Les parasites de l’administration

Les Tricheurs, Le Caravage (v. 1595)

Ils ont été sous le feu des projecteurs pendant quelques jours, puis en ont été naturellement chassés par une nouvelle actualité – le manège du divertissement informationnel tourne à grande vitesse. Ils ? Les cabinets de conseil auxquels l’administration verse « un pognon de dingue », comme dirait notre Président. Ces dernières années, le recours au « consulting » (c’est plus chic que « conseil ») a littéralement explosé. McKinsey, par qui le scandale est arrivé, mais aussi les fameux Big four – Deloitte, PwC (PricewaterhouseCoopers), Ernst & Young et KPMG –, mais encore le Boston Consulting Group, Capgemini, Soprasteria, Accenture, Havas, Publicis, etc. sont appelés à la rescousse dès qu’il s’agit de concevoir des politiques publiques, de gérer une crise quelconque, de reconfigurer des services et administrations, de créer une nouvelle usine à gaz informatique… En matière de stratégie, de management, de ressources humaines, d’informatique, de communication, de « conduite du changement », il semble devenu impossible de faire quoi que ce soit sans eux. Ils ne sont toutefois que la face la plus visible du racket que subit la fonction publique.

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Les rapports respectifs de la commission d’enquête du Sénat sur les cabinet de conseil et de l’inspection générale des finances sur la rénovation de l’encadrement du recours aux prestations intellectuelles des cabinets de conseil montrent l’ampleur du scandale. Ainsi peut-on lire sous la plume des sénateurs :

En 2021, l’État a dépensé plus d’un milliard d’euros en prestations de conseil.
Ces dépenses ont plus que doublé depuis 2018, ce qui interroge à la fois notre vision de l’État et de sa souveraineté face à des cabinets privés et la bonne utilisation de nos deniers publics.
Après quatre mois d’investigation et 7 300 documents recueillis, la commission d’enquête démontre que des pans entiers des politiques publiques ont été sous-traités à des cabinets privés : crise sanitaire, réforme de l’aide juridictionnelle, radars routiers, évaluation de la stratégie nationale de santé…
Le recours aux consultants est ainsi devenu un réflexe pour un État qui donne parfois l’impression qu’il « ne sait plus faire », malgré le dévouement de ses propres agents.
Bien que discrète, l’influence des cabinets de conseil sur les politiques publiques est avérée. Les consultants proposent des solutions « clés en main » aux décideurs, que les agents publics sont sommés de mettre en œuvre.

Quelques exemples qui en disent long sur ce que le Sénat appelle lui-même un « phénomène tentaculaire » : depuis 2015, les achats en prestations intellectuelles des ministères ont plus que triplé pour passer de 764 millions d’euros à deux milliards et demi, les dépenses pour du conseil en stratégie ont été multipliées par plus de douze (10,4 millions en 2015, 128,9 millions en 2021), celles en matière de communication par plus de vingt (5,5 millions en 2015, 112,2 millions en 2021), etc. etc.

Certaines missions peuvent parfaitement se justifier par le besoin de l’administration de faire appel à des compétences précises qu’elle ne possède pas. Il existe, bien entendu, des consultants tout à fait sérieux et qui apportent une expertise précieuse aux services qu’ils sont amenés à conseiller. Hélas, comme les poissons volants, on ne peut pas dire qu’ils soient majoritaires.

En revanche, les différents rapports corroborent les constatations que font les fonctionnaires qui ont à subir « sur le terrain » l’intervention de ces cabinets de conseil. Bien des consultants et prestataires brillent par leur incompétence, se contentant de mauvais copier-coller de documents produits par les services eux-mêmes, qu’ils resservent en y ajoutant moult erreurs (et dans un français pour le moins aléatoire) dans des présentations powerpoint ineptes. Payés pour animer des formations infantilisantes et autres séminaires creux, tous identiques quel que soit le client, ils ne connaissent rien aux métiers, et ne s’y intéressent guère, mais donnent des leçons complétement déconnectées avec une arrogance difficilement supportable pour les agents qui œuvrent tous les jours pour l’intérêt général… et qui doivent ensuite rattraper toutes les conneries commises parce qu’on a écouté les préconisations de ces enfumeurs. Même la Cour des comptes s’en est émue, c’est dire !, dans un référé sur le recours aux marchés publics de consultants par les établissements publics de santé de 2018 :

Les productions des consultants ne donnent que rarement des résultats à la hauteur des prestations attendues. Des analyses effectuées par les chambres régionales des comptes, il ressort que nombre de rapports de mission utilisent essentiellement des données internes, se contentent de copier des informations connues ou reprennent des notes ou des conclusions existantes.

