Avant une pause estivale de quelques semaines, je voudrais inviter les lecteurs de ce blog à se tourner vers l’un de mes écrivains préférés : Romain Gary. Cet auteur allie dans chacun de ses ouvrages intelligence, élégance et lucidité, à tel point que choisir parmi ses romans ceux qui devraient être mis en avant devient une entreprise douloureuse. J’en ai sélectionné cinq mais il faut lire aussi tous les autres. Parce que Gary aide à devenir humain.
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La Promesse de l’aube, Romain Gary, Folio, 1960.
Le livre en deux mots
Attention : chef-d’œuvre d’humanisme !
Dans ce roman autobiographique, Gary mêle réalité et fiction avec pudeur. Du gamin de Vilnius au héros de la Résistance, il se raconte avec cette ironie qu’il manie si bien, cet humour lucide, toujours juste, parfois cruel, envers lui-même et ses contemporains. Mais la narration de sa jeunesse est surtout le prétexte à un émouvant hommage à sa mère. Le double portrait en miroir de la mère et du fils touche là à l’universel, celui de l’amour inconditionnel et exclusif, plein de fulgurances, d’hésitations et d’évidences, entre une maman et son garçon.
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Les pages sur la guerre, dans la troisième partie, teintées d’autodérision, demeurent un témoignage poignant du mélange de noblesse et d’absurde propre aux grandes entreprises humaines.
Un extrait pour méditer
La malchance voulut qu’au moment où nous approchions du taxi, nous croisions le chef de la division du Pilotage, le capitaine Moulignat. Je le saluai, expliquant à ma mère qu’il commandait mon unité. Imprudent que j’étais ! En une seconde, ma mère avait ouvert la portière et, saisissant un jambon, une bouteille, et deux salamis, avant que j’eusse le temps de faire un geste, elle avait déjà rejoint le capitaine, lui offrant en tribut ces estimables victuailles, avec quelques mots appropriés. Je crus mourir de honte. Il va sans dire que j’avais alors beaucoup d’illusions, car si on pouvait mourir de honte, il y a longtemps que l’humanité ne serait plus là. Le capitaine me lança un coup d’œil étonné et je répondis par une expression d’une telle éloquence que l’officier, en vrai Saint-Cyrien, n’hésita pas. Il remercia ma mère courtoisement, et comme celle-ci, après m’avoir jeté un regard écrasant, se dirigeait vers le taxi, il l’aida à monter et la salua. Ma mère remercia gravement, d’un geste royal de la tête, et s’installa triomphalement sur les coussins ; et j’étais sûr qu’elle reniflait bruyamment, avec satisfaction, ayant fait preuve une fois de plus de ce savoir-vivre que moi, son fils, j’avais la prétention de mettre parfois en doute. Le taxi se mit en route et son visage changea ; il parut soudain faire naufrage ; collé à la vitre, il se tourna vers moi avec anxiété, elle essayait de me crier quelque chose que je ne pus saisir et, finalement, ne sachant comment me faire comprendre à distance ce qu’elle voulait exprimer, elle fit vers moi le signe de la croix. (p. 257)
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Les Cerfs-volants, Romain Gary, Folio, 1980.
Le livre en deux mots
Le dernier roman écrit sous son nom par Romain Gary est un récit doux-amer, celui du jeune Ludo, le narrateur à la mémoire phénoménale. Se croisent et s’entrechoquent : une histoire d’amour si juste qu’elle en sublime les clichés ; le tableau complexe des quotidiens sous l’occupation ; la restitution grinçante des veuleries humaines ; une galerie de portraits de personnages cocasses et attachants, de l’oncle créateur de cerfs-volants merveilleux au chef cuisinier dont la Résistance culinaire incarne la grandeur de la France…
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Le récit de la Libération de la campagne normande résonne comme un écho à La Promesse de l’aube : les descriptions puisent à l’expérience de l’auteur, capable de rendre toutes les nuances émotionnelles d’un événement hors du commun.
