Petite missive adressée à mes amis centristes

Chers amis,

Vous le savez, moi aussi, j’ai été centriste. Même si nos chemins se sont éloignés, j’ai gardé, dans vos rangs, des amitiés très fortes, sincères, qui se nourrissent de nos divergences et, parfois, de nos engueulades éphémères. J’ai toujours un profond respect pour votre histoire, vos références et vos combats… et je suis fier d’en partager encore un certain nombre. Non pas que je ne sois plus « centriste » mais j’ai décidé, depuis, de ne plus me définir par des notions topographiques. Je ne pense pas que la division gauche-droite n’ait plus de sens : cette répartition, qui prédétermine l’existence d’un centre entre les deux bords, demeure d’actualité, au moins parce que certains définissent leur pensée et leur action politique selon ces critères. Mais je préfère aujourd’hui une analyse en termes de familles politiques, de courants de pensée, d’idéologies, de visions du monde, de références historiques et conceptuelles, de mouvements, de réseaux, d’inspirations… qui tienne compte de la dimension gauche-droite, bien sûr !, mais se donne pour devoir d’aller au-delà et de dessiner une réalité plus complexe. Je tente de réfléchir plus loin qu’une répartition linéaire sur un axe, idées et individus alignés comme des moineaux sur un fil électrique.

Droite et gauche sont des notions relatives et variables, tributaires d’un positionnement dans le paysage politique à un instant t, fonction d’un rapport de forces. Souvenez-vous, par exemple, qu’au début de la IIIème République, les Républicains radicaux étaient considérés comme l’extrême-gauche du spectre politique… jusqu’à la montée en puissance des socialistes puis des communistes qui les ont mécaniquement poussés vers la gauche puis le centre bien que leurs convictions n’eussent guère varié en cinquante ans.
En pensant la même chose et en défendant les mêmes idées, on peut donc se voir taxé d’extrême-gauche ou de centriste selon le moment. On est toujours à la gauche ou à la droite de quelque chose.
De même, vision de cauchemar, imaginez une Assemblée à majorité FN : la gauche serait représentée par Wauquiez ? Beurk !
Dans un autre genre, même parmi vous, il arrive que l’on taxe le programme de Mélenchon d’« extrême-gauche ». Mais enfin, l’a-t-on seulement lu ? Du point de vue des « marqueurs traditionnels de gauche », convenez que le programme commun porté par Mitterrand, par exemple, était infiniment plus à gauche que cela ! Sans même le comparer à ceux du Front populaire ou du Conseil national de la Résistance…

Alors évidemment, à gauche comme à droite, on se récriera, on s’indignera d’un tel relativisme, on me rétorquera avec morgue et mépris que ce ne sont là que billevesées et qu’il existe bien des fondamentaux immuables qui permettent de définir en soi les deux camps, indépendamment des mouvements des plaques tectoniques de l’Assemblée, de l’opinion et du vent de la girouette. Et d’affirmer la main sur cœur ou le poing levé : « la gauche, c’est… » et « la droite, c’est… ».
J’en conviens volontiers ! La droite et la gauche, ce n’est pas mort, c’est intéressant, ça explique plein de choses… mais ce n’est pas forcément évident. Surtout, cela peut relever d’un réflexe paresseux d’explication prépensée du monde qui masque la réalité de la (re)composition politique.

Et puis je remarque que ces véhéments qui doivent, vous aussi, vous agacer prodigieusement en ne cessant de s’autoproclamer gardiens du temple, « vraie gauche » et « droite décomplexée », raisonnent par purges et exclusions au point de finir bien seuls. « Traître, t’es pas un vrai, pas un pur ! » semble leur principal leitmotiv. Et de décerner des brevets de respectabilité. Et de prononcer des bannissements ignominieux. Ainsi, que dire des identitaires prétendument antiracistes de gauche dont les actes et les discours ressemblent furieusement à ceux des identitaires racistes de droite ? On s’y perdrait, n’est-ce pas ?

