Totalitarismes, des religions politiques ? – 2. La communauté élue

Précédent : 1. La mystique totalitaire

Les mythes des régimes totalitaires ont pour but central la constitution organique de la communauté élue par le mouvement historique (selon la race ou la classe, c’est-à-dire le principe fondateur, le Realissimum). Cette ecclesia se forge à partir des rituels du régime totalitaire techniciste, et prend pour médiateurs de sa construction une nouvelle langue totalitaire qui participe de l’entreprise de destruction systématique de la pensée, ainsi que le chef, incarnation à la fois de la communauté et du Realissimum, véritable cristallisation du désir des foules.


Sommaire :
I. L’ecclesia
A/ La communauté organique
B/ L’organisation hiérarchique
C/ Le retour du Père primitif
II. La ritualisation de la société
A/ Les rites totalitaires
B/ La ritualisation des purges et la réification de l’être humain
III. Les médiateurs de constitution de la communauté
A/ La novlangue totalitaire, outil contre la pensée
B/ Le chef charismatique, incarnation de la communauté


I. L’ecclesia

A/ La communauté organique

Le régime totalitaire se forme autour de la constitution d’une communauté de croyants désignée, dans le processus gnostique d’extension du Realissimum, comme le groupe élu. Pour le dire autrement, la construction des mythes désigne une communauté à l’élection et au salut dans la promesse d’une apocalypse qui sera son avènement. La race aryenne doit dominer le monde, la classe prolétaire doit amener la véritable démocratie : elles sont toutes deux les championnes de la « véritable humanité ». Dans ce mouvement téléologique du monde, la place particulière qu’occupe la communauté dans l’histoire la légitime en retour. Le processus de fermeture du système, comme interdit de critique des prémisses par le fait de l’autolégitimation de la construction du système par lui-même, se propage logiquement à la communauté en tant qu’instrument privilégié de l’avènement du système dans l’histoire. Dans un effet de retournement, de clôture logique, la communauté vient se légitimer elle-même. Dans le vocabulaire de Voegelin, cette autocompréhension de la communauté comme centrée sur elle-même fait que l’ecclesia « n’est plus traversée par le flux sacral depuis la source ultime, mais elle est devenue elle-même la substance sacrale originaire [1]. » En puisant au vocabulaire du romantisme allemand, la théorie nazie (ainsi que la version fasciste italienne) adosse sa communauté élue au concept d’esprit du peuple, le Volksgeist intemporel, dont le passage de l’ordre sacré à la réalité historique se réalise grâce aux individus en tant que membres de leur peuple. Le Volksgeist apparaît ainsi comme un autre aspect du Realissimum, le principe central, fondamental, au cœur de la pensée totalitaire. C’est sur lui que s’établit la communauté temporelle, historique des croyants comme représentation sur Terre de l’autre monde annoncé [2].

Or cette communauté, cette union mystique des croyants se construit de manière organique, selon la classique métaphore corporelle :

Le savoir relatif aux contenus du monde et la technique qu’il fonde ne sont plus les moyens temporels subordonnés à la fin éternelle d’une vie unie à un Dieu supramondain, mais ils forment ici le sang vital du Dieu intramondain lui-même ; ils bâtissent le corpus mysticum du collectif et relient les membres dans l’unité du corps ; ils ne sont pas rejetés comme des atteintes à la dignité de la personne, ils ne sont même pas simplement acceptés comme venant d’un commandement de l’instant, ils sont favorisés et désirés ardemment comme des méthodes d’union religieuse et extatique entre l’homme et son Dieu. La génération du mythe et sa propagande à travers la presse et la radio, les discours et les fêtes communautaires, les rassemblements et les parades, le travail planifié et la mort au combat sont les formes intramondaines de l’unio mystica [3].

La métaphore organiciste pour expliquer l’ordre social vient de l’Antiquité mais dans sa rencontre avec la religion chrétienne, elle se pose comme interprétation générale au Moyen-âge. Elle est ensuite réutilisée par la plupart des antimodernes. Le nazisme, avec ses emprunts au romantisme allemand et sa haine de la modernité libérale – dont il récupère pourtant un grand nombre d’éléments –, l’adopte donc logiquement.

Cette métaphore organiciste explique la société par deux traits caractéristiques : celle-ci est naturelle et organisée. Or cette idée est proprement religieuse : c’est l’Église catholique et sa théologie qui l’ont popularisée. La théorie de l’Église comme hiérarchie donnée dans le corps du Christ apparaît encore dans la lettre encyclique Mystici Corporis Christi du 29 juin 1943 ; mais on la trouve d’abord dans l’Ancien Testament : il y a là un rapport entre l’unique singulier et l’unique collectif qui témoigne d’une conscience aigüe de la cohérence sociale et religieuse qui unit le groupe. Surtout, chaque membre devient le représentant potentiel de la collectivité. Un lien s’établit entre Dieu et son peuple, entre Dieu et chaque homme – mais également un lien entre Dieu et un individu en tant qu’il est identifié au peuple tout entier. L’individu devient le peuple : le singulier peut devenir le tout. Loin de toute fiction juridique, un groupe entier qui inclut les membres morts, vivants et à naître, peut agir comme un seul individu par l’intermédiaire d’un seul de ses membres qui fait office de représentant. Cette idée semble très proche de la conception nazie du Führer comme cristallisation, incarnation du Volk.

