
Nos représentants ne représentent plus rien ni personne. Plus grave encore : ils déshonorent le Parlement, ils avilissent leur fonction, ils anéantissent le politique.
*
Au Sénat et à l’Assemblée, ils ont pour tâche de faire la loi au nom du peuple souverain. Élus de la nation, chacun d’eux la représente intégralement – et non pas sa fraction réduite à la circonscription d’élection ni, encore moins !, à ceux qui lui ont accordé leur suffrage, conceptions clientélistes, c’est-à-dire mafieuses, de la représentation. En recevant le mandat que lui confient les Français, l’élu législateur s’engage à œuvrer pour le bien commun ; lorsqu’il siège, il s’abstrait de ses intérêts privés et devient l’agent d’une vision du monde qui en affronte d’autres au sein de l’espace de discussion normé selon des règles et un rituel qu’il doit respecter. Le devoir d’exemplarité des représentants est absolu : une fois élus, ils ne s’appartiennent plus, ils s’effacent derrière la fonction et doivent faire preuve d’une vertu civique redoublée – aucun écart de leur part n’est admissible.
Le Parlement est le lieu consacré à l’art de la discussion, l’arène où les combats politiques se subliment par la parole. On invoque régulièrement les esprits des fiers tribuns qui firent les grandes heures de la rhétorique parlementaire sous la Révolution ou la IIIe République, monstres d’éloquence, maîtres du verbe et de l’idée, dont la verve autant que la hauteur de vue manquent cruellement aujourd’hui. Sans doute ont-ils imprimé dans nos imaginaires une perception faussée de la réalité en éclipsant des masses d’élus de moindre talent, il n’empêche que la puissance et la gravité de leurs discours ont marqué l’histoire. S’il existe un espace où le verbe possède le pouvoir de changer le réel, c’est bien le Parlement.
La discussion n’y doit pas être celle, oiseuse, prétentieuse et vide qui sert exclusivement aux beaux-parleurs qui aiment s’écouter discourir, mais bien celle qui consiste en la recherche dialogique de l’intérêt général, par la confrontation des arguments et opinions. L’éloquence ne peut pas être le faux-nez de la persuasion ni de la manipulation au service des intérêts privés des contradicteurs ; la joute verbale, aussi vive soit-elle, ne doit avoir pour moteur et fin que la volonté d’édifier un cadre commun. Le Parlement est, par conséquent, le lieu sacré de la collégialité, chère au cœur des républicains sincères qui, obstinément opposés à toute forme de césarisme, militent pour un régime véritablement parlementaire.
On se moque facilement des IIIe et IVe Républiques : « régime des partis », « impuissance », « instabilité gouvernementale », ad nauseam. Outre une méconnaissance crasse de l’histoire qui fait fi des réalisations remarquables de ces deux Républiques, ces critiques témoignent d’une cécité extraordinaire devant les turpitudes de la Ve… et du régime qu’elle a enfanté. Car la Ve n’est plus la Ve ! Les multiples réécritures de la Constitution, à laquelle on ne devrait toucher que la tête froide et la main tremblante, ont depuis longtemps transformé notre Loi fondamentale en un monstre que ne reconnaîtraient pas ses fondateurs.
La réduction de la représentation nationale à une parodie antidémocratique a pris des proportions qui effraieraient nos aïeux. Le législatif, asservi à l’exécutif, ne décide même pas de son ordre du jour. Contrairement à toutes les règles de la démocratie, ce n’est pas lui qui fait la loi : l’idée que l’exécutif puisse rédiger des lois et les faire voter ne soulève d’ailleurs plus aucune question alors que, fondamentalement, ce n’est pas son rôle ! Le législatif est censé écrire des lois générales, destinées à tous, les discuter et les voter : peu de lois, tournées de la manière la plus claire possible… à l’opposé exact de l’inflation législative de lois particulières écrites dans un sabir incompréhensible par des techniciens sans talent et déconnectés du monde réel, et votées par des incompétents qui n’ont aucune idée de ce qu’ils font – nous vivons dans un mauvais pastiche de Kafka ou Jarry.