Ceci dit, la gauche et la droite, c’est bien gentil mais, me direz-vous, le centre, dans tout ça ? Où se situe-t-il ?
Dans une perspective d’analyse en termes de droite et de gauche, vous admettrez quand même que c’est une notion un peu bizarre. Signifie-t-il un espace entre la droite et la gauche, à mi-chemin de l’un et de l’autre, équidistant de ces deux points eux-mêmes mouvants ? Ou bien « ni de droite ni de gauche, au-dessus » (Bayrou 2007) ? Ou encore « et de droite et de gauche » (Macron 2017) ? Ailleurs, nulle part, ici, là-bas, en avant ? Est-il nécessairement mou ou peut-il durcir au point d’en devenir « révolutionnaire » comme l’y exhorte Jean-François Kahn depuis des années ? Est-il condamné à s’allier avec la droite, voire à en être un ersatz, comme le prétendait Mitterrand et son « ni de gauche ni de gauche » qui vous a, à raison, tant froissés ? Peut-il vivre seul ou bien forcément mal accompagné ? Est-il donc monogame fidèle à la droite, polygame rassembleur de toutes les bonnes volontés, libertin mélangiste, endogame onaniste, peut-être même sado-maso à force de se prendre des coups par tous[1] ?

Bref.

S’il fallait le définir, non plus relativement à la gauche et à la droite mais idéologiquement pour lui-même, m’accorderez-vous que le centrisme s’est longtemps caractérisé par une défense acharnée de la construction européenne sur fond d’atlantisme convaincu ? par la croyance en l’apaisement que porterait le « doux commerce », ce qui l’a conduit progressivement à l’adoption des thèses néoclassiques en économie, mais tempérées d’une importante dimension sociale[2] ? par une conception décentralisatrice de l’État couplée à la confiance envers les corps intermédiaires ? par le sens de la mesure, du dialogue et de la collégialité ? par l’allergie viscérale aux emportements, aux bouffées démagogiques, à l’hybris, à toute forme de violence, qu’elle soit verbale, physique ou symbolique ? par l’obsession de la mesure et de l’équilibre ? par une sensibilité particulière à la justice ? par un idéal d’humanisme ? etc. etc.

Sans doute, individuellement, ne vous reconnaissez-vous pas tout à fait dans l’ensemble de cette liste non exhaustive, j’en suis navré. Mais peu importe, parce que ce qui compte, c’est ce qu’est devenu le centrisme aujourd’hui.
Que reste-t-il de l’esprit du centrisme, en macronie ? Le macronisme est-il un centrisme ?

Bayrou-Macron
afp.com/JOEL SAGET

On dit Emmanuel Macron centriste. En témoigneraient les nombreux ralliements de figures historiques de votre mouvement, François Bayrou au premier chef. Une telle alliance vaut sans doute adoubement et reconnaissance du nouveau président comme l’un des vôtres. Mouais. Peut-être. Il a fait sauter les digues et exploser les partis traditionnels : oui, c’est tout à fait vrai ! et tant mieux : cela a toujours été l’un de vos objectifs principaux, que je partage volontiers. Je m’en réjouis sincèrement.

Mais est-il pour autant « centriste » ? Faut-il le croire sur parole lorsqu’il le prétend ? Le rassemblement large des gens de bonne volonté, au service de l’intérêt général supérieur de la Nation, que François Bayrou appelait de ses vœux depuis longtemps, s’est-il vraiment réalisé ? Au contraire, ne pensez-vous pas que l’on assiste plutôt à la réunion exclusive de la famille libérale, ce fameux « cercle de la raison » théorisé par Alain Minc ? Le même Alain Minc qui a soutenu Macron mais qui, rappelez-vous, traitait Bayrou de fasciste en 2007 ! Quant à l’intérêt général auquel vous êtes si attachés, à juste titre, le trouvez-vous bien défendu par vos représentants ? Le nouveau casting vous semble-t-il annonciateur d’un véritable renouvellement ?

« Attendons de voir », « donnons-lui sa chance », me direz-vous. « Sa politique est et de droite et de gauche, donc centriste », pourrez-vous même ajouter. « Et de droite et de gauche », vraiment ? Parce que le président affirme cela, doit-on renoncer à l’analyse et prendre ses allégations pour argent comptant ? Pardonnez-moi, chers amis, mais la critique de l’œuvre proférée par l’auteur lui-même me semble toujours suspecte et je préfère me faire ma propre opinion.

Or, en l’espèce, j’ai quelque difficulté à adhérer à l’idée que cette politique soit « centriste ». Elle est parfaitement conforme à l’idéologie néolibérale, dans toute sa netteté, sa simplicité et sa pureté. Il ne s’agit ni plus ni moins que de l’application du projet pensé et espéré par la droite depuis des années, et partiellement appliqué sous Sarkozy[3]. Si Fillon avait été élu, il aurait mené exactement la même politique : c’était son programme !