En outre, la métaphore permet de représenter la chaîne des êtres dans son entier, comme un immense organisme, univers harmonieux dans toutes ses parties. Tous les éléments sont maintenus dans une dépendance mutuelle : une obligation naturelle qui n’est pas une contrainte. Dans les théories politiques, on justifie traditionnellement le pouvoir soit par son origine soit par ses fins. La métaphore corporelle ne sépare pas l’origine et la fin : il y a naturalité de l’assemblage qui permet de comprendre son unité et la fonction de chaque membre. Toute communauté doit respecter cette loi fondamentale entre gouverné et gouvernant. De même que l’homme est déjà organisé en être social, il y a nécessairement une autorité comme il faut qu’il y ait une tête dans un corps. Le problème de l’obéissance n’existe plus : il est ramené au dévouement, à la bonne volonté, à la discipline spontanée. On soustrait l’organisation sociale à la polémique, à la contestation. Si elle est naturelle, si elle a pour fin la vie des membres, il n’est pas question de la contester. Le monde organique est celui de l’harmonie holiste, de la concorde, de la convergence de chaque membre. Il correspond à une rationalité d’ensemble, à une hiérarchie sans coercition. En effet, il exclut la violence, du moins sa légitimité qu’il réserve naturellement aux gouvernants. Mais non pas en tant que violence – simplement en tant que rétablissement de l’ordre interne, suite à un dysfonctionnement d’une des parties du tout. Car il n’y a pas d’isolat : tout est interdépendant dans cette plénitude de l’ordre qui donne sens aux parties. L’individu n’existe plus en tant que tel, mais au sein de la communauté dont il occupe une place déterminée et fonctionnelle [4].

Néanmoins, la communauté organique n’a pas prétention universelle. Car outre sa définition interne en termes organicistes, en tant qu’instrument historique du Realissimum, elle se conçoit également par le dessin précis de sa frontière avec l’extérieur. Il y a la communauté élue, et puis il y a l’Autre, qui est nécessairement l’Ennemi, c’est-à-dire l’incarnation du Mal à combattre et à détruire. Ainsi la race aryenne est-elle promise à la domination des autres races. Ainsi le prolétariat est-il destiné à amener sur Terre la véritable démocratie. Dès lors, la définition de l’Autre, de l’Ennemi, passe par sa récusation totale :

le Comité central ou le Politburo du parti communiste est le Parti communiste, qui est le prolétariat, qui est le sens de l’histoire. Par conséquent, quiconque n’est pas avec le Comité central du parti communiste est un ennemi de la mission sacrée du prolétariat, donc coupable de plus grand crime et justiciable des plus sévères châtiments [5].

L’utilisation de la terreur contre les ennemis du régime témoigne ainsi de leur nature non pas d’opposants mais d’hérétiques : au nom de l’idée, du Realissimum, l’ennemi idéologique devient bien plus dangereux et surtout bien plus coupable que tout criminel de droit commun. Dans les camps nazis, la distinction entre les différents prisonniers par des symboles colorés servait à stigmatiser jusque-là à la fois l’ennemi idéologique, condamné par ses choix comme hérétique (ainsi des opposants politiques), et l’ennemi naturel, condamné par sa naissance (ainsi des Juifs).

En outre, cette communauté organique s’organise de manière hiérarchique, c’est-à-dire selon un principe proprement ecclésial.

B/ L’organisation hiérarchique

La société totalitaire est organisée comme une véritable ecclesia au sens religieux du terme, avec pour principal caractère sa qualité hiérarchique. La hiérarchie consiste ici en un mouvement de descente dans la « pyramide des organes de l’État », celui-ci étant directement hérité de la conception bodinienne : « l’ordre établi par Bodin est resté le modèle de l’ordre interne des États européens et a perduré jusqu’aux théories sécularisées modernes des ordres juridiques. La hiérarchie immanente à l’État des fonctions et des normes s’est autonomisée et fut capable, après la décapitation de Dieu, de s’accorder avec n’importe quelle symbolique de légitimation. » [6] Par ailleurs, le mouvement dans la hiérarchie ne s’opère plus vers les individus membres de l’ecclesia, mais vers la communauté en tant que personne collective dans un processus de négation de la personne individuelle, ramenée, selon la métaphore organiciste, à un membre d’un tout qui seul fait sens. Le souverain n’est donc plus comme chez Bodin le seigneur de ses sujets, mais bien le représentant de la communauté, comme dans la métaphore organiciste de l’Ancien Testament : il est à lui tout seul l’ensemble de la collectivité.

L’incarnation de cette hiérarchisation se montre dans la bureaucratisation qui s’étend à tous les niveaux : hiérarchisé à l’extrême, l’État totalitaire est un État bureaucratique. Si elle saute aux yeux dans l’Allemagne nazie, cette bureaucratisation prend tout son sens dans l’Union soviétique de Staline. Aron compare la société bureaucratique soviétique au despotisme oriental :

Les grands empires d’Asie ou du Proche-Orient, fondés sur ce mode de production, ont été exceptionnellement stables. Une telle structure sociale est à la fois simple et solide. L’État absorbe en lui toutes les fonctions directrices de la société en éliminant les centres de forces indépendants. Quand la gestion du travail incombe à l’État et à l’État seul, la société est simultanément homogène et hiérarchique. Les groupes sociaux sont distincts par la façon de vivre, le style d’existence, mais aucun ne détient de pouvoir propre, parce que tous sont intégrés à la structure d’État. [7]

Néanmoins la comparaison ne peut dépasser le cadre structurel car il manque au despotisme asiatique l’idéologie : « Le despotisme asiatique ne comportait pas la création d’un homme nouveau et l’attente de la fin de la préhistoire. » [8] Aron propose même de parler d’« absolutisme bureaucratique » :

ce qui autorise à parler d’absolutisme bureaucratique, c’est que les dirigeants du travail, ingénieurs, managers, sont tous intégrés à une administration unique, au lieu d’être dispersés en des entreprises autonomes, chacune ayant sa bureaucratie propre. Tous les dirigeants du travail collectif, dans un régime de type monopolistique, appartiennent à une hiérarchie d’État. Les mêmes hommes font carrière dans les entreprises et dans les ministères. […] La caractéristique des régimes de parti monopolistique n’en reste pas moins cette unification et étatisation de la bureaucratie, poussée jusqu’à son terme. À ce moment-là, il n’y a plus qu’une classe privilégiée, composée d’hommes qui doivent tout à l’État, leur travail et leurs revenus, et qui perdent tout quand ils sont révoqués ou « épurés ». Il ne subsiste qu’une voie d’accès aux positions importantes, aux honneurs, et elle passe par la bureaucratie d’État, avec les servitudes que comporte cette filière. [9]