Les législateurs doivent maîtriser, à tout le moins, les procédures et techniques parlementaires – ce dont beaucoup semblent se fiche comme d’une guigne. Surtout, ils doivent représenter le peuple. Non pas selon des critères absurdes de ressemblance – on n’envoie pas à l’Assemblée son double en termes de couleur de peau, de sexe, de préférences érotiques, d’âge ou que sais-je encore qu’auront inventé entre-temps les obsédés de l’identité – mais de vision du monde, de vertu civique, d’honnêteté intellectuelle, de probité, d’attachement à l’intérêt général, de capacité à comprendre des enjeux à propos desquels ils ne possèdent a priori aucune expertise, de lien étroit avec la nation dont ils doivent entendre les aspirations et y répondre… autant de qualités et de « compétences » (que ce mot est laid dans ce contexte !) dont sont dénués un nombre bien trop important de nos élus, enfermés dans des bulles d’entre-soi, ne percevant du monde extérieur que l’image contrefaite que leur renvoient leurs idéologies, vivant, telle une héroïne de mauvais conte, au sommet d’une tour sans porte ni fenêtre.
Il faut craindre que l’on ne compte, sur les bancs de l’Assemblée, moins de neurones que d’êtres humains. Les godillots, dont la veulerie est entièrement dévouée à la discipline grégaire, ne savent qu’appliquer avec une détermination toute bovine les consignes données soit par le gouvernement soit par leur parti. Simple courroie de transmission des décisions prises ailleurs, le Parlement n’est plus qu’une mascarade où des demi-instruits jouent servilement un spectacle sinistre écrit par d’autres. « Régime des partis », ricane-t-on, en clignant de l’œil, à propos des IIIe et IVe Républiques ? – mais enfin ! qu’est donc devenue la Ve sinon la dictature des appareils politiques au service exclusif de petits ambitieux ? Ayant abdiqué toute conscience, trop de nos représentants s’en remettent à la consigne.
Que pourrait-on attendre d’autre de ces élus-par-hasard ? Si la démocratie ne se résume pas au vote, le rituel électoral demeure crucial. Or celui-ci est d’autant plus scrupuleusement respecté dans sa forme qu’il est en réalité vidé de toute substance… et de toute légitimité. Qu’importe le nombre de candidats à une élection s’ils incarnent tous la même idéologie, ensuite appliquée dans les mêmes politiques publiques ? L’offre politique biaisée nous contraint à des non-choix parmi des bulletins interchangeables. Si l’abstention massive ne peut s’expliquer que par une convergence de causes multiples, parmi lesquelles la culture de l’avachissement tient une place centrale, l’impression que la politique est confisquée par des petits parvenus ambitieux qui ne changeront rien à la vie des gens, voire la rendront plus difficile encore, joue un rôle majeur dans le dégoût général et l’abandon des isoloirs. Et au fond, pourquoi ne s’en réjouiraient-ils pas, lorsque, par la grâce de l’abstention, ils peuvent être élus par une infime fraction du corps électoral séduite par les promesses démagogiques et le clientélisme ? Tant de députés se font ainsi, explicitement, les représentants d’un clan ou d’un segment marketing savamment construit (et je ne parle même pas des « députés des Français de l’étranger », qui sont bien plus certainement des députés de l’étranger, anomalie antidémocratique caricaturale). L’Assemblée n’a jamais été si peu nationale.
Depuis deux élections législatives, les éditocrates et autres toutologues, qui passent leur vie à écumer les plateaux de télévision en faisant passer leurs opinions de Café du commerce pour des analyses politiques de haut vol, louent bruyamment le renouvellement des profils sur les bancs de l’Assemblée. Certes, les rangs macronistes, mélenchonistes et lepénistes se sont remplis, en 2017 et 2022, de nouveaux visages apportant, soi-disant, « un vent de fraîcheur », « des nouvelles compétences bienvenues », « la jeunesse », etc. etc. Hélas, le jeunisme crétin qui règne en maître sur les esprits contemporains imagine que toute nouveauté est nécessairement bonne en soi. Que les bizuths parlementaires ne maîtrisent pas les arcanes, les procédures, les us et coutumes du travail parlementaire, n’a rien de choquant : ils ne sont pas les premiers à confondre projet de loi et proposition de loi – même si l’on aurait pu attendre d’eux qu’ils s’informassent et apprissent les bases à leur arrivée. Mais qu’ils témoignent crânement d’un tel mépris pour l’institution devrait soulever le cœur de tous les citoyens. Certes, notre classe politique a de tout temps brillé par sa médiocrité, hors quelques fulgurances historiques et personnages capables, à eux seuls, de sauver l’honneur d’une génération ; mais le niveau intellectuel de nos parlementaires est en chute libre. Quant à leur vertu civique…
D’un côté, les brochettes de clones, tous identiques, tous sortis des mêmes écoles de commerce, tous fiers d’être des « amateurs » mais passant leur temps à faire la leçon au monde entier du haut de leur arrogance de « premier de cordée », tous plus intéressés par leur compte instagram que par les débats de l’Assemblée, tous venus là pour ajouter une ligne à leur CV sur linkedin, « député » n’étant qu’une simple étape dans leur plan de carrière… Ces philistins incultes ne maîtrisent ni l’histoire (réduite à des clichés faux et anachroniques) ni l’art oratoire (la forme est affligeante, le fond abyssal) ni jusqu’à leur propre langue : ils se contentent d’ânonner une novlangue insipide qui est à la langue française ce que McDo est à la gastronomie française, alignement maladroit d’« éléments de langage » rédigés par l’Élysée.
