Les lectures de Cinci : l’internationale islamiste

Le frérisme et ses réseaux, l’enquête, Florence Bergeaud-Blackler, Odile Jacob, 2023

Le livre en deux mots

Il y a un an, Florence Bergeaud-Blackler publiait le fruit de décennies de travaux sur les Frères musulmans. L’ouvrage a immédiatement provoqué une vague d’insultes et de calomnies contre l’anthropologue, chargée de recherche au CNRS, y compris venant de chercheurs aux accointances pour le moins critiquables. Contrairement à ses adversaires, auteurs de tribunes diffamatoires, j’ai lu ce livre. Et j’invite tout le monde à en faire autant. Avec Gilles Kepel qui préface l’ouvrage, Florence Bergeaud-Blackler est sans doute la meilleure spécialiste française des réseaux islamistes. Son enquête est dense, serrée, parfaitement référencée ; les sources sont nombreuses et solides ; la hauteur de vue suffisante pour appréhender le phénomène dans toute sa complexité. Et complexe, le frérisme l’est par nature. Articulé autour de trois dimensions – Vision, Identité, Plan (VIP) –, il fonctionne comme une idéologie en action, au service d’un projet mondial. L’auteur montre ainsi très bien comment le frérisme découpe les populations en autant de segments à gagner à sa cause, adaptant ses méthodes et ses approches pour en accroître l’efficacité : jeunes gens issus des diverses immigrations, cadres, femmes (les pages consacrées au Femyso sont saisissantes), mouvements sociaux et/ou écologistes (l’éco-islamisme a le vent en poupe en Europe, qui prétend lier justice environnementale et justice raciale pour séduire les jeunes), partis politiques, syndicats, etc., chacun subit de manière différenciée l’entrisme du mouvement frériste – mais tous dans le même objectif. Avec une prédilection pour « l’islamisation de la connaissance » : « L’éducation, l’école et l’université restent la priorité et c’est dans ces secteurs que les avancées du frérisme et de l’islamisation de la connaissance sont les plus patentes [1]. » Loin des fantasmes complotistes en tout genre auxquels les collaborateurs du frérisme la ramènent, cette enquête lucide et rigoureuse permet de mieux comprendre les objectifs et les méthodes de ces ennemis de la République.

Où j’ai laissé un marque-page

Le chapitre consacré à l’« islamophobie », ce piège de la propagande et véritable levier d’influence et de chantage qui inverse les rôles des victimes et des bourreaux, bâillonne les critiques et fait passer les défenseurs de la laïcité pour de violents agresseurs alors que ce sont eux qui se font assassiner !

Quelques extraits pour méditer

Une erreur courante consiste à évaluer le frérisme à l’aune d’un projet purement politique, alors qu’il est, plus justement, un projet politico-religieux de type sectaire, avec sa dimension eschatologique, visant la transformation du monde par le biais d’une reprogrammation de l’individu, de son esprit, et de son corps.
Le système d’action frériste cherche à modifier la vision du monde et les pratiques quotidiennes de ceux qu’il endoctrine. C’est la voie économe qu’il a choisie pour agir sur le monde sans le changer puisqu’il n’en a pas les moyens. Le frérisme s’oppose en des termes civilisationnels et culturels à l’ennemi qu’il s’est choisi, « l’Occident », en utilisant contre lui-même ses propres technologies, son histoire, son droit, sa philosophie d’origine européenne. Sa guerre ne vise pas la destruction du monde (car il abrite des non-musulmans qui sont des musulmans qui s’ignorent), mais sa subversion. Ainsi, le projet frériste est, on l’oublie trop souvent, un projet intellectuel qui agit sur le domaine de la pensée et de l’esprit, et il le fait par la ruse, l’illusion et la manipulation. (p. 153)

Tactiquement, les Frères se situent au milieu, leur ambition est de s’étendre, d’englober l’ensemble des courants musulmans depuis le centre. Face à l’adversité mécréante, ils appuient tous les groupes musulmans, ou du moins ne les désavouent jamais publiquement (à l’inverse des jihadistes et des wahhabo-salafistes), même s’ils en désapprouvent les conduites. De façon générale, pour ne pas être en situation de confrontation et rassembler le mouvement islamique, ils recourent au modèle de la sous-traitance. Ils mobilisent une main-d’œuvre pour leur compte sans se solidariser à elle par un contrat formel. C’est aussi plus économique. La sous-traitance permet de ne pas investir pour l’entretien et l’équipement, et de ne pas être responsables des éventuels dommages causés par les sous-traitants. Elle permet également de mobiliser des procédés et méthodes peu compatibles avec la stratégie de notabilisation poursuivie en façade – pour gagner en légitimité auprès des pouvoirs publics. Les prédicateurs frérosalafistes, nous le verrons, sont un exemple parfait de sous-traitance de l’entreprise frériste. L’externalisation permet de faire réaliser des tâches en dehors du métier traditionnel de l’entreprise. Il ne manque pas d’individus ou de groupes volontaires pour ce travail de sous-traitants. Des étudiants ou des chercheurs en sociologie ou anthropologie qui veulent se spécialiser dans la lutte contre les discriminations ou l’islamophobie, des politiques en recherche d’électeurs, des responsables d’associations de quartier œuvrant pour « la diversité » et « le vivre ensemble », des entreprises intéressées par le business halal, etc. Le contractant bénéficie d’avantages en fidélisant ses rapports avec l’entreprise Frère sans être identifié à la marque. (p. 210-211)

