Après les concepts d’idéologie et d’utopie selon Paul Ricœur, puis celui de monde commun chez Hannah Arendt, je m’intéresse dans les deux prochains billets à la novlangue, telle qu’elle a été étudiée au milieu du XXe siècle par Victor Klemperer et George Orwell. Je consacre le premier à une présentation croisée des deux auteurs, leurs parcours me semblant cruciaux pour comprendre leur travail sur la novlangue. Le second se concentre sur les mécanismes à l’œuvre dans ces entreprises de manipulation du langage.
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Victor Klemperer et George Orwell pensent simultanément le phénomène d’appropriation et de manipulation de la langue par un régime totalitaire. Le premier vit sous l’oppression nazie pendant douze ans et en tire un témoignage bouleversant, LTI ; le second, de vingt-deux ans son cadet, découvre le totalitarisme pendant la guerre d’Espagne, étudie la corruption de la langue britannique et écrit 1984, fiction mondialement reconnue.
Bien qu’ils ne puissent avoir connaissance des travaux de l’autre, LTI et 1984 se répondent étrangement.
Dans les titres, d’abord.
Les trois lettres d’un acronyme pour Klemperer, celui de la Lingua Tertii Imperii, la Langue du Troisième Reich, le nom de code qu’il donne à cette perversion de la langue allemande par les nazis, pour en parodier les techniques et pour se donner un « balancier » auquel s’accrocher pendant les douze années d’horreur.
Les quatre chiffres d’une date pour Orwell, un simple nombre, un point au milieu d’une histoire entièrement remaniée, réécrite par le Parti et qui n’a ainsi aucun sens. Un jeu, aussi, sur la date de fin de rédaction de l’ouvrage : 1948. Un jeu avec les chiffres comme la novlangue joue avec les mots, les manipule.
Dans les deux cas, une satire de la langue détestée, de son minimalisme qui vise la réduction de l’intelligence.
Dans le constat, ensuite. Celui de l’appropriation systématique du langage par le totalitarisme qui y trouve le chemin vers les consciences des individus.
Dans l’analyse détaillée, enfin, des techniques utilisées par l’idéologie pour faire sienne cette langue.
Le but du novlangue était, non seulement de fournir un mode d’expression aux idées générales et aux habitudes mentales des dévots de l’angsoc, mais de rendre impossible tout autre mode de pensée[1].
Victor Klemperer et George Orwell, séparés de presque une génération, vivent dans deux univers radicalement différents. Comment ces deux auteurs, qui n’ont sans doute même pas idée de l’existence l’un de l’autre, se rencontrent-ils sans le savoir sur l’analyse de ce processus, de cette volonté consciente de transformation et d’assujettissement de la langue ?
Petits détours biographiques pour comprendre les généalogies de leurs pensées.
La maturation : des intellectuels en guerre
Klemperer et le journal de la domination nazie : 1933-1945

Né en 1881, fils de rabbin et cousin du chef d’orchestre Otto Klemperer, le philologue allemand Victor Klemperer est un spécialiste de la littérature française du 18ème siècle – il soutient sa thèse sur Montesquieu en 1914, à Munich. Né dix ans après l’émancipation des Juifs dans le Reich allemand, il se considère lui-même comme allemand bien davantage que comme juif. Ayant accédé aux études puis aux carrières universitaires, son acculturation est, de son propre aveu, complète et plus profonde que celle correspondant à la norme de sa classe. Il épouse Eva, non-juive, « aryenne » selon la terminologie nazie, et adhère avant tout aux valeurs de l’Allemagne – comme en témoigne son départ volontaire pour la guerre en 1915 – sans chercher à manifester une double appartenance identitaire.
L’arrivée au pouvoir des nazis en 1933 ne le convainc pas de quitter son Allemagne. Dans le journal qu’il tenait déjà auparavant, il se présente toujours comme allemand et refuse l’identité raciale qui lui est imposée. De même, il prend fréquemment ses distances avec le sionisme, non par rejet, mais simplement par choix : Victor Klemperer est allemand, point barre.