Qu’a de centriste la destruction du droit du travail par ordonnances ? Et l’inversion de la hiérarchie des normes ? Et la précarisation croissante par les CDI de chantier ? Et l’écrasement des plus faibles ? Et la purge dans la fonction publique ? Et la baisse des APL ? Et les cadeaux fiscaux aux catégories les plus aisées ? Et la hausse de la CSG ? Et l’approbation du CETA, avant le TAFTA ? Et le passage dans le droit commun de dispositions d’exceptions issues de l’état d’urgence ?
Expliquez-moi ! Où est l’équilibre ? Où est la justice ? Où est l’intérêt général ? Où est la nouveauté ? Où est la différence ? Où est l’humanisme ?
Parce que ces réformes sont estampillées « Macron », alors elles seraient par nature « centristes » ? Ce ne sont pas là les valeurs « du centre » pour lesquelles je me suis jadis engagé.

Je vous avoue que quelque chose m’échappe quand je vois, parmi les dirigeants historiques de vos mouvements, des esprits mesurés, brillants pour certains, se fourvoyer avec un tel engouement. Je ne comprends pas comment ceux qui ont vilipendé la politique de Sarkozy et qui auraient hurlé contre celle de Fillon, peuvent aujourd’hui défendre mordicus celle de Macron, qui est exactement la même. Uniquement parce qu’il se dit centriste. L’étiquette est-elle donc plus importante que le contenu du pot ? Ont-ils donc abandonné toute lucidité ? Il n’y a aucune animosité ni ironie lorsque je dis que j’ai de la peine pour tous ces centristes sincères qui veulent tellement croire qu’ils ont réussi à prendre le pouvoir qu’ils acceptent de défendre ce qu’ils auraient trouvé inacceptable si cela avait été porté par d’autres. Pour quelques hochets et l’illusion d’avoir enfin gagné, peut-être par lassitude, ils sombrent.

Je souhaite discuter, dialoguer, débattre avec vous passionnément.
Comment êtes-vous passés  de votre « préférence de la conscience à la consigne », que vous marteliez avec énergie et panache pour revendiquer votre indépendance rudement gagnée, au caporalisme et à la soumission envers l’Élysée ?
Comment avez-vous pu abandonner votre parlementarisme, votre foi en la représentation nationale, en votant l’habilitation pour les ordonnances, abdication volontaire de son pouvoir et de ses prérogatives par l’Assemblée à peine élue ?
Comment avez-vous pu dénoncer avec brio les « puissances d’argent » et l’inféodation des médias aux groupes industriels dirigés par des milliardaires (pour les mémoires courtes, ce n’est pas du Mélenchon mais du Bayrou 2007 !) et suivre aujourd’hui aussi docilement celui qui affiche ostensiblement son amitié pour les plus riches, les plus puissants, auxquels il multiplie les cadeaux ?
Expliquez-moi : que vous est-il donc arrivé ?
Je ne vous reconnais plus.

Chers amis, nos voies ont divergé. Sans doute nous retrouverons-nous désormais, selon les circonstances, face à face ou côte à côte. La plus grande douleur est pour moi de voir votre famille politique, qui fut aussi la mienne, verser ainsi dans la macronlâtrie. Comprenez-moi : j’ai lutté contre la politique de Sarkozy, j’ai lutté contre la politique de Hollande (en lui rendant hommage les rares fois où il m’a semblé aller dans le bon sens, par exemple avec le mariage pour tous) – par simple cohérence, je ne peux soutenir Macron. Et parce que j’ai encore du respect et de l’affection pour le centrisme, je ne peux accepter de le voir ainsi dévoyé.

Avec toute ma sincère amitié.

Cincinnatus, 16 octobre 2017


[1] En 2007, pour la campagne de François Bayrou, les jeunes de son mouvement avaient lancé le slogan assez brillant « sexy centriste » pour redynamiser l’image du centrisme, avec un succès certain. Les t-shirts orange cintrés de l’époque sont collectors.

[2] Dimension sociale elle-même justifiée soit par des références (avouées ou honteuses) à la doctrine chrétienne pour la branche démocrate-chrétienne, soit par l’héritage d’une forme dérivée du solidarisme pour la branche plus radsoc.

[3] D’ailleurs, avec une mauvaise foi certaine vous n’hésitez pas à comparer Mélenchon à Le Pen mais vous criez au blasphème lorsqu’on compare Macron à Sarkozy.

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

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