Paris n’est plus une fête. Au contraire, elle se vautre dans l’envers démagogique de la fête : le spectacle marchand. Le kitsch a envahi la capitale, livrée à l’idéologie faussement cool d’incultes qui préfèrent les mondanités et la communication aux responsabilités politiques. Terrible contraste : sous leur règne de paillettes, la laideur et la saleté défigurent la ville-lumière.
La fête populaire a disparu de Paris, devenue le temple de la festivité spectaculaire où se célèbre depuis Delanoë le culte permanent du kitsch pompier. L’événementiel est devenu la norme, le ludique l’impératif. Où est l’amusement lorsque celui-ci devient un ordre ? L’exemple languien de la « fête de la musique », que l’on devrait renommer « défouloir du bruit », a essaimé et il ne passe plus un mois sans que la fête imposée, formatée, n’encombre les rues. Les nouveaux commandements de l’homo festivus cher à Muray comprennent ces terribles injonctions paradoxales : « Tu souriras. Tu t’amuseras. » Rien de populaire, rien de spontané, rien de naturel, rien d’humain enfin, dans ces événements markétés qui ressortissent autant à la démagogie qu’à un mépris profond du peuple et de la culture.
Culture sacrifiée au marketing, même par les plus grands établissements qui font leur lit de cette mode ! La politique du Louvre est une honte ; les expositions de la RMN ont pris exemple sur feue la Pinacothèque de sinistre mémoire. Les festivals en tous genres préfèrent des têtes d’affiche internationalement reconnues par une intelligentsia de cuistres qu’une programmation intellectuellement exigeante. On flatte les demi-instruits en servant une bouillie infecte et on déroule le tapis rouge pour les pires merdes que l’industrie de l’art contemporain produit. Le rouleau-compresseur de la mondialisation fait autant de dégât ici que dans tous les autres domaines : extinction de la beauté et de la culture, précarisation ou destruction des emplois, vénération de l’argent-roi.
Le principal moteur de cette mondialisation uniformisante de l’inculture demeure le tourisme de masse dont les (ir)responsables parisiens semblent faire l’alpha et l’oméga de leur politique. Attirer toujours plus de visiteurs étrangers pour montrer combien la capitale est « compétitive » sur le marché international. Quelle misère idéologique, quand on ne dirige plus une ville qu’à travers des tableaux de chiffres ! Si seulement cette drague vulgaire du touriste servait au rayonnement culturel de la France et de l’économie nationale… mais non ! Paris est reconvertie en parc d’attraction décérébrant où l’on consomme de la culture comme du Coca [1].
Pour quelques millions, l’identité de la ville se prostitue à la publicité. Sous couvert de mécénat, les grandes marques se paient d’immenses espaces publicitaires à peu de frais. Les façades des bâtiments publics en réfection se couvrent ainsi de la pire vulgarité : masquer le Louvre, toujours lui, derrière un immense iPhone, quel symbole du peu de cas que l’on fait de la culture ! Mais ces publicités spectaculaires ne sont pas seules à faire saigner les yeux. Sur tous les trottoirs, les devantures de boutiques exhibent des écrans aux publicités agressives. Aucun repos de l’esprit n’est permis puisque jusque dans les toilettes des restaurants, on ne peut plus échapper à ces effractions lobotomisantes dignes de 1984 ou d’Orange mécanique, les yeux toujours rivés sur un écran.
Les injonctions constantes à la consommation assument la manipulation mentale… avec quelque réussite ! En effet, les processus de consommation, au sens arendtien du terme, définissent l’activité urbaine. Tout n’est que consommation, à une échelle inédite. Même la « nuit parisienne » n’est devenue que le prétexte aux beuveries instagrammées qui réduisent la ville-lumière à une pissotière géante. Les petits-enfants de Séguéla s’éclatent, qui ont chassé et remplacé les titis et loulous. Là encore, le populaire désargenté et insouciant a cédé la place au vulgaire du pognon arrogant, le canaille en Solex à la racaille à Rolex.
Foin de l’histoire et de la culture de la ville : il faut faire jeune, il faut faire mode, il faut faire comme les autres capitales concurrentes sur le marché du divertissement, en offrant le cadre standardisé pour décor de selfie. Ainsi se poursuit l’entreprise d’enlaidissement de la capitale à l’œuvre depuis plusieurs années. L’une des plus belles villes du monde est envahie par la laideur ; son patrimoine culturel et architectural est abandonné ou vandalisé, livré au règne du mauvais goût. Il n’est qu’à se promener dans ses rues quelques heures en ouvrant les yeux pour constater l’ampleur du désastre [2]. Bâtiments historiques et chefs d’œuvre de l’art et de l’architecture tombent en capilotade, faute d’intérêt de la municipalité, pendant que des pans entiers de l’identité urbaine de la ville sont remplacés par des versions prétendument plus « modernes » et plus « fonctionnelles » [3].
