Sondages : une cure de désintox, vite !

FUMEUR D'OPIUM
Salle de rédaction recevant les sondages quotidiens

Sommaire
1. Une drogue médiatique
2. Dis, Cinci, l’opinion publique, c’est quoi ?
3. Petits éléments de critique des sondages à l’usage des citoyens qui en ont marre qu’on prétende parler à leur place
4. L’art (pas toujours) discret de la manipulation… et son efficace
5. Prophylaxie


1. Une drogue médiatique

Nous sommes des junkies des sondages. Tous les jours, plusieurs fois par jour, nous réclamons notre dose aux médias qui se comportent à la fois comme principaux dealers et comme plus gros consommateurs de cette drogue dure. Nous ne pouvons plus voir la réalité qu’à travers l’hallucination de ces psychotropes. Du fait divers le plus anodin jusqu’à l’élection majeure de notre système politique, il n’existe plus un seul événement, plus un seul fait social, économique ou politique, qui ne doive être « éclairé » par une multitude d’enquêtes réalisées avant, pendant et après sa survenue dans l’espace médiatique. La vérité se cache à nos yeux, seuls les chiffres exprimés en pourcentages de sondés peuvent la révéler.

Sondage France info
Source : France Info

Ainsi nous laissons-nous dévorer par les litanies de chiffres ânonnés sans recul ni explication. Des « journalistes » incapables de produire des analyses de fond se contentent d’asséner les résultats d’enquêtes conduites on ne sait comment. C’est pratique : pas besoin de beaucoup réfléchir pour débiter la série de pourcentages quotidiens. Et puis ça fait sérieux, scientifique – pure illusion techniciste de maîtrise par le chiffre. À croire que le monde se résume à des tableaux de bord alignant infiniment des suites de nombres, que l’on comprend le réel en se contentant d’un psittacisme de tableaux excel vaguement mis en forme. Certains frôlent même la schizophrénie : ils expliquent, à juste titre, combien les sondages sont peu fiables (lire, par exemple, cette très bonne synthèse sur le site de France Info) mais, dans le même temps, ils se montrent incapables d’en tirer les conséquences pour eux-mêmes et persistent gaiement dans leur dépendance.

Il y a encore pire : les sondages ne font pas que voiler notre perception du réel en nous plongeant dans un triste délire narcotique – ils agissent directement sur la réalité. Quand une chaîne de télévision organise un débat entre plusieurs candidats à une élection et sélectionne ceux qui auront le droit d’y participer sur la seule foi de sondages ; quand la plupart des médias décident du temps de parole qu’ils accordent aux représentants de la Nation et aux différentes formations politiques toujours en fonction de sondages ; quand ils vont même jusqu’à affirmer crânement leur volonté de modifier la loi à leur convenance afin de briser l’égalité des candidats en prenant les sondages à témoin pour se justifier… n’assistons-nous pas là à d’incroyables forfaitures antidémocratiques ? De quel droit choisit-on qui mérite de parler et qui doit se taire au prétexte d’enquêtes d’opinions ? Avant même de s’interroger sur ceux qui commandent ces sondages ni sur les méthodes qui les guident, cette censure de la parole publique dictée aux médias, avec leur veule complicité, devrait être odieuse à tous les citoyens. L’asservissement aux sondages met en danger ce qu’il reste de la démocratie.

*

2. Dis, Cinci, l’opinion publique, c’est quoi ?

« L’opinion publique dit que… », « les Français pensent que… », « la majorité des Français estime que… », « près de la moitié de la population considère que… », « selon nos derniers chiffres, depuis la semaine dernière, X gagne deux points et se rapproche dangereusement de Y… », ad nauseam. Mais comment se construisent ces affirmations ?

George Gallup
George Gallup

Petit retour en arrière. Peu après 60 avant Internet (en 1935 de l’ère vulgaire), en cette époque surannée que bien peu d’entre nous ont connue, un certain George Gallup décide d’entrer dans l’Histoire en inventant… le sondage ! Il met au point la méthode des quotas et obtient l’année suivante son heure de gloire en prédisant la victoire de Roosevelt à partir d’un échantillon de 50 000 personnes constitué de cette façon. En face, plusieurs journaux donnent le même Roosevelt perdant à partir d’une enquête sur deux millions de lecteurs. Conséquences immédiates : fascination (des uns), consternation (des autres) et pompe à pognon (pour ceux qui comprennent un peu plus vite) !