En 1935, les lois antijuives le contraignent cependant à abandonner sa chaire à l’université de Dresde : à cinquante-quatre ans, le savant devient manœuvre en usine. Bien que subissant les restrictions et les humiliations imposées aux Juifs, il est protégé de la déportation par son mariage mixte avec Eva, qui ne le quittera jamais. Le 13 février 1945, il est toutefois « convoqué » par les nazis, avec les derniers Juifs de Dresde, pour être déporté. Ironie du sort, le jour même, le bombardement anglo-américain sur la ville le sauve de l’extermination.
Durant ces douze années de domination nazie, Victor Klemperer se sert de son journal, selon son expression, comme d’un « balancier » auquel il s’accroche pour garder l’équilibre dans un monde « délirant ». Il se lève tous les matins à 4 heures pour relater la journée précédente, pour étudier, en philologue, la langue allemande et son utilisation par les nazis, pour témoigner de l’horreur de sa condition, avant de partir pour les dix heures de travail à l’usine :
observe, étudie, grave dans ta mémoire ce qui arrive – car demain déjà cela aura un autre aspect, demain déjà tu le percevras autrement –, retiens la manière dont cela se manifeste et agit[2].
Ce journal représente à lui seul un danger majeur : si un seul feuillet venait à la connaissance de la gestapo, Klemperer perdrait les avantages de son mariage mixte et serait déporté immédiatement. Au risque de leurs vies et jusqu’à la chute du régime nazi, Eva se charge ainsi régulièrement de cacher les écrits de son époux chez une amie à Pirna.
Orwell, de la guerre d’Espagne à l’antitotalitarisme : 1937-1945

Bien plus connu aujourd’hui, George Orwell, de son vrai nom Eric Arthur Blair, est né aux Indes en 1903. Après des études à Eton, il intègre la Police impériale des Indes en Birmanie en 1922, mais part en Angleterre en 1928 et démissionne de son poste en Asie. Jusqu’en 1935 il vit entre Paris et Londres de mendicité et de travaux précaires, puis publie Down and out in Paris and London (La Vache enragée), recueil de ces années difficiles. Il s’engage dans le POUM (Parti Ouvrier d’Unification Marxiste) lors de la guerre civile espagnole et y fait l’expérience in situ du totalitarisme stalinien qu’il dénoncera dans La Catalogne libre.
Socialiste révolutionnaire, il n’a jamais été attiré par Marx, dont il a donné le nom à son caniche, seul lien connu entre eux[3]. Il découvre durant ces années la nature du communisme stalinien et le fait que la démocratie égalitaire peut être menacée non seulement par les forces capitalistes et réactionnaires, mais également par les staliniens pour lesquels l’essence du totalitarisme réside dans la corruption de la réalité et du langage par l’idéologie. Il constate ainsi que, pour se protéger du monde réel, l’orthodoxie idéologique impose la fin de l’objectivité et offre aux idéologues la possibilité de moduler la vérité à volonté. Lorsqu’il est blessé en 1937 et qu’il quitte l’Espagne pour le Maroc, George Orwell se montre lucide sur le communisme tel qu’il est pratiqué en URSS et au sein des partis occidentaux entièrement dominés par Moscou. Cependant, il n’en reste pas moins un fervent partisan de la Gauche révolutionnaire et ne peut imaginer une alliance avec le capitalisme, source naturelle, selon lui, du fascisme.
La signature du pacte germano-soviétique et le début de la guerre opèrent sur George Orwell un revirement important en le convainquant d’adhérer aux valeurs des démocraties libérales, seules capables de lutter contre le totalitarisme, terme qu’il emploie à partir de 1939. De révolutionnaire il devient patriote et soutient l’effort de guerre. En attaquant les régimes ennemis, il n’hésite pas à s’en prendre aux intellectuels, britanniques au premier chef, qu’il accuse de favoriser les idéologies totalitaires par leur antipatriotisme :
Il est étrange, mais néanmoins indubitable, que n’importe quel intellectuel anglais se sentirait plus coupable de se lever quand on joue le « God Save the King » que de piller le tronc des pauvres[4].