On peut également comparer, avec des nuances toutefois, la bureaucratie stalinienne à l’organisation administrative de l’Église catholique. Les deux structures visent à encadrer la population et s’assignent le même objectif : veiller au respect du dogme et pourfendre les hérésies. C’est la raison pour laquelle la notion d’« encadrement clérical » de la population semble être opératoire s’agissant du totalitarisme soviétique. Cet encadrement clérical de la population par un parti monopolistique a une fonction quasi religieuse : il a pour objectif de veiller au bon fonctionnement idéologique du régime, notamment par l’élimination des hérésies, cette élimination atteignant son paroxysme lors des purges. Autrement dit, le parti joue également un rôle inquisitorial. Raymond Aron explique comment le parti justifie son monopole et son emprise sur la société :

Le prolétariat s’exprime dans le parti bolchevique et celui-ci, disposant du pouvoir absolu, réalise l’idée marxiste de la dictature du prolétariat. Idéologiquement, la solution est satisfaisante et donne une justification au monopole du parti. Celui-ci possède et doit posséder la totalité du pouvoir, parce qu’il est l’expression du prolétariat et que la dictature du prolétariat marque la phase intermédiaire entre le capitalisme et le socialisme. [10]

Cela implique ce qu’Aron appelle un « monopole d’interprétation », c’est-à-dire que le parti bolchevique étant censé représenter seul le prolétariat, tous ceux qui prétendent le représenter ne peuvent être que traîtres. Ils doivent donc être éliminés au nom de l’orthodoxie. C’est ainsi que Zinoviev peut affirmer : « quand les bolcheviks sont au pouvoir, la place des mencheviks est en prison ». De la même façon, le Parti, comme le peuple soviétique, ne peut qu’être uni, monolithique. Il n’y a pas de division, mais seulement des traîtres, c’est-à-dire des hérétiques.

C/ Le retour du Père primitif

L’encadrement totalitaire de la société réactive la généalogie freudienne du social en lui donnant une intensité nouvelle. En effet, à la différence des théories modernes du contrat fondant l’ordre social sur la libre volonté des individus s’associant pour sortir du mythique état de nature par un pacte social, Freud propose une toute autre mythologie s’appuyant sur un crime originel [11]. À l’état de nature répond la horde originaire des hommes vivant sous le joug du Père (la bête originaire), troupeau asservi au mâle dominant qui possède toutes les femelles et castre ainsi les pulsions sexuelles des fils. Le « Père originaire » est une pulsion vivante : il peut posséder tous les biens sexuels et ne laisse rien aux fils, trop faibles pour pouvoir contredire ce pouvoir total. Vient un moment où, lassés de cette situation, ils se coalisent et, tous ensemble, mettent à mort ce Père tout-puissant. Jaloux de son pouvoir sexuel, ils dévorent son corps afin de s’approprier sa puissance, de la prendre en eux, et, symboliquement, constituent un premier idéal du moi. Le Père mort, les frères tous égaux ne peuvent refonder le même ordre. Ils s’éparpillent donc et instituent des familles au sein desquelles aucun d’eux ne peux prétendre au même pouvoir que le Père primitif. Du meurtre, naît le sentiment de culpabilité qui pousse les frères à lui ériger une tombe et un culte. Le Père est idéalisé. Il n’est père qu’après sa mort. Et c’est dans cette mort que s’établit le lien symbolique. Le Père devient relique. Afin de faire taire le sentiment de culpabilité, de se réconcilier avec le Père, celui-ci est ressuscité. Il revient donc sous une forme divinisée et se venge en incarnant l’autorité suprême : à la fois temporelle et spirituelle. L’ordre patriarcal irrigue les pouvoirs temporel et spirituel confondus : « à l’organisation sociale président alors des rois revêtus d’un caractère divin et qui étendent à l’État le système patriarcal. » [12]

Par la suite, les deux pouvoirs se séparent et cette figure du Père inonde aussi bien le politique que le religieux : dans l’ordre temporel l’État assure la fonction symbolique du Père qui dit la Loi. Or, ce que fait précisément le totalitarisme, en parlant directement au désir, à la pulsion, et en occupant totalement le symbolique, c’est réactiver complètement cette figure du Père originaire refoulée. L’État libéral apparaît comme une résurgence « douce » du Père, réprimant la morale sexuelle afin d’en canaliser les effets pour ses fins propres [13]. L’État totalitaire, quant à lui, s’adresse à l’affect et assume une position toute-puissante à la fois dans le réel et dans le symbolique. Il redevient alors ce Père à la fois temporel et spirituel, la bête originaire castratrice. Ce retour du Père primitif dans toute sa puissance existe dans le domaine religieux à travers les mouvements sectaires. Néanmoins, de par leur ampleur, ils ne peuvent souffrir la comparaison au totalitarisme : c’est au niveau de la société tout entière, dans son assujettissement, son encadrement complet, que s’étend le totalitarisme. Il puise même aux techniques bureaucratiques les plus modernes pour asseoir son autorité toute-puissante, revêtant tous les atours du Père primitif dans ses dimensions à la fois réelle et symbolique, temporelle et religieuse.

II. La ritualisation de la société

A/ Les rites totalitaires

Non seulement les fondements théoriques de l’État totalitaire comportent une dimension religieuse indéniable, mais en plus l’État totalitaire se donne à voir comme religieux, comme en témoigne la ritualisation de la politique, ou en tous cas de ce qui s’y substitue : la domination totalitaire.

Dans l’État totalitaire, il n’existe pas de sphère privée, toute l’existence humaine s’est trouvée envahie par un flot de nouveaux rites. Ceux-ci sont apparus comme étant aussi implacables, rigoureux et réguliers que ceux que l’on peut trouver dans les sociétés primitives. Chaque classe, chaque sexe et chaque âge a reçu son rituel particulier. Personne n’a plus pu marcher dans la rue, visiter son entourage ou des amis sans accomplir un rite politique. Et comme dans les sociétés primitives où toute négligence envers les rites prescrits signifiait malheur et mort, même chez les jeunes enfants où cela n’était nullement considéré comme un oubli ou un péché, toute erreur commise envers les rites est devenue, elle aussi, un crime de lèse-majesté dans les États totalitaires. L’effet de ces nouveaux rites est évident. Il n’y a rien de tel pour endormir toutes nos forces, toute notre faculté de jugement, tout notre discernement critique, ni pour supprimer tout sentiment de personnalité et toute responsabilité individuelle que l’exécution monotone, uniforme et continue des mêmes rites. Dans toutes les sociétés primitives dirigées et organisées par les rites, la responsabilité individuelle est une chose inconnue. Il n’existe qu’une responsabilité collective. [14]