Un extrait pour méditer
Je ne sus jamais si Ambroise Fleury avait prémédité l’affaire ou s’il s’agissait d’une fâcheuse coïncidence. Il paraissait avoir quelque mal avec le lancement d’un cerf-volant dont la grandeur était plus conforme à l’heure historique qu’aux courants ascendants, et un caporal allemand, fort obligeamment, s’empressa de l’aider, à moins que ce fût mon oncle qui eût lui-même sollicité son aide. Le maréchal Pétain réussit enfin à prendre l’air mais lorsqu’il déploya ses bras ailés à trente mètres au-dessus de nos têtes, ce fut un caporal allemand qui se trouva photographié tenant le bout de la ficelle. Personne n’y fit attention au cours de la fête et ce fut seulement lorsque la photo fut sur le point d’être publiée que la censure y découvrit une intention malveillante. La photo ne vit pas le jour, mais il s’en trouva une autre, prise par on ne sait qui, et que l’on ne cessa jusqu’à la fin de l’occupation de trouver reproduite sur les tracts clandestins : un magnifique maréchal Pétain flottant dans les airs au bout d’une ficelle fermement tenue par un caporal allemand hilare.
[…]
Mon oncle avait caché toute sa période « Front popu » et son Jaurès chez le père Tachin, le curé de Cléry, qui avait commencé par gueuler, mais qui avait fini par la fourrer dans sa cave, sauf Léon Blum, auquel il avait mis le feu parce qu’« enfin quoi merde il ne faut pas exagérer ». Mon tuteur ne fut pas inquiété, mais il avait senti le vent et décida, après avoir longuement médité, qu’« il fallait s’y prendre autrement ». Le rendez-vous de Montoire lui en donna l’occasion et son cerf-volant représentant la poignée de main historique entre le maréchal Pétain et Hitler flotta cinq jours après l’événement. « Il faut travailler à chaud », me confia-t-il. Il fut reproduit par une équipe de volontaires en plus de cent exemplaires et on put le voir un peu partout dans le ciel de France. Personne n’y vit la moindre intention malveillante, sauf Marcellin Duprat, qui était venu boire un verre chez nous et avait dit à son vieil ami :
— Toi, mon salaud, quand tu te fous du monde, c’est vraiment du sérieux ! (p. 185, 186-187)
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Les Racines du ciel, Romain Gary, Folio, 1956.
Le livre en deux mots
Premier prix Goncourt de Romain Gary (il obtiendra le second sous le nom d’Émile Ajar), ce roman a parfois été qualifié de « premier roman écolo ». Peut-être est-ce le cas mais, en le réduisant à la sympathique défense des éléphants comme à la lubie généreuse d’un écrivain occidental, on passe à côté de sa richesse. Car il s’agit d’abord et avant tout d’un roman profondément humaniste dans lequel Gary déploie son talent au service, non seulement de l’écologie et de l’environnement, cause noble s’il en est, mais surtout de ce qui fait que nous sommes humains. À travers le combat de Morel pour les éléphants, c’est à l’édification d’un monde commun qu’engage l’auteur.
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Les pages sur Robert dans le camp de concentration sont un véritable manuel de survie éthique.
Un extrait pour méditer
Il faut absolument que les hommes parviennent à préserver autre chose que ce qui leur sert à faire des semelles, ou des machines à coudre, qu’ils laissent de la marge, une réserve, où il leur serait possible de se réfugier de temps en temps. C’est alors seulement que l’on pourra commencer à parler d’une civilisation. Une civilisation uniquement utilitaire ira toujours jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’aux camps de travail forcé. Il nous faut laisser de la marge. Et puis je vais vous dire… il n’y a pas de quoi être tellement fier, n’est-ce pas ? il n’y a plus vraiment que la tour Eiffel pour nous permettre de regarder de haut en bas sur le reste de la création. Vous allez m’envoyer composer des poèmes, comme le gouverneur, mais dites-vous bien que les hommes n’ont jamais eu plus besoin de compagnie qu’aujourd’hui. On a besoin de tous les chiens, de tous les chats, et de tous les canaris, et de toutes les bestioles qu’on peut trouver…
Il cracha soudain par terre, avec force. Puis il dit, la tête baissée, comme s’il n’osait pas regarder les étoiles :
— Les hommes ont besoin d’amitié. (p. 83)
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Clair de femme, Romain Gary, Folio, 1977.