Tout cela passe inaperçu car perdu dans le grand maëlstrom de travaux qu’est devenue Paris. Pas un quartier, pas une rue n’y échappe. Partout, des trous dans le sol et des barrières sur les trottoirs. La ville entière n’est qu’un immense chantier jamais terminé : combien de riverains ont la joie de voir des travaux débutés devant chez eux rester abandonnés plusieurs semaines, voire plusieurs mois ? À croire qu’à la tête de l’administration parisienne, certains, craignant l’arrivée d’une nouvelle équipe politique au printemps, ont décidé de lancer simultanément tous les travaux envisagés pour plusieurs années, quitte à ne pas pouvoir assurer correctement leur déroulement… simple hypothèse, bien sûr !
Ce chaos urbain des travaux ajoute une strate de plus à l’enfer que vivent les Parisiens tant la politique urbaine semble pensée pour élever les individus les uns contre les autres, pour accroître les haines et pour provoquer les accidents. Voitures, deux-roues motorisés, bicyclettes, trottinettes, piétons : le viol systématique du code de la route, ajouté aux innombrables exceptions et dérogations accordées indument par clientélisme à tel ou tel lobby d’usagers de l’espace public, rend les déplacements en ville aussi difficiles que dangereux. Comment n’y a-t-il pas plus de morts dans les rues parisiennes ? Mystère !
Enfin, Paris n’est pas devenue seulement laide et dangereuse, elle est aussi et surtout d’une saleté répugnante. Tous – habitants, touristes, migrants – sont responsables de l’égout géant dans lequel ils évoluent. Abords de terrasses de cafés transformés en cendriers et coins de murs en urinoirs, trottoirs décorés de détritus, crachats et autres immondices, etc. etc. l’incivisme des Parisiens eux-mêmes est écœurant. S’y ajoute l’irrespect des touristes français comme étrangers qui atteint des sommets d’abjection. Quant à la multiplication des poches de misère sédentarisées, elle provoque la prolifération de nuisibles qui envahissent la ville, ajoutant les risques pour la santé publique à la catastrophe humaine et sociale… La municipalité, malgré les sommes immenses qu’elle investit et un personnel globalement très professionnel, se montre incapable d’embrasser aucun des problèmes qui se conjuguent, tant elle est aveuglée par l’idéologie et obnubilée par la communication creuse.
Cincinnatus, 17 février 2020
[1] Les jeux olympiques promis pour 2024 seront à ce titre le sommet de l’horreur. Les sponsors, pour la plupart des multinationales délinquantes qui exploitent la misère humaine et s’exemptent de la loi commune en ne payant pas leurs impôts, bénéficieront de lois d’exception scélérates. Le soutien de la classe politique à cette horreur humaine, sociale, culturelle et environnementale n’étonne pas tant la corruption a atteint les esprits (seulement les esprits ?).
[2] Le très bon site La Tribune de l’art l’a fait. Le résultat, édifiant pour qui ne vit pas dans la capitale, n’étonnera sans doute pas les Parisiens. Lire les deux premiers articles « Balades hivernales dans le Paris enchanté d’Anne Hidalgo » : 1. Grands Boulevards et 2. Quartier des Halles.
[3] Ainsi avons-nous vu les traditionnels kiosques à journaux qui faisaient partie du paysage parisien remplacés par de nouveaux équipements sans âme ni intérêt, par idéologie moderniste… seule explication plausible puisque on ne saurait imaginer que la destruction de l’âme de la ville soit dictée par les intérêts privés de quelques entreprises financées par les marchés publics, n’est-ce pas ?
Dommage que vous ne reveniez pas sur les plus belles œuvres de la Mairie : Plug anal Place Vendôme (https://compagnieaffable.com/2014/12/11/paul-mccarthy-et-la-chasse-aux-reacs/), « Canopée » des Halles, coeur géant rotatif et lumineux Porte de Clignancourt…
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Quatorze ans que Philippe Muray a disparu et son ironie mordante et féroce n’a rien pu contre la force inerte de la bêtise et des passions tristes.
Merci de reprendre le flambeau. Il me semble que nous vivons dans une époque de disparitions : la langue qui sonne le creux (en capacité), les voyageurs, les écrivains, les artistes, le hasard même, les déchets, les hommes, les poètes évanouis dans le printemps, etc.
Je vis à Strasbourg. Cinq semaines durant, le centre ville est transformé en camp retranché. Cela s’appelle « la magie de Noël »
Combien vous avez raison
Salut et Fraternité
Morose
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Merci, cher Morose !
Cincinnatus
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A reblogué ceci sur MEMORABILIA.
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