Sous couvert d’une scientificité usurpée, « l’opinion publique » apparaît rapidement comme un personnage indépendant de ses porte-parole. Elle parle, elle dit tout haut ce que le peuple pense tout bas et, ce faisant, autorise celui-ci à contribuer directement à la vie publique. L’illusion se répand que les sondages permettent d’atteindre un nouveau stade de la démocratie : le peuple, malgré la taille des États-nations modernes, peut s’exprimer en continu, et non plus seulement lorsqu’il est appelé aux urnes. Entre deux scrutins, il continue de participer à la démocratie par l’intermédiaire de « l’opinion publique », identifiée à la vox populi et qui ne peut être révélée que par les sondages. L’opinion publique naît ainsi de la rencontre entre le fantasme d’une expression directe du peuple et la technologie sociale du sondage.

Les sondeurs viennent surtout de créer un nouveau jeu politique dans lequel ils sont indispensables.

Or, quand on regarde ce qui se cache derrière cette notion d’opinion publique qu’ils prétendent mesurer, analyser, faire parler, révéler, comme le feraient à la fois des scientifiques et des oracles, on se rend compte qu’elle demeure problématique même si elle est massivement employée dans les discours. En effet, il n’en existe pas de définition communément admise. Elle dépend de la catégorie sociale des acteurs qui l’utilisent, des usages qui en sont faits. On pourrait distinguer quatre registres de discours principaux, sans doute y en a-t-il d’autres :

Théorique : les théories politiques accordent à l’opinion publique le statut d’une réalité problématique depuis le XVIIIe siècle[1].
Statistique : les chercheurs en sciences sociales produisent un discours scientifique qu’usurpent les sondeurs (nous reviendrons dans quelques instants sur ce glissement d’autorité scientifique).
Médiatique : la référence est omniprésente, notamment sous la forme de cet « air du temps » que les éditorialistes s’efforcent de saisir.
Politique : dans les appels à l’approbation populaire, visant à légitimer ou délégitimer une politique.

Ce ne sont pas là quatre définitions différentes mais bien quatre usages de la notion : selon le point de vue où l’on se place, cela ne sert pas à la même chose de parler d’opinion publique mais tous ces discours peuvent se compléter, s’interpénétrer, s’opposer ou se renforcer (par exemple, les médias utilisent la « scientificité » du discours statistique à l’appui de leur propre discours, en même temps qu’ils fournissent des débouchés et des financements aux sondeurs).

*

3. Petits éléments de critique des sondages à l’usage des citoyens qui en ont marre qu’on prétende parler à leur place

Les sondeurs recueillent les opinions privées d’un millier d’individus, les additionnent, les passent à la moulinette de matrices conçues selon des recettes secrètes, et les transforment ainsi en L’opinion publique censée représenter l’ensemble des Français.
Cela paraît lumineux tant c’est simple.
Trop simple, sans doute.

Premier biais : la situation de recueil de l’opinion individuelle
Les sondeurs partent du principe que les réponses à un questionnaire suffisent à cristalliser l’opinion d’une personne. Or l’opinion individuelle ne s’exprime le plus souvent qu’à propos d’un enjeu concret, quand une sollicitation intervient. Elle naît d’une interaction, se manifeste quand on fait l’effort de la construire, de l’exprimer… et se lie donc aux conditions de son expression. L’opinion n’est pas strictement personnelle. Elle reflète aussi l’effet d’une situation d’interaction, l’acceptation des règles d’interlocution, de la présence d’autrui. La meilleure manière de faire apparaître une opinion, c’est la conversation ou le débat menés dans le cadre d’une certaine publicité – une situation dans laquelle une place est faite pour l’expression mais aussi pour un processus de recherche, d’ajustement mutuel qui vient préciser ce qui est confus. Pour Kant, la publicité se conçoit comme l’exigence éthique et scientifique d’une discussion véritable entre des individus éclairés. En engageant la responsabilité des interlocuteurs, elle devient, de fait, une condition essentielle de la mise en pratique du jugement moral. Or les sondages imposent une situation d’interaction exactement opposée à cela, qui ne fait qu’encourager l’expression et le renforcement de lieux communs prépensés pris pour des opinions personnelles.