Le livre en deux mots
Ce roman est construit comme un huis-clos métaphysique et temporel, enfermé dans l’esprit du narrateur et dans l’unité dramatique d’une nuit hallucinée. Romain Gary asservit la virtuosité de son style à une histoire d’amour aussi pure que folle, aussi désespérée qu’universelle. La rencontre en forme de quête exulte dans des monologues logorrhéiques bouleversants de poésie brute. On est pris aux tripes par les errances de ce pauvre diable de Michel, frappé par un éclair de femme, dont le malheur est d’avoir été heureux et de s’en être rendu compte. En amour comme à la guerre : vae victis. C’est beau à pleurer.
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La soirée surréelle chez la belle-mère de Lydia : un bijou à la fois drolatique et tragique.
Un extrait pour méditer
Je riais, et d’ailleurs, il restait encore un peu de cognac dans la bouteille. « Pendant vingt-cinq années, Michel, je vivais, je respirais, je pensais sans te connaître – et de quoi pouvais-je bien vivre, de quel souffle, qu’est-ce que c’était, des pensées sans toi ?… J’apprenais par cœur ces lettres qu’elle m’écrivait du ciel et des escales, « bouts d’éternité », comme elle les appelait, tant elle les trouvait banales. Chaînons immémoriaux, mots survivants, banalités, oui, tu avais raison, banalités élémentaires, comme ces signes de vie que nous allons chercher avec une telle ferveur ailleurs dans le système solaire, a b c toujours menacé d’oubli par les naufragés du sens, vous qui cherchez la profondeur et ne trouvez que des abîmes. J’écoutais la nuit à mon poste de pilotage le murmure fidèle du récitant dans ma poitrine, mais ceux qui ont perdu la mémoire ne sont même plus capables d’entendre notre vieux souffleur. Hommes de haut souci, qui vous demandez pourquoi vous êtes là, ce que tout cela signifie, pourquoi le monde – et que de noms illustres pour crier ainsi leur perte de connaissance ! – ce ne sont point là, comme vous nous faites croire, interpellation de l’univers, ce sont seulement des questions sans lèvres. Il y avait certes des limites physiques, il fallait séparer nos souffles, s’écarter, s’espacer, se lever, se dédoubler, et c’est toujours autant de perdu. Quand on a deux corps, il vient des moments où l’on est à moitié.
— Est-ce que je suis envahissante ?
— Terriblement lorsque tu n’es pas là.
Je me levai et quittai le miroir. (p. 48-49)
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Europa, Romain Gary, Folio, 1972.
Le livre en deux mots
Peut-être le plus difficile d’accès de cette sélection, ce roman ne doit pas effrayer par sa construction complexe, touffue, labyrinthique. Son étrangeté peut rebuter mais il faut se laisser séduire par le récit à la lisière de l’hallucination et par les personnages fascinants : de Jean Danthès à Malwina von Leyden, du Baron von Putz zu Sterne à la délicieuse Erika. Et la réflexion lucide sur ce qu’est – ou plutôt : ne pourrait pas être – l’Europe invite, quarante-cinq ans après sa rédaction, à penser[1].
Où j’ai laissé un marque-page
Les promenades dans le temps se révèlent toujours riches de merveilleuses rencontres (presque) fortuites.
Un extrait pour méditer
— Dis, p’pa, qu’est qu’c’est, l’Europe ?