Il faut voir en quoi consistent exactement les rituels totalitaires pour estimer jusqu’où va leur degré d’identification avec les rituels religieux. Pour ce qui est du « rituel nazi », il imite les rites religieux traditionnels tout en utilisant les techniques modernes d’action sur les masses. Il s’apparente d’autant plus à un rituel religieux que l’on a pu assister dans l’Allemagne hitlérienne à une véritable « querelle des rites », à une rivalité entre les rites chrétiens bien établis et nouveaux rites nazis. Les nazis entendaient d’ailleurs donner des équivalents « païens » aux cérémonies chrétiennes qu’ils s’attachaient à présenter comme démodées [15].

L’année et la vie nationales-socialistes sont ritualisées de la même manière que dans les grandes religions, avec l’institutionnalisation de rites sacralisant les moments importants de l’année ou de la vie. Les fêtes qui rythment l’année nazie sont ainsi le moment privilégié lors duquel se donne à voir le rituel nazi. Le culte du sang et des morts prend une place centrale dans ces fêtes :

ainsi, au Congrès du Parti, à Nuremberg, on exhibait le « Drapeau sanglant », taché du sang des martyrs tombés lors du putsch manqué de 1923 ; lors de la cérémonie dite de la « bénédiction des étendards », au cours de ce Congrès, Hitler prenait la relique sacrée dans ses mains et touchait le nouveau drapeau comme pour lui communiquer la force sacrée de l’ancien fétiche. Puis il prononçait le serment de fidélité aux morts pendant que les jeunes chantaient : « Notre drapeau est l’âge nouveau. Il nous conduira pendant l’éternité. Oui le drapeau est plus fort que la mort. » […] Mais c’est le 9 novembre à Munich, jour anniversaire du putsch de 1923, que se déployait avec le plus de faste cette célébration rituelle du sang et des morts. Deux temples de la Königplatz de Munich abritaient les seize sarcophages contenant les restes des premiers martyrs du mouvement. Une marche solennelle avait lieu de la Königplatz à la Feldherrnhalle, l’endroit où les coups de feu avaient éclaté ; là, Hitler montait les marches recouvertes d’un tapis rouge et, le bras tendu, célébrait le « parfait sacrifice » des « témoins du sang ». […] [Lors de cette cérémonie], l’emploi de termes religieux est déjà une preuve de l’intention explicite de créer un nouveau rituel à côté et à la place du rituel traditionnel chrétien. Mais la structure même de la cérémonie (commémoration du sacrifice, identification des croyants avec les victimes, profession de foi impliquant un don total jusqu’à la mort) comporte les éléments essentiels des rites d’offrande et de sacrifice. [16]

Les rassemblements nazis apparaissent comme de véritables cérémonies sacrées qui marquent tous les témoins, qu’ils soient adversaires ou sympathisants du régime. Ils rapportent la religiosité attachée aux cérémonies, capables de déclencher à la fois l’ivresse collective et la communion des participants. « La résurgence du sacré semble ici évidente : culte du sang, de l’arbre, du feu, de la nuit, appel aux forces telluriques renvoient aux manifestations de la fête la plus archaïque, amplifiées par les moyens modernes. [17] » Ces rassemblements révèlent ainsi une autre dimension religieuse du totalitarisme : sa dimension « communielle ». En effet, la ferveur totalitaire ne peut se réaliser pleinement que dans la communion, c’est-à-dire « un degré supérieur de fusion des consciences dans le “nous” ». L’intensité de la communion lie les individus entre eux : « Cela ressort de la visée même de l’expérience religieuse, qu’on appelle visée de l’absolu ou préoccupation ultime [18]. »

À ces rites communiels marquant les cérémonies annuelles, les nazis veulent ajouter des « rites de passage » destinés à remplacer les cérémonies chrétiennes scandant les grands moments de la vie : naissance, passage à l’âge adulte, mariage, mort. Ces « rites de passage » ont concerné en premier lieu les SS et n’ont pour la plupart pas eu le temps de s’étendre à l’ensemble de la société. Lors des cérémonies rituelles de passage qui ont ainsi eu lieu, un véritable syncrétisme s’est opéré entre rituel chrétien, archaïsme germanique et références à l’idéologie nazie [19].

B/ La ritualisation des purges et la réification de l’être humain

D’une certaine manière, les procès staliniens appartiennent aussi au rituel totalitaire, élevé à la puissance de l’absurde. Le rite des procès fait passer pour réel un irrationnel complet. Ils relèvent en quelque sorte du miracle : on assiste à une scène que l’on sait irréelle et pourtant s’opère une fascination.

Les juges d’instruction savaient que les confessions étaient inventées, ils ne pouvaient pas croire aux confessions qu’ils affectaient de prendre au sérieux. Ceux qui avouaient savaient que leurs enquêteurs ne les croyaient pas. Celui qui avait mis en scène l’ensemble de ces procès ne pouvait pas ne pas savoir que lui-même avait donné l’ordre de créer ce monde surréel. Et pourtant la puissance d’un État et d’une police faisait que le monde entier s’interrogeait sur la réalité de cette irréalité. Personne n’était entièrement dupe, mais peu avaient le courage de dire en anglais nonsense ou en français « mensonge ! mensonge ! mensonge ! ». Et, fait plus étonnant encore, ce monde de fictions macabres n’était pas purement ignoble ou odieux. D’une certaine façon, il attirait ou, en tout cas, il fascinait parce que tout y avait une signification, rien n’arrivait par hasard. [20]

L’expression la plus aboutie en même temps que la plus atroce de l’irrationnel au fondement du principe, ce sont les purges staliniennes qui rendent exsangue le régime, mais aussi et surtout – ce qui rend pour Aron essentiellement différents les deux totalitarismes – l’extermination des Juifs : « Alors que l’Allemagne se battait sur deux fronts, les dirigeants du régime ont décidé de consacrer des moyens de transports et des ressources matérielles importantes afin de mettre à mort en série, par millions, des êtres humains. [21] »

