur ne sait pas ce qu’il fait. C’est nous qui interprétons ses réponses et donnons un sens aux caractères ou pixels qu’il rend, dans une projection anthropomorphique pure. Le programme informatique singe la pensée, singe l’humanité. Il ne pense pas. Il n’imagine pas. Pas plus que le marteau ne sait qu’il enfonce un clou. Toute l’intelligence de l’IA, c’est celle de l’homme qui se laisse prendre à croire qu’il a devant lui quelque chose qui lui ressemble et qui fonctionne comme lui. Les algorithmes peuvent être d’une grande sophistication mais ce qu’ils produisent n’a pas de sens autre que celui que nous donnons : de simples suites de caractères ou la colorisation de pixels, obtenues par entraînements et, surtout, par une myriade de petites mains qui font tourner la machine derrière et entretiennent l’illusion.
L’expression de « pensée magique » n’a peut-être jamais été si justifiée. Nous nous comportons face à l’IA comme des enfants devant un prestidigitateur. Obscurément conscients qu’il y a « un truc », nous refoulons immédiatement cette idée pour nous laisser aller au plaisir de la fascination. Le cynisme côtoyant toujours l’innocence, nous nous empressons d’arborer le sourire des derniers hommes du Zarathoustra et de cligner de l’œil devant les réponses farfelues d’un Chatgpt… sans nous départir toutefois de la fascination première. Cette ambivalence superficielle tient lieu de piètre distance critique. Englués que nous sommes, dans notre paresse intellectuelle, comment pourrait-il en être autrement ?
Pendant que nous nous amusons avec ces jouets pour enfants mal grandis, nous ne nous apercevons même pas des transformations radicales qu’entraîne le développement de ces techniques. À l’école, à l’hôpital, au tribunal… l’humain est progressivement congédié au profit de la machine. L’intelligence artificielle n’est pas intelligente mais les intérêts financiers qui la meuvent le sont beaucoup plus et prospèrent sur la manipulation des esprits et la déshumanisation des rapports sociaux. L’équation, qui a pu posséder jadis une certaine validité, « progrès scientifique = progrès technique = progrès économique = progrès social = progrès humain », est aujourd’hui une dangereuse mystification fondée sur des sophismes. Et passe pour horriblement réactionnaire toute remise en question de ces sophismes. En réalité, les progrès technique et économique asservissent les autres termes de l’équation et provoquent leur régression.
Loin des délires transhumanistes qui promettent une « singularité technique » (ce qui ne veut rien dire) à plus ou moins court terme, l’intelligence artificielle ne doit ni fasciner ni effrayer. Elle doit être démythifiée, c’est-à-dire que ses escroqueries et promesses d’ivrogne doivent être mises au jour, afin de sortir de cette déresponsabilisation individuelle et collective dans laquelle nous nous enfonçons. Déléguer toujours plus à la technique nos facultés de penser et de juger revient à nier jusqu’à notre propre humanité. Et ainsi progresse chaque jour un peu plus la société de l’obscène.
Cincinnatus, 17 avril 2023
Quelques billets pour poursuivre la réflexion :
La dépendance
L’inculture plastronnante
L’effondrement de l’instruction
La culture de l’avachissement
La trahison des images
Les crises de l’université
La Vérité est ailleurs…
La société de l’obscène
Progrès scientifique : Prométhée chez les traders
L’hybris transhumaniste : idéologie et utopie
Amnésie béate et illusion du Progrès
Ces incultes qui nous gouvernent
Moi, j’ai peur. Peur de l’extension de ces machines à ne plus penser ou à nous dire quoi penser.
Peur de voir qu’un robot pourra établir un diagnostic médical, remplaçant la réflexion, les tâtonnements, l’intuition, l’expérience d’un médecin aguerri qui écoute et qui vous parle.
Peur de voir mes élèves remplacer encore davantage l’effort personnel par un commentaire de texte tout fait, ce qui leur interdira la compréhension du texte, l’appropriation des structures de phrase, du vocabulaire, de la rigueur de l’argumentation, et la joie poétique que procure la découverte d’un beau passage.
Peur d’entendre : « Mais je l’ai lu dans ChatGPT ».
Peur de constater que ce qui faisait l’humain : l’acquisition de connaissances précises et sans cesse vérifiées, l’expression de sentiments ou d’interrogations face au mystère de la vie, à ses misères et ses grandeurs, à la splendeur du monde, céderont définitivement la place … au vide. Mes élèves ne savent déjà plus qu’une « rivière chante », ne comprennent plus l’image de ses « haillons d’argent », ni pourquoi le « petit val mousse de rayons ». Non seulement parce qu’ils ne connaissent pas les mots « haillons, val, mousse, cresson, nue, glaïeuls, somme », ni les phrases aussi simples que « Où le soleil, de la montagne fière, /Luit », parce qu’ils confondent le pronom « lui » et le verbe luire. Non seulement parce qu’ils ne voient guère de rivières. Mais surtout parce que PERSONNE ne leur demande de les regarder, personne ne leur fait découvrir la joie que procure la beauté de la rivière, personne sauf quelques rares hurluberlus de professeurs qui n’ont pas démissionné et dont on ricane à bon compte en salle des profs. L’enseignement de la littérature est purement utilitariste et technico-technique, les élèves ne savent plus lire, qui ose encore leur lire un poème avec émotion, nuance, respect du rythme ??
Nous sommes devenus plus cons que des machines parce que nous, nous sommes responsables.
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Merci beaucoup chère Marie ! Je suis d’accord avec chaque mot de votre commentaire !
Cincinnatus
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« C’est un petit val, qui mousse de rayons »
Tout n’est pas perdu !
Merci à l’auteur et au commentaire
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