— En Angleterre, cela voulait dire : savoir mourir pour ses attitudes. En France : tenir toujours prête une excuse hautement humanitaire. En Allemagne, cela n’a jamais signifié rien d’autre que l’Allemagne. L’Europe, oui… Un certain théâtre de l’esprit, purement gesticulatoire, où le public savait qu’il était joué, mais se délectait néanmoins du spectacle, où la France avait oublié son rôle, mais découvrait un souffleur génial : de Gaulle… Ce que l’Europe avait de plus caractéristique, ce en quoi elle se différenciait le plus nettement de l’Amérique et de l’Orient – bien qu’elle ignorât, ou fît semblant d’ignorer cette vérité scandaleuse, jamais avouée, mais dont est née toute la culture occidentale – c’est que, depuis le Moyen Âge, la priorité était donnée secrètement à la beauté. La justice était belle, les idées étaient belles, le sacrifice, l’héroïsme, la conscience, tout cela était beau… Liberté, égalité, fraternité : l’exaltation dans la recherche de la perfection, du chef-d’œuvre vécu… Naturellement, ce n’était qu’une récitation : il suffisait de bien dire. La mise en pratique exigeait trop de générosité. L’idéalisme européen a été d’abord et par-dessus tout une esthétique. La Renaissance avait placé la beauté au sommet et c’est ainsi que l’Europe faillit apparaître… le sens du sublime était à ce point développé, même chez les plus cyniques, que c’est cet abominable gredin de Talleyrand qui rédigea de sa main la Déclaration des droits de l’homme… Saint-Just, Danton, Robespierre, c’est l’envolée lyrique, ce n’est plus Rome qui brûle pour inspirer le violon, c’est la beauté des violons qui met le feu à Rome… Tout, dans la Révolution française, se réclame de la beauté, jusqu’au pied de la guillotine, « Montrez ma tête au peuple, elle en vaut la peine ! » : avant de crever, Danton sacrifiait à la littérature… Être cartésien, cela voulait dire d’abord aimer l’harmonie, les schémas aux proportions admirables, l’équilibre où tout se tient : un délice pour l’esprit… La logique, qu’est-ce donc, si ce n’est d’abord une esthétique : comme la justice, elle parle de perfection… Lorsque le pouvoir est tombé aux mains de la lumpen-bourgeoisie, ces singes du médiocre sont passés du romantisme à son Kitsch : ce fut le fascisme… Je ne méconnais pas la part de l’imposture, du charlatanisme, de l’illusionnisme, de l’artifice et de la tricherie, inséparables de tout grand art, de toute démarche artistique : du Cyclope d’Homère à Picasso, la culture a toujours été cette poudre que la condition mortelle de l’homme se jette dans les yeux… Comme dans tout esthétisme, il y avait divorce avec la réalité : qui donc peut exiger des songes qu’ils aient les pieds sur la terre ? Les rêves volent haut : quand ils touchent terre, ils rampent et crèvent… Et puis on a trouvé la clef des songes : Freud, Marx… Ce siècle a vu pour la première fois la séparation de la culture et de la civilisation, et ce furent l’Amérique et la Russie soviétique… Il ne peut pas y avoir d’Europe tant que l’homme continuera à être démystifié… Dès que l’homme se coupe des mythes au nom du réalisme, il n’est plus que de la barbaque… La démystification poussée jusqu’au bout d’une rigoureuse logique, c’est sans limites, et cela peut être aussi bien le cannibalisme…
— L’éloge de la folie, dit Erika. La misère du peuple peut attendre : il suffit qu’elle vous inspire…
— Très vrai. C’est pourquoi il est juste, il est bon, il est socialiste que tout cela soit fini. Je réclame la première place parmi les victimes. L’Europe des beaux esprits a toujours été, depuis la Renaissance, une fête en temps de peste. La culture a eu le tort de croire que la fête pouvait mettre fin à la peste. La preuve est désormais faite que le monde a plus besoin de civilisation que de culture et qu’il est grand temps que les hommes rassasiés se mettent à crever d’une autre faim… Quant à l’Europe, elle a rejoint nos autres chefs-d’œuvre dans l’imaginaire… (p. 86-88)
Cincinnatus, 11 juillet 2016
[1] C’est en hommage à Romain Gary, et en pensant à ce très beau roman, que j’ai commis, il y a quelque temps, cette fable : L’enlèvement d’Europe par les cabris.
Romain Gary, mon auteur préféré. Mon Panthéon : La promesse de l’aube, Clair de femme -dont Costa Gavras livra une très belle et fidèle adaptation au cinéma avec Montand et Romy Schneider »-.
Merci de lui avoir consacré ces belles pages.
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J’ai découvert Romain Gary cet été avec la lecture de la trilogie Frère Océan. Je compte bien poursuivre l’exploration de son oeuvre…
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