Orwell retient contre ces intellectuels leur manque de common decency, concept fondamental de la pensée orwellienne[5], ainsi que leur participation active à l’appauvrissement systématique de la langue. En effet, depuis ses années en Espagne et surtout son retour en Angleterre, Orwell observe, comme Klemperer en Allemagne au même moment, l’évolution de sa langue et la façon dont la manipulation par les idéologies s’inscrit au cœur de l’entreprise totalitaire.
L’écriture quasi simultanée des deux ouvrages : 1945-1948
LTI : le témoignage « pour des mots »
Après la guerre, entre 1945 et 1947, Victor Klemperer revient sur les pages de son journal écrites durant les douze années du régime nazi et en tire LTI, carnet de notes d’un philologue. La volonté de durer qui résidait au cœur de l’entreprise du journal trouve dans cette publication son expression presque définitive – il faudra attendre 1995 pour que le journal lui-même soit publié. Avec LTI, Klemperer souhaite montrer la différence entre la domination nazie et une dictature classique : l’imprégnation totale de l’idéologie, en particulier dans la langue, son principal vecteur. Il écrit donc pour cette langue allemande qu’il a aimée mais qui a été manipulée et souillée, comme il l’explique dans l’épilogue : « c’est ainsi qu’est né ce livre, moins par vanité, je l’espère, que “pour des mots”[6]. »
Klemperer, à l’instar d’Orwell et contrairement à un nombre important d’intellectuels de leurs générations, n’avait jamais été attiré par Marx. Il décide tout de même de rester en 1945 en zone soviétique et embrasse le communisme. Cet étonnant manque de recul devant l’idéologie du nouveau régime, qui utilise les mots de la même manière que le précédent combattu durant douze ans, était déjà perceptible dans son journal. Analysant alors la technicisation de la société et du langage effectuée par les nazis, il notait qu’elle était aussi à l’œuvre dans la société soviétique et dans les propos de Lénine assimilant le professeur à « l’ingénieur de l’âme ». Pourtant, Klemperer n’en tirait pas les conclusions logiquement attendues, préférant croire que « la métaphore allemande désigne l’esclavage et la métaphore russe, la liberté[7]. »
Ses relations avec le régime soviétique semblent complexes. L’écriture de LTI a été rendue possible par la volonté du nouveau pouvoir d’attirer à lui les savants allemands dans un but de légitimation morale, en particulier par le retour sur les crimes du nazisme, entreprise dans laquelle LTI s’inscrivait parfaitement. Néanmoins, appelé ensuite à défendre le gouvernement de RDA, Klemperer ne le sert que mollement et trouve refuge dans le travail. Après LTI, il a le plus grand mal à publier ce qu’il considère comme l’œuvre de sa vie, L’Histoire de la littérature française au XVIIIème siècle.
Dans cet apparent renoncement à combattre de nouveau un régime qui fait de l’appauvrissement systématique du langage une arme au service de l’orthodoxie idéologique, peut-être faut-il voir la simple expression du désir d’apolitisme qu’il émettait déjà à la fin de la guerre, en aspirant à « s’absorber exclusivement dans la science et éviter cette satanée politique[8]. »
1984 : la fiction dénonciatrice de la novlangue
Le langage, chez Orwell, a toujours une dimension, voire une fin, politique. Il observe par exemple l’incommunicabilité de la sensibilité intime, qui se résoudrait soit par l’augmentation artificielle et consciente du vocabulaire[9], soit par l’exercice littéraire. En fait, Orwell souhaite alors démontrer la nécessité de placer le prolétaire au centre du renouveau linguistique, et donc du jeu politique. Si l’intelligentsia a participé à l’appauvrissement du langage, la solution se trouve, selon lui, dans le prolétariat qui possède un vocabulaire riche et non vicié par les clichés vides de la langue de bois.