Deuxième biais : les méthodes d’entretien
On impose aux sondés des questions qu’ils ne se posent pas, ou pas dans ces termes, et on laisse de côté les questions qu’ils peuvent se poser mais n’intéressent pas les sondeurs. On construit ainsi une image biaisée de la réalité, un tableau dessiné selon le point de vue du sondeur et de son commanditaire mais qui ne correspond pas nécessairement à la réalité vécue par les personnes interrogées. Les sondages sont souvent bien plus révélateurs de l’inconscient politique des sondeurs que des opinions des citoyens qui y répondent. En outre, au-delà même des questions administrées, les modalités de l’entretien conditionnent grandement les résultats plus ou moins fantaisistes obtenus. Le face à face, trop cher, tend à disparaître des plaquettes méthodologiques des sondeurs au profit des entretiens par téléphone à la crédibilité encore plus faible. Quant aux sondages en ligne qui deviennent de plus en plus la règle, on ne devrait même pas les regarder avec autre chose qu’un souverain mépris : ils n’ont absolument aucune valeur tant le contrôle des conditions de réponse s’avère impossible.

Troisième biais : la tambouille interne
Il ne faut pas tout mélanger[2] : les spécialistes de sciences sociales qui mènent des travaux quantitativistes fondés sur des modèles statistiques et des lois probabilistes produisent des résultats dont on peut tout à fait discuter le sérieux mais qui n’ont pas grand-chose à voir avec ceux des sondages « médiatiques ». Or la crédibilité scientifique est accordée a priori à l’ensemble des enquêtes sans distinction. On assiste ainsi à un transfert abusif d’autorité. Parce que, quand on regarde un peu dans les arrière-cuisines des sondeurs, ça ne sent pas très bon. Loin de la rigueur scientifique revendiquée, on frôle souvent l’escroquerie pure et simple.
D’abord, les fameux « quotas ». Ils seraient constitués de manière fine et précise en se basant sur l’expertise et l’expérience acquises par des années de pratique empirique. Ça c’est la version novlangue. En français, ça s’appelle « au doigt mouillé ». Il n’y a aucune justification scientifique à la construction des quotas qui reposent entièrement sur l’hypothèse qu’il existerait des corrélations entre différentes caractéristiques (âge, profession, sexe, région…) des individus au sein d’une population globale et les réponses aux questions posées. Sauf que rien, absolument rien, ne fonde une telle hypothèse.
Ensuite, les marges d’erreur. On nous explique doctement que « la différence entre Mélenchon et Hamon se trouve à l’intérieur de la marge d’erreur ». Sauf que les marges d’erreurs peuvent être calculées dans le cadre d’une loi probabiliste qui s’applique à un échantillon aléatoire. Dès lors qu’on introduit les quotas dont on vient de parler, on ne se trouve plus du tout dans des modèles mathématiques un tout petit peu rigoureux mais dans le pur bricolage. Cela ne veut pas dire que les sondages par quotas donneraient des résultats moins fiables ou d’une marge d’erreur plus grande, mais simplement que parler de « marge d’erreur » dans ce cadre n’a aucun sens[3]. Cela ne sert qu’à masquer ses bidouilles derrière un discours pseudo-scientifique.
Enfin, les « matrices de redressement ». Elles répondent à un constat très simple : en matière d’élections, les sondages se plantent régulièrement. Du coup, les sondeurs regardent ce qu’ils avaient prédit, le comparent à ce qui s’est réellement passé et en déduisent que les sondés n’ont pas dit la vérité (par exemple : « le vote d’extrême-droite est un vote caché que les électeurs n’osent pas avouer », ce qui est évident mais difficilement quantifiable). Ils calculent alors des tas de matrices très compliquées censées retordre dans le bon sens les résultats bruts biaisés par les répondants. C’est pour cela qu’entre les réponses que donnent les gens à un sondage (les données brutes) et le résultat qui va être publié (les données « redressées »), on peut se retrouver avec des chiffres différents. Voire très différents. Voire très très différents. Bien entendu, le contenu et l’utilisation de ces matrices relèvent du secret industriel et fonctionnent comme des boîtes noires, de telle sorte qu’il est impossible de savoir quelle quantité de poudre de perlimpinpin intervient dans la recette magique, ni même de se rendre compte qu’elle a permis d’enlever 6 point à tel candidat et d’en donner 8 à tel autre, transformant au passage le prince charmant en crapaud et réciproquement.