Aussi bien les rituels de purge que l’extermination massive des Juifs témoignent d’une réification générale de l’individu, qui va de pair avec une hyper-technicisation de la société totalitaire. L’individu dans ce cadre n’est plus considéré que comme un instrument à égalité, voire en concurrence, avec les autres (ou comme un nuisible à détruire). Mais cette conception instrumentale de l’être humain correspond à sa « mise au service du contenu sacral du monde » [22]. Pour le dire autrement, dans les métaphores organicistes classiques, l’individu est un membre du tout auquel il participe de par sa fonction. Dans la version totalitaire, l’hyper-technicisme transforme cet individu, non seulement en membre du tout, mais en instrument mécanique [23]. Mais plus encore, l’individu lui-même, lorsqu’il appartient à la grande machinerie du tout, accepte volontiers ce rôle de simple rouage dans l’organisation collective – comme le montre l’exemple d’Eichmann : il prend volontairement la place qui lui est offerte au milieu des autres instruments techniques [24].

III. Les médiateurs de constitution de la communauté

A/ La novlangue totalitaire, outil contre la pensée

[Je reprends et prolonge dans cette partie certaines analyses déjà présentées dans les deux billets que j’ai consacrés à « La novlangue selon Victor Klemperer et George Orwell ».]

L’hyper-technicisation de la société totalitaire se déploie également dans sa langue. Le régime totalitaire utilise celle-ci comme un outil de manipulation des masses et de réification des individus. Ernst Cassirer dégage deux fonctions du langage humain : un « usage magique » et un « usage sémantique » [25]. Or l’un des éléments fondamentaux du langage totalitaire est le glissement volontaire opéré sur un grand nombre de mots de leur usage sémantique à leur usage magique. Ainsi tout le vocabulaire se charge-t-il d’une dimension passionnelle qui en brouille le sens et rend plus difficiles les tentatives de précision. Autrement dit, la charge émotionnelle est soit accrue soit ajoutée aux mots afin d’en prévenir toute utilisation rationnelle [26]. En accord avec les constatations faites par Klemperer pendant la domination nazie, Cassirer remarque l’inflation de nouveaux mots produits par le régime hitlérien à partir d’un dictionnaire contemporain d’allemand. Ces mots nouveaux portent une surcharge émotionnelle qui, pour reprendre l’expression de Cassirer, « ne peut être que sentie ; on ne peut ni la traduire ni la transférer d’un climat de l’opinion à un autre. » [27] L’exemple tiré de cette observation, celui des mots Siegfriede et Siegerfriede, s’accorde en tous points aux analyses d’Orwell et de Klemperer [28] :

D’après le dictionnaire, il y a une nette différence dans l’usage récent de l’allemand entre les termes Siegfriede et Siegerfriede. Toutefois, la différence n’est pas facile à saisir, même pour une oreille allemande. Ces deux mots sonnent en effet de la même manière et dénotent apparemment la même chose, Sieg signifiant victoire et Friede paix. Comment comprendre dès lors que leur combinaison puisse arriver à des résultats entièrement différents ? Pourtant, c’est le cas. L’usage de l’allemand moderne fait une totale différence entre ces deux termes, car Siegfriede signifie la paix grâce à une victoire allemande alors que Siegerfriede signifie au contraire une paix dictée par les armées alliées conquérantes. Les mêmes termes sont utilisés pour des significations entièrement différentes. Manifestement, ceux qui ont mis de tels termes en circulation sont des maîtres dans l’art de la propagande. Grâce à des moyens simples, ils parviennent à leur but qui est de déclencher de violentes passions politiques. Un mot, ou simplement le changement d’une syllabe dans un mot, suffit pour atteindre ce but. Il suffit d’écouter ces nouveaux mots pour découvrir en eux tout un mélange d’émotions humaines – de haine, de colère, de fureur, de morgue, de mépris, d’arrogance et de dédain [29].

Or j’ai décrit ailleurs comment cette novlangue totalitaire, en tant que langage au service d’une idéologie – et objet de cette idéologie – est avant tout une langue de croyance, une langue liturgique.  [30]. Elle apparaît ainsi comme une entreprise volontaire d’annihiler toute pensée individuelle, fonctionnant en cela comme un outil contre la logique, c’est-à-dire que sa manipulation a pour objectif explicite de rendre impossible toute forme de raisonnement logique. La multiplication de formules paradoxales, slogans assénés à la masse dans une répétition ad nauseam, telles que « la guerre c’est la paix », « la liberté c’est l’esclavage » ou « l’ignorance c’est la force » dans le roman 1984, sont autant de traits dirigés explicitement contre la raison [31]. Plus que de simples figures de style, ces oxymores légitiment l’identité des contraires par la formule « -1 = 1 ». Mis en regard, ces termes s’annihilent l’un l’autre. Les concepts de « guerre », « paix », « liberté », « esclavage », « ignorance » ou « force » perdent ainsi tout sens et deviennent des coquilles vides, des expressions toutes faites que le peuple pourra débiter sans aucun risque pour le régime. Ce phénomène répond exactement à l’observation de Klemperer sur l’utilisation systématique de « fanatique » en épithète laudateur (pour un militant, un soldat, un membre du parti nazi…), en lieu et place de « héroïque et vertueux », afin d’en vider le sens et de susciter à son évocation les images liées à « héroïque et vertueux » (LTI).