Fichtre !

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Plutôt que de recruter des fonctionnaires, les gouvernants préfèrent faire appel à des prestataires privés. L’externalisation de compétences qui seraient bien plus efficaces si elles demeuraient internes n’améliore pas le service public – au contraire, sa qualité s’effondre. La privatisation des ressources humaines bénéficie d’une règle scélérate au nom barbare : la « fongibilité asymétrique ». Pour résumer grossièrement ce principe comptable que l’on doit à la sinistre LOLF (loi organique relative aux lois de finances), les crédits de dépense en masse salariale peuvent être utilisés pour du fonctionnement mais l’inverse n’est pas possible. Autrement dit, si une administration atteint son plafond d’emplois, ce qui arrive très souvent puisque ceux-ci ne cessent de baisser, elle n’a pas le droit de répondre à un besoin – même pérenne – en recrutant mais doit obligatoirement faire appel à une prestation extérieure. Même si celle-ci est moins performante ou coûte plus cher. Ainsi paie-t-on plus cher des prestataires incompétents parce qu’on n’a pas le droit d’utiliser cet argent pour recruter des fonctionnaires compétents.

Au plus haut sommet des ministères, s’est sciemment installée une véritable dépendance au privé qui appauvrit l’administration à la fois financièrement et en termes de compétences. Ces dernières disparaissent parce que la haute administration, main dans la main avec les ministres, est devenue incapable de gouverner elle-même et préfère payer (trop) cher des tiers pour faire ce travail. Quitte à entretenir un cercle vicieux par lequel les finances publiques s’évanouissent, les solutions proposées et imposées par les cabinets nécessitant toujours et encore plus de consultants – une vraie drogue ! Dont les résultats sont trop souvent calamiteux.

Combien de projets, informatiques notamment, menés par des prestataires extérieurs ont été des fiascos pour l’administration mais très rentables pour les entreprises en question ? Partout les mêmes constats d’échec et partout la même obstination : le système informatique mis en place pour la couverture santé d’Obama (Obamacare), la préparation du Brexit, la création et le fonctionnement des ARS jusqu’au sommet qu’a été la gestion du Covid dont les différents éléments ont été confiés à autant de cabinets de conseil différents, tous parfaitement incompétents en matière de santé publique… les exemples pullulent de projets avortés après avoir ponctionné des millions d’euros, de dollars, de livres ou autre d’argent public pour alimenter des entreprises incapables de fournir le service promis contractuellement. Mais jamais ces échecs scandaleux n’ont conduit à la remise en cause de l’externalisation systématique – au contraire ! bien souvent, c’est encore sur le public que retombe le blâme.

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Les cabinets de conseil sont toutefois l’arbre qui cache la forêt. Au-delà de ce phénomène médiatique, l’administration est la proie d’une foultitude de petits vautours trop heureux de vivre à ses dépens.

Aussi bien par l’opinion publique que par leur propre hiérarchie, les fonctionnaires compétents sont jugés a priori incompétents, alors que les consultants privés, c’est l’inverse. Comment expliquer autrement qu’après trois rapports de l’Inspection générale de la Justice sur les « extractions judiciaires » en 2012, 2016 et 2021, un marché public de 324 000 euros a été remporté par Ernst & Young pour une mission sur le même sujet ?

Les fonctionnaires qui ont la connaissance du terrain, qui ont été formés et exercent leur métier avec sérieux et une expertise fondée sur l’expérience, sont méprisés aussi bien par les hauts fonctionnaires à la tête des ministères de tutelle que par les consultants qui prétendent leur apprendre leur job alors qu’ils n’y connaissent rien. La complicité de la haute fonction publique est avérée, qui soigne ses relations avec le business (très) rentable du consulting. Entre pantouflage et consanguinité, les va-et-vient entre administrations et cabinets privés entretiennent les amitiés et les fonctions rentables. Ainsi se distingue-t-on de la valetaille, tout ce petit peuple des fonctionnaires sur le terrain.

Présumés incompétents, ces derniers subissent un micro-management toujours plus obsessionnel et déconnecté des tâches réelles. Les cadres dans les établissements ont de moins en moins de liberté de management, sommés de répondre à la multiplication infinie du contrôle des agents dans une perspective gestionnaire purement comptable. Les directives, inventées par des technocrates incapables de décrocher des illusions que leur procurent leurs tableaux excel, tombent de tout en haut, sans aucune consultation ni conscience de la réalité que vivent les fonctionnaires.