De l’autre côté, le spectacle lamentable inspiré d’une mauvaise téléréalité ou du dangereux pitre Hanouna, les petites phrases destinées à créer le buzz sur les réseaux dits sociaux, les insultes outrancières et surjouées, les mises en scène stupides assorties de simagrées, de hurlements, de grossièretés, de crises de nerfs réelles ou feintes – on se demande ce qui est pire – par de mauvais comédiens amateurs, la confusion avec une AG d’étudiants, le happening permanent, le style débraillé très étudié pour « faire peuple » alors qu’en le singeant ainsi ils montrent l’étendue du mépris qu’ils lui portent, l’irrespect de la fonction et la profanation du lieu sacré de la démocratie, le déshonneur, l’antisémitisme assumé, le soutien affiché aux terroristes…
L’Assemblée est devenue une foire pitoyable, une cour de récréation où des sales gosses incapables de s’élever à la hauteur des enjeux et des événements passent leur temps à se bagarrer à propos de sujets ridicules, un petit théâtre des horreurs où se jouent des farces pathétiques que plus personne n’ose regarder sans gêne ni dégoût. Nous raillâmes l’Italie berlusconienne et les États-Unis trumpistes ; nous ne valons pas mieux. Jean-Luc Mélenchon avait théorisé la conflictualisation systématique de tous les sujets – stratégie politique déjà discutable. Ce que font ses séides, mais aussi ses ralliés et ses adversaires, est bien pire encore. Clowns dans la rue et pitres à l’Assemblée, ils ont abdiqué toute dignité politique et ne méritent pas d’être nos représentants.
*
Dans tous les camps, les « frondeurs » éventuels sont vite ostracisés et réduits au silence ; quant aux rares subtils, aux quelques solitaires enclins à penser contre eux-mêmes, aux anachorètes de l’Assemblée et du Sénat susceptibles de formuler des idées complexes et de sauver l’honneur de ces nobles institutions, ils sont invisibles au milieu du tumulte, inaudibles dans le brouhaha idiocratique. Paradoxalement, le parti qui se montre le plus sobre est encore le RN qui, goguenard, attend patiemment son heure pendant que tous les autres lui déroulent le tapis rouge. Il aurait tort de se priver !
Cincinnatus, 20 février 2023
Quelle belle expression de ce désespoir fatigué, de cet espoir endormi, de cette lassitude désintéressée du regard.
J’aimeAimé par 1 personne
« ce dont beaucoup semblent se fiche » >> « se ficher », non ?
J’aimeJ’aime
Bonjour,
Les deux infinitifs existent et, sous la forme « se fiche », c’est le seul verbe à n’avoir aucun r dans sa terminaison.
Cincinnatus
J’aimeJ’aime
J’emboîterai le pas à Duduche en faisant moi aussi un commentaire relatif au vocabulaire :
« Le Parlement est le lieu dédié à l’art de la discussion »
« dédié » , dans ce sens, est considéré comme un anglicisme; « destiné » ou « affecté » auraient parfaitement convenu.
« Les législateurs doivent maîtriser, a minima, les procédures(…) »
L’emploi de la locution adverbiale « a minima » est critiquée par les spécialistes quand elle employée au sens de « à tout le moins ».
J’aimeJ’aime
Vous avez raison, c’est corrigé.
Cincinnatus
J’aimeJ’aime