La destruction de la faculté de raisonner par l’emploi dans la novlangue de slogans se résumant en logique formelle à l’identité -1 = 1 peut être entendue comme une prolongation de sa nature liturgique. En tant que langue de religion, la novlangue – en particulier la LTI nazie telle que décrite par Klemperer – emprunte en effet beaucoup au christianisme : « ce qui est curieux ici, c’est qu’elle soit, en tant que langue de croyance, étroitement proche du christianisme, ou plus exactement du catholicisme. » [32] Plus précisément, « les mots qui restent gravés […] vont dans le sens de la transcendance chrétienne : mystique de Noël, martyre, résurrection, inauguration d’un ordre de chevaliers s’articulent (malgré leur paganisme) comme des représentations catholiques ou pour ainsi dire parsifaliennes, aux actes du Führer et de son parti. » [33] Or, la religion cherche à justifier un ordre au-dessus des hommes, donc au-delà de leur raison. L’irrationnel est nécessairement supposé dans la religion chrétienne : le dogme de la sainte trinité n’est-il pas équivalent à l’identité 1 = 3 ? qui, mathématiquement, est exactement la même que -1 = 1 [34]. L’objectif est le même : imposer à l’individu une règle supérieure à la raison, à la logique, qui le dispense de chercher des réponses. Dom Juan, chez Molière, croit contre Sganarelle que « deux et deux sont quatre, et quatre et quatre sont huit » [35] : il oppose ici la raison à l’équation religieuse. Car dans un monde où 1 = 3 (ou -1 = 1, ce qui est la même chose), deux et deux peuvent être quatre, ou trois, ou cinq. Et c’est justement ce que Winston finit par admettre dans 1984 :

Il écrivit d’abord, en grandes majuscules mal faites :
LA LIBERTÉ C’EST L’ESCLAVAGE
puis, presque sans s’arrêter, il écrivit en dessous :
DEUX ET DEUX FONT CINQ. [36]

S’il est admis que « la liberté c’est l’esclavage » (1984) ou que « fanatique » est la même chose que « héroïque et vertueux » (LTI), alors la domination a détruit la dernière source de résistance possible en l’homme : sa raison.

Le rapprochement de la novlangue totalitaire avec la langue chrétienne n’est en rien une identité : la première ne fait qu’emprunter à la seconde certains principes et se pare d’atours liturgiques. Le dogme chrétien de la nature de Dieu et de la trinité n’est évidemment pas à mettre sur le même plan que la négation de l’être dans un régime totalitaire : la rencontre des deux se fait seulement dans l’utilisation de l’irrationnel et la prétention à instaurer un ordre inaccessible à la raison humaine. La domination totalitaire singe l’entreprise religieuse.

Une autre contradiction réside dans le mécanisme même de construction de la novlangue. La réduction du vocabulaire s’accompagne en effet d’une inflation de mots composés sur certaines racines incontournables comme « Welt » [monde], préfixe superlatif de la LTI, ou « pensée » chez Orwell. On assiste ainsi à une déclinaison presque à l’infini des nouveaux mots tels que « Weltgeschichte » [l’histoire universelle, « dès qu’une grande bataille est gagnée, c’est “la plus grande bataille de l’histoire universelle” »], « Weltmacht » [puissance mondiale], « Weltfeinde » [ennemis mondiaux], des moments « Welthistorisch » [universellement historiques] (LTI) ; ou alors « crimepensée », « ancipensée », « bienpensée », « doublepensée » (1984)… Or ces mots racines, selon leur composition, peuvent avoir des connotations totalement opposées, la contradiction entrant au cœur même du mot. « Weltgeschichte » [l’histoire universelle] et « Welthistorisch » [universellement historiques] sont évidemment des superlatifs positifs, au contraire de « Weltfeinde » [ennemis mondiaux] ou, pire que tout, « Weltjudentum » [judaïsme mondial]. « Pensée » en novlangue orwellienne est positive dans « bienpensée », doit susciter la révolte la plus violente dans « ancipensée » ou « crimepensée », et surtout devient le cœur du système dans « doublepensée », cette capacité du bon membre du parti de s’accorder toujours à l’orthodoxie idéologique et de croire que « deux et deux font cinq » quand telle est la ligne officielle. Ces exemples ne sont pas innocents : il s’agit des objectifs de conquête du régime : le monde et la pensée. La domination totalitaire ne vise rien de moins que l’emprise totale sur le monde et sur l’intimité des individus, leurs pensées. Outre le monde et la pensée, cette méthode de construction touche tous les objectifs de contrôle totalitaire, qu’il s’agisse du Volk dans le régime nazi ou du sexe chez Orwell [37].

B/ Le chef charismatique, incarnation de la communauté

Autre argument plaidant en faveur d’une approche religieuse du totalitarisme : sa dimension « communielle ». Or, le chef charismatique constitue un véritable pivot de la communion totalitaire. La communion mystique avec le chef est en effet le moyen le plus efficace de parvenir à une communion du peuple avec lui-même, à une fusion mystique de la population.

[La communion avec le Führer] s’effectue selon un mécanisme de projection-identification bien connu et fonctionnant chaque fois qu’il y a culte idolâtrique d’une personne. Le Chef étant censé être l’incarnation du groupe, s’identifier à lui, s’aliéner en lui, se laisser investir mystiquement par lui, s’est se délivrer de son moi, de ses limites et de ses responsabilités. Il s’agit donc d’une « ex-tasis » au sens premier et religieux du terme. [38]

Cette communion mystique qui permet de cristalliser le désir des foules est un puissant outil politique. Le chef charismatique exerce une fascination qui prend les allures d’une véritable « dévotion mystique ». Dans la mise en scène de son leader charismatique, le régime s’appuie en effet sur les études de psychologie des foules en vogue à l’époque et Hitler, comme Staline, sait parfaitement jouer de ce registre. Ce qui explique qu’« un peuple par ailleurs rationnel et expérimentateur ait pu en arriver à ces excès de dévotion politico-religieuse. » [39] Il n’y a qu’à lire les témoignages de l’époque pour percevoir comment s’opérait l’extase collective :

La présence du chef ravissait ses fidèles ; un haut magistrat exprime ainsi la fascination du Führer : « Alors vint le grand frisson de bonheur. Je le regardai dans les yeux, il me regarda dans les yeux, et je n’eus plus qu’un désir : rentrer chez moi pour rester seul avec cette impression immense dont j’étais écrasé » (cité par Rauschning […]). Hitler, impassible, regardant défiler pendant des heures ses partisans, donnait à chacun l’impression qu’il le distinguait parmi les autres. […] Il y a solidarité entre son pouvoir médiumnique et l’adoration de la masse : c’est parce qu’il éprouvait intensément les passions de la foule que la foule l’acclamait et se reconnaissait en lui, à tel point qu’on a pu se demander lequel suscitait l’autre. Selon l’expression de Rosenberg « le peuple est au chef ce que l’inconscience est à la conscience » […] ; en lui la volonté collective devenait consciente d’elle-même ; il aimait à se comparer à un tambour ou à un aimant. Il était « le résonateur de l’âme collective », surface de projection parfaitement adaptée à son public ; ce que le sociologue appelle fusion des consciences jouait au plus haut niveau d’intensité. Par ses paroles, et plus tard par ses actes, il effaçait mystiquement les ressentiments des masses ; il était devenu le grand thérapeute de l’Allemagne : le transfert était parfaitement réussi. [40]