Cette même logique de suspicion à l’égard des fonctionnaires guide la folie furieuse des marchés publics. Au commencement était une volonté louable de bonne gestion des deniers publics. Mais cette volonté s’est fourvoyée dans la traque paranoïaque aux dépenses indues qui dicte la rédaction de règles absurdes et parfaitement contre-productives. La bureaucratie tourne à vide et fait crouler les services publics sous les tâches ineptes. Les agents responsables des marchés s’arrachent les cheveux à chaque nouvelle réglementation qui vient complexifier toujours un peu plus un maquis déjà inextricable. L’inflation de règles mouvantes accroît le besoin en agents compétents… sauf que ce sont ces postes-là qui sont supprimés les premiers, faisant peser sur le reste des équipe le poids de cette gestion kafkaïenne [1].

Quant à ceux qui doivent rédiger les fameux CCTP (cahiers des clauses techniques particulières), CCAG (cahiers des clauses administratives générales) et autres CCAP (cahiers des clauses administratives particulières), leurs nuits blanches sont peuplées des angoisses d’une coquille qui viendrait invalider les procédures et ouvrir la voie à d’interminables contentieux. Plus sérieusement, le temps consacré à produire tous les documents nécessaires à la passation de marchés, puis à dépouiller lesdits marchés, les notifier, etc. etc. dévore celui dévolu au métier lui-même dans des proportions inquiétantes.

Il va de soi que des règles précises doivent encadrer le recours à des entreprises privées par l’administration afin de s’assurer que l’argent public est bien employé. Mais celles-ci sont devenues à tel point absurdes qu’elles lèsent les services publics et faussent le marché ! La complexité des démarches écarte de fait les entreprises qui ne disposent pas de la force de frappe nécessaire à la conception de réponses en bonne et due forme. Sécurité, ménage, informatique, etc. etc. : les marchés publics sont ainsi confisqués par un petit nombre de sociétés, toujours les mêmes, qui profitent d’une forme d’oligopole pour faire monter les prix et obliger les administrations à acheter trop cher des services médiocres. Autre cas de figure, la prépondérance du critère prix dans un marché permet à certaines entreprises de casser les prix et de l’emporter avec une offre très en-dessous des autres mais pour une qualité à tel point déplorable que le service public est mis en danger ou que les agents sont contraints de tout refaire eux-mêmes, en plus de leurs autres tâches. Dans tous les cas, ce sont les services publics qui en pâtissent et, in fine, les citoyens.

La présomption de malhonnêteté à l’encontre des fonctionnaires est insupportable. On traque la moindre dépense d’un agent public pour laquelle on exige quantité de preuves alors qu’on ne s’interroge jamais sur la rentabilité ni sur la qualité du travail des entreprises prestataires, contre lesquelles les recours sont si difficiles que beaucoup d’administrations n’osent s’y aventurer.

Et pourquoi n’applique-t-on pas des règles aussi inquisitoriales, par exemple, aux notes de frais des entreprises privées ou des professions libérales, dont la vertu en matière d’abus de bien social varie très largement ? « Ce n’est pas de l’argent public ! », se récrie-t-on immédiatement, façon « touche pas au grisbi, salope ! » Pourtant, dès lors que les petites magouilles reviennent à soustraire des impôts des sommes qui devraient leur revenir, c’est bien d’argent public qu’il est question.

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Le contrôle de l’utilisation de leurs budgets par les administrations et services publics doit être de la plus grande rigueur, évidemment. Mais le soupçon généralisé ne conduit qu’à des mesures contre-productives dont profitent largement les petits malins qui vivent aux crochets de l’État. La fonction publique doit être rénovée et les services améliorés, c’est entendu ; mais combien d’entreprises privées se gavent d’argent public sans que personne n’y trouve à y redire ? Si l’on veut sincèrement réduire les dépenses publiques, pourquoi ne pas commencer par s’attaquer à cette hémorragie scandaleuse ?

Cincinnatus, 8 mai 2023


Quelques billets pour poursuivre la réflexion :
Il n’y a pas d’alternative ? Vraiment ?
Rénover la fonction publique ? Chiche !
Misère de l’économicisme : 4. Feu sur l’État
Trop d’État… ou trop peu ?
Cessez le feu sur les fonctionnaires !


[1] Contrairement aux images d’Épinal propagées par les thuriféraires du néolibéralisme, les services publics n’ont rien d’un mammouth. Au contraire, ils ont été saignés (plusieurs centaines de milliers de postes en moins en quinze ans) par les gouvernements successifs de Sarkozy à Macron, quelle que soit leur couleur politique alléguée.

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

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