Ce processus de manipulation consciente lui semble par ailleurs inhérent à tout langage politique, « construit pour rendre le mensonge vraisemblable, le meurtre respectable et pour donner une apparence de solidité à ce qui n’est que du vent[10]. » Son travail se base sur ses observations de l’anglais de son époque et la dichotomie entre la langue de l’intelligentsia et celle de la rue qui se laisse progressivement contaminer. Il constate ainsi que, faute d’une grammaire étoffée, la simplicité de la langue anglaise la rend d’autant plus facile à manipuler. Ses deux essais, The English language et Politics and the English language annoncent ainsi son travail sur la novlangue dans 1984.
Il place très logiquement cette conception éminemment politique du langage au cœur de 1984 qu’il commence en août 1946. Il a noté que si les mécanismes à la base de la novlangue sont déjà en action dans la société anglaise des années trente et quarante, ils nécessitent néanmoins un régime totalitaire pour être menés à terme. Il décide donc d’écrire ce qu’il considèrera toujours comme une satire, en mettant en scène une idéologie qui s’emploie de façon rationnelle à manipuler le langage. Plus encore, la transformation de la langue y devient le moteur de l’idéologie : ainsi le personnage du philologue Syme peut-il affirmer que « la Révolution sera complète quand le langage sera parfait[11]. » L’acharnement qu’Orwell met à faire accepter à ses éditeurs l’appendice sur « les principes du novlangue », malgré ses incohérences apparentes, montre à quel point cet aspect de l’œuvre est essentiel à ses yeux. D’autant plus qu’il se sent isolé dans sa dénonciation du langage totalitaire qu’il ressent comme un crime, en ce qu’il diminue le domaine de la pensée et la pervertit par la réduction du vocabulaire et sa corruption.
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Nous avons donc d’un côté George Orwell qui, à partir de ses observations de la langue anglaise, entreprend l’écriture d’une fiction d’anticipation dont l’essentiel se trouve dans l’étude qu’il fait de la manipulation consciente du langage par un régime totalitaire. Et de l’autre, Victor Klemperer, de vingt-deux ans son aîné, qui développe simultanément en RDA les mêmes idées à partir de son expérience vécue sous la domination nazie.
À suivre : les ressorts de la novlangue.
Cincinnatus, 14 mars 2016
[1] George Orwell, 1984, Folio, traduit par Amélie Audiberti, Appendice : les principes du novlangue, p422
[2] Victor Klemperer, LTI, la langue du IIIe Reich, Pocket, coll. Agora, traduit et annoté par Élisabeth Guillot, préface de Sonia Combe et postface d’Alain Brossat, p. 34
[3] Anecdote rapportée par Jean-Claude Michéa dans Orwell, anarchiste tory, Climats, p.15
[4] George Orwell, Le lion et la licorne : socialisme et génie anglais, in Dans le ventre de la baleine et autres essais, Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, p.228-229
[5] Pour approfondir, je recommande chaudement les analyses de la pensée de George Orwell sur le site du Comptoir :
George Orwell : le frivole et l’éternel
Orwell et le socialisme des gens ordinaires
George Orwell, le journalisme appliqué à la littérature
Avec Simone Weil et George Orwell, pour un socialisme vraiment populaire
Et l’entretien de février 2016 avec Jean-Claude Michéa
[6] LTI, p362
[7] Ibid., p210
[8] Ibid., p359
[9] C’est-à-dire l’invention de mots nouveaux destinés à exprimer tant le ressenti que l’intuitif pour étendre le champ du langage et de la pensée, ce qui correspond à la démarche exactement inverse de la novlangue. Il s’inspire ici de l’esperanto auquel il s’est particulièrement intéressé dans ses études sur le langage.
[10] Politics and the English language, cité par Jean-Claude Michéa, Orwell, anarchiste tory, p40
[11] 1984, p80