Mais ce qu’il faut voir par-dessus tout, c’est que la communion des « fidèles » avec le Führer était une façon d’accéder à la communion des « fidèles » entre eux. « En effet, dans Hitler, c’est elle-même que la foule idolâtrait. [41] » Dans le cadre de la théorie freudienne, l’État totalitaire peut se penser comme le retour du Père originaire refoulé dans toute sa puissance. Or le chef cristallise à la fois cette figure du Père et le désir des foules : il devient l’intermédiaire entre le Realissimum, le principe fondateur de la domination, et la communauté élue. Après sa mort, le Père originaire est divinisé. En revenant dans toute sa force au sein du régime totalitaire, il s’incarne dans le chef charismatique à qui il insuffle sa dimension divine. Hitler comme Staline portent en eux cette symbolique du divin, en particulier lors des cérémonies rituelles visant à la réactiver régulièrement [42]. Cette figure du Père originaire est bien toute-puissante – elle donne toute impulsion à l’ensemble du régime, de la société :

Durant la quatrième phase, celle du pouvoir absolu de Staline, les décisions majeures sont prises par un homme. Cet homme est entouré de compagnons avec lesquels il discute au Politburo, mais il est capable d’imposer sa volonté et, même, à partir de 1934, il les terrifie. Les factions sont impitoyablement éliminées, non seulement politiquement, mais physiquement. Les opposants, réels ou virtuels, à l’intérieur du Parti, sont considérés comme traîtres ; ils sont, ou bien jugés solennellement, mis à mort conformément au verdict après avoir « avoué », ou purement et simplement éliminés dans les prisons. Dans ce système, manifestement l’impulsion vient d’en haut et la masse suit. Celle-ci n’est pas pour autant nécessairement hostile. Quand l’hostilité ouverte comporte des risques extrêmes, le nombre des ennemis déclarés diminue inévitablement, le pourcentage des héros n’étant jamais très élevé. Il se peut aussi que les décisions prises par cet homme seul soient conformes à l’intérêt des masses. Mais puisque nous cherchons où se situe le pouvoir, on doit dire que, sans aucun doute, le pouvoir se situe au sommet de la hiérarchie du Parti, et c’est un homme seul qui le détient. [43]

Cet homme seul qui détient le pouvoir incarne sur terre le principe fondateur, proprement divin, tel que le Volksgeist dans le régime nazi. C’est par l’intermédiaire du Führer que l’esprit du peuple s’incarne dans le corps du peuple auquel il donne sa réalité physique dans le même mouvement. Le chef est officiellement le seul interprète autorisé du dogme, qu’il s’agisse de Staline et du marxisme, ou bien de Hitler et du Volksgeist : « [le chef] est l’endroit où le Volksgeist pénètre dans la réalité historique ; le Dieu intramondain parle au Führer comme le Dieu supramondain parlait à Abraham, et le Führer transforme les mots divins en ordres à ses partisans et au peuple. » [44] Le chef donne ainsi corps à la communauté, au peuple en servant d’intermédiaire à l’esprit du peuple, dans un processus d’idéalisation-identification décrit par Freud dans le cadre de l’Église et de l’armée pour expliquer les phénomènes de foules [45].

La foule est ainsi présentée comme une somme d’individus qui ont mis un seul et même objet à la place de leur idéal du moi et se sont identifiés les uns aux autres dans leur moi. Dans le christianisme, l’objet commun est le Christ, l’objet attracteur qui livre son corps. Car il faut qu’il y ait un Un qui soit absorbé : l’identification nécessite un « avalage » de l’autre. L’objet du collectif n’existe plus comme un objet à part – on ne peut pas parler de « libido du collectif » – mais une fois qu’il y a eu identification, on produit de la jouissance. C’est pour cela que les foules autoritaires excluent l’érotisme privé : il pourrait faire sécession. La foule doit jouir de façon autonome, chacun du même idéal. Freud montre comment l’Église catholique a pu gérer ce fantasme de faire Un dans le cadre d’une régulation d’une extrême intelligence. Ce lien communautaire dans l’idéalisation et l’identification du chef comme représentant sacré, cristallisant le principe fondateur, ne repose pas seulement sur une séduction éphémère par un chef charismatique, mais sur une régulation de la libido. En cela, le chef fait jouir les foules, il possède sur elles un ascendant proprement divin – ou démoniaque – car en incarnant le Père de la horde mort mais ressuscité, s’opère une sorte de renversement de la logique. Non seulement il est le Père qui dit la Loi, qui réprime la pulsion de vie, mais en outre maintenant on suppose qu’il aime tout le monde dans une transposition idéaliste de la foule comme horde primitive aimée du Père – le petit Père du peuple.

Suivant : Conclusion

Cincinnatus, 20 juillet 2020


[1] Eric Voegelin, Les religions politiques, Les éditions du Cerf, p. 85

[2] Dans le cas italien, « Mussolini parle du fascisme comme d’une idée religieuse et de la politique du régime comme d’une politique religieuse, car le fascisme part du présupposé que l’homme est lié à une Volontà obiettiva, et qu’il acquiert à travers ce lien la personnalité dans un royaume spirituel, dans le royaume de son peuple. », ibid., p. 95

[3] ibid., p. 94

[4] Ces développements montrent bien qu’une telle conception est aux antipodes de l’édification d’un monde commun.