Disons-le d’emblée : assimiler l’islamisme, dont le frérisme est la composante internationaliste, à l’islam est une erreur ontologique et politique. Cela équivaut à confondre une langue avec le langage.
L’islam est un langage, l’islamisme une des langues qui prétendent porter son message, un arrangement particulier de la compréhension religieuse. Politiquement, la confusion est catastrophique, car elle alimente le projet islamiste qui vise précisément à se faire passer pour l’islam en soi et à ne rien laisser de musulman en dehors de lui.
Force est de constater qu’aujourd’hui le frérisme domine le paysage islamique européen. Cette situation n’est pas accidentelle, elle a été désirée et planifiée par les étudiants musulmans venus étudier dans les universités occidentales, après qu’ils ont rendu licites l’émigration et la vie hors du Dar al-Islam et appelé l’Europe « terre de contrat » – contrat par nature provisoire. L’implantation de l’islamisme en Europe ne peut donc être considérée comme purement réactive aux conditions socio-économiques faites aux immigrés ou aux discriminations culturelles ou racistes.
Le frérisme n’est pas le refuge de populations mal intégrées et repliées sur elles-mêmes. Il n’est pas un lieu, un camp, un abri de repli pour les étrangers en mal de repères mais une force, une dynamique qui cherche à attirer, rassembler, guider les populations musulmanes, étrangères comme françaises. Le frérisme n’est pas le produit de l’immigration, il est un produit de la mondialisation, ce qui est très différent. Il n’est pas une réaction ou une alternative aux grands maux du capitalisme et du néolibéralisme après la chute du communisme, il est au contraire parfaitement adapté au capitalisme néolibéral qui lutte contre toute frontière et fabrique des cultures globales éphémères. Le frérisme, lui, propose son système d’action articulant une vision, une identité et un plan donnant un sens à l’action individuelle et collective.
[…]
Le frérisme est un système autoréférentiel ouvert capable d’utiliser n’importe quel moyen licite – ou qu’il déclare licite – du moment qu’il s’inscrit dans la visée finale. Pour cela, il puise à la source d’une riche tradition multiséculaire, l’islam, composée d’un texte déclaré sacré (la parole de Dieu telle qu’en elle-même) et d’un modèle prophétique qui en est l’incarnation. Chaque musulman wasat doit imiter le Prophète ou ses épouses en toute occasion, des plus profanes aux plus sacrées.
Les nombreux rituels individuels indexés aux temps cosmiques du soleil et de la lune assurent la coordination collective. Pour ces raisons, le frérisme n’a pas d’équivalent en dehors de l’islam.
Le système-islam est autoréférentiel mais il n’est pas entièrement autonome, il a besoin pour unir les fidèles autour de lui de ce qui active sa dynamique agrégative : un ennemi à subvertir, convertir, et donc anéantir. Comme au judo, ce n’est pas sa force qui lui permet de gagner le combat mais sa capacité à utiliser celle de l’adversaire.
Là résident sa force en même temps que sa faiblesse. Si un jour son adversaire fait un pas de côté, il s’effondrera.
Ce pas de côté, nous pouvons le faire à certaines conditions : prendre au sérieux le frérisme, le reconnaître, comprendre comment il pense en se mettant à sa place mais sans s’identifier à lui, ne pas parler son langage en utilisant ses termes ou sa langue. Par exemple, l’utilisation du mot « taqiya » nous enferme dans l’espace mental du frérisme, nous n’utilisons pas alors la connaissance philosophique que nous avons de la dissimulation et de la ruse. Relisons plutôt Machiavel, et traduisons dans nos langues. (p. 333-334)

Cincinnatus, 12 février 2024


[1] p. 266.

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

2 réflexions au sujet de “Les lectures de Cinci : l’internationale islamiste”

  1. Un ouvrage indispensable! Ces critiques ne sont que des attaques ad nominen contre FBB montrant ainsi leur pauvreté et leur absence d’arguments. Nous avons reçu Florence dans le cadre du Comité Laïcité République Pyrénées qui a reçu un accueil du public très apprécié. Il faut absolument lire cet ouvrage et soutenir Florence car elle est attaquée de toute part et est par ailleurs sous protection.

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  2. Toujours tenté par une démarche qui s’aimerait tendu vers le réalisme, il y aurait un rapport à établir entre l’évolution des beaux arts depuis la guerre et l’évolution des idéologies politiques dans la même période.
    Voir l’exellent livre : L’art caché enfin dévoilé. de Madame Aude de Kerros Editions Eyrolles

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