[5] Raymond Aron, Démocratie et totalitarisme, Folio essais, p. 277

[6] Eric Voegelin, Les religions politiques, op. cit., p. 58

[7] Raymond Aron, Démocratie et totalitarisme, op. cit., p. 311

[8] Ibid., p. 316

[9] Ibid., p. 341

[10] Ibid., p. 248

[11] Freud, Sigmund, Totem et tabou, Petite bibliothèque Payot

[12] Ibid., p. 210

[13] Freud, Sigmund, « La morale sexuelle “civilisée” et la maladie nerveuse des temps modernes », in La vie sexuelle, PUF

[14] Ernst Cassirer, Le mythe de l’État, NRF Gallimard, p. 384

[15]

Certes la période nazie fut trop brève pour que la mise en place des nouveaux rites se généralise dans toutes les provinces et toutes les sphères de la société, mais les tentatives dont les documents témoignent furent assez poussées pour qu’on puisse parler de véritable rituel nazi, et cela malgré certaines dénégations officielles

Jean-Pierre Sironneau, Sécularisation et religions politiques, Mouton, p. 312

[16] Ibid., p. 313-315

[17] Ibid., p. 319

[18] Ibid., p. 337

[19] Comme dans les sociétés archaïques, « le thème dominant est l’agrégation de l’enfant à la communauté », ibid., p. 317

[20] Raymond Aron, Démocratie et totalitarisme, op. cit., p. 280

[21] Ibid., p. 298

[22] Voegelin, Les religions politiques, op. cit., p. 93

[23] Sur le rapport entre la technicisation de la société et l’instrumentalisation de l’individu dans les régimes totalitaires – en particulier à travers la langue –, voir le billet « La novlangue selon Victor Klemperer et George Orwell (2) – Les ressorts de la novlangue »

[24] Voir, dans le billet « Totalitarismes, des religions politiques ? – 1. La mystique totalitaire », la partie « II. Le processus gnostique C/ Le passage du système à l’individu »

[25] Ernst Cassirer, Le mythe de l’État, op. cit., p. 381. Cette dichotomie, quoique très simplificatrice au regard des différentes études du langage, suffit toutefois pour ce billet.

[26] Sur les méthodes employées, voir le billet « La novlangue selon Victor Klemperer et George Orwell (2) – Les ressorts de la novlangue »

[27] Ernst Cassirer, Le mythe de l’État, op. cit., p. 381

[28] Victor Klemperer, LTI, la langue du IIIe Reich, Pocket, coll. Agora
Georges Orwell, 1984, Folio (en particulier, Appendice : les principes du novlangue, p. 421 et suivantes).

[29] Ernst Cassirer, Le mythe de l’État, op. cit., p. 381

[30] Voir, dans le billet « La novlangue selon Victor Klemperer et George Orwell (2) – Les ressorts de la novlangue », la partie « Une langue de croyance pour une religion païenne ».

[31] Petite remarque méthodologique : quoique le roman 1984 soit une œuvre de fiction, la rigueur de construction par Orwell du concept de novlangue, inspiré par l’observation attentive et minutieuse du réel selon une méthode quasiment idéale-typique, le rend tout à fait opératoire dans le cadre de l’analyse des régimes totalitaires historiques tant que l’on garde bien à l’esprit qu’il s’agit d’un miroir tendu par la fiction à l’expérience vécue qui en révèle plus clairement encore les aspérités – et ce, bien qu’Orwell n’ait personnellement jamais cru que l’entreprise de « novlanguisation » pouvait aboutir, voir à ce sujet Jean-Claude Michéa, Orwell, anarchiste tory, p. 51-52.

[32] Victor Klemperer, LTI, op. cit., p. 152

[33] Ibid., p. 153

[34] En retranchant deux à chaque terme de l’équation. Il ne s’agit pas seulement de petits jeux arithmétiques, car si -1=1, alors (on ajoute 1 et on divise par 2) 0=1, c’est-à-dire que le néant est identique à l’être. Si Klemperer, Orwell et Molière s’attachent tant à ces équations, c’est qu’elles sont toutes logiquement équivalentes à cette dernière expression 0=1 qui identifie être et non-être, vie et mort. En admettant cette identité au plus haut niveau (spirituel ou politique), on conclut à la nullité de la vie sur Terre : l’individu n’a plus aucune valeur en propre. Ce qu’Arendt nomme la « superfluité de l’être humain » ou, chez Kierkegaard : « L’homme ne devient plus qu’un chiffre, la répétition de plus d’un éternel zéro ».

[35] Molière, Dom Juan ou le Festin de Pierre, III, 1, l. 90

[36] Georges Orwell, 1984, op. cit., p. 390

[37] Victor Klemperer, LTI, op. cit., p. 285 et suivantes pour l’utilisation de « Welt ». Par ailleurs, si l’on trouve par ailleurs dans la fiction orwellienne si peu de constructions sur « monde » peut-être est-ce parce que dans 1984 celui-ci fait déjà l’objet d’un découpage consensuel entre les trois puissances qui le gouvernent. Orwell s’attache donc à décrire la recherche d’une domination des individus, de leur identité et de leur intimité, la guerre n’étant là qu’un moyen de sujétion supplémentaire. La prétention à une hégémonie mondiale ne concerne que les régimes totalitaires du réel.

[38] Jean-Pierre Sironneau, Sécularisation et religions politiques, op. cit., p. 338

[39] Ibid.

[40] Ibid., p. 339-340

[41] Ibid., p. 343

[42]

le XIXe Congrès est le congrès de la déification de Staline, Secrétaire général du Parti. Tous les orateurs successivement viennent chanter les louanges de l’homme de fer et clamer son génie.

Raymond Aron, Démocratie et totalitarisme, op. cit., p. 254

[43] Ibid., p. 258-259

[44] Eric Voegelin, Les religions politiques, op. cit., p. 96. Par ailleurs, il est intéressant de noter avec Voegelin que c’est l’une des différences avec l’Italie fasciste « dans la mesure où le Volksgeist italien est compris de manière plus spirituelle, tandis que dans la symbolique allemande, l’esprit est lié au sang et que le Führer devient le porte-parole du Volksgeist et le représentant du peuple grâce à son unité de race avec le peuple », ibid., p. 97

[45] Freud, Sigmund, « Psychologie des foules et analyse du Moi », in Essais de psychanalyse, Petite bibliothèque Payot

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Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

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