Quatrième biais : de l’opinion individuelle à l’opinion publique
Bien que très réticent à la sociologie bourdieusienne (c’est peu dire !), je reconnais volontiers la pertinence de plusieurs réflexions exprimées dans son fameux « L’Opinion publique n’existe pas », paru vers 20 avant Internet[4]. Déjà à cette époque encore surannée bien que certains lecteurs l’aient sans doute connue, Bourdieu souligne à juste titre que les sondages sont « un instrument d’action politique » dont la « fonction la plus importante consiste peut-être à imposer l’illusion qu’il existe une opinion publique comme sommation purement additive d’opinions individuelles ». Tous les mots sont importants ici mais la dernière partie mérite d’être soulignée. En effet, biberonnés au technicisme, les sondeurs préfèrent compter des voix que les analyser. L’opinion devient une affaire de nombres plutôt que de raison.
Pour le résumer de manière très caricaturale, Rousseau nous avait appris que la volonté générale était la résultante de l’intégration des volontés politiques individuelles portées chacune à l’universel du citoyen. Cela signifie que chaque individu s’élève au-dessus de ses intérêts privés, se place au point de vue du citoyen membre de la Cité et développe une volonté proprement politique au regard de ce qu’il juge l’intérêt général. Symboliquement, en termes mathématiques, la volonté générale opère comme l’intégrale de ces volontés.
Les sondeurs, quant à eux, ne comprennent rien aux symboles et vont au plus simple : quantifier des opinions privées et en faire la simple somme arithmétique. Où l’on voit bien que « l’opinion publique » qu’ils font parler n’a absolument rien à voir avec le concept philosophique de « volonté générale » et n’a aucune légitimité à représenter ni le Peuple, ni la Nation, ni la Cité. Elle est un instrument antidémocratique forgé par des charlatans qui en tirent pognon et pouvoir.

*

4. L’art (pas toujours) discret de la manipulation… et son efficace

Ailleurs dans le texte déjà cité, Bourdieu s’interroge sur la demande sociale à laquelle répondent les sondages et sur les intérêts politiques auxquels ils sont subordonnés. Dans son sillage, la critique adressée aux sondeurs de plutôt répondre à des intérêts particuliers que de servir la science et l’intérêt général fait florès. Ainsi, par exemple, en 2 ou 3 avant Internet (époque plus du tout surannée, malgré le grunge, et que la plupart d’entre nous avons bien connue), peut-on lire sous la plume de Patrick Champagne :

Ce qui existe en réalité, ce n’est pas l’« opinion publique », ni même « l’opinion mesurée par les sondages d’opinion », mais, en fait, un nouvel espace social dominé par un ensemble d’agents […] qui utilisent des technologies modernes […] et donnent par là une existence politique autonome à une « opinion publique », qu’ils ont eux-mêmes fabriquée, en faisant simplement profession de l’analyser et de la manipuler, transformant du même coup profondément l’activité politique telle qu’elle se donne à voir à la télévision et telle qu’elle peut être vécue par les hommes politiques eux-mêmes.[5]

Sans sombrer dans le complotisme, le soupçon de manipulation paraît assez justifié à la fois par l’opacité de la construction des résultats sondagiers (cf. supra) et par le matraquage que nous subissons quotidiennement. Or un tel matraquage n’est pas innocent dans la mesure où, en politique, le discours possède souvent un pouvoir performatif. Dire, c’est faire. Et marteler, ce peut être persuader.

Par exemple, à force de répéter aux électeurs que, face au candidat X donné en tête, le candidat Y n’a aucune chance de l’emporter, au contraire du candidat Z, on renforce trois idées :
a) Le « vote utile » qui consiste à ne pas choisir Y, que l’on voudrait vraiment voir élu, mais Z, pour qui on n’a aucune sympathie, pour la seule raison qu’il est un moindre mal par rapport à X, que l’on déteste franchement.
b) La « prime au favori » qui tend à crédibiliser l’image de celui qui est donné en tête – de manière caricaturale, c’est le raisonnement : « après tout, si tant de gens vont voter pour X, c’est qu’il n’est peut-être pas si mal que ça… ». Les anglo-saxons appellent cela l’effet bandwagon : rallier le train en marche, rejoindre le camp du leader.
c) La « mobilisation des troupes » autour du perdant annoncé : si j’hésite entre X et Y, le fait que Y soit donné perdant me le rend plus sympathique et je vais voter pour lui pour que sa défaite soit moins cuisante. Les anglo-saxons appellent cela l’effet underdog.

La prétention de scientificité et de neutralité des « experts » masque donc des discours performatifs : ils ont une réelle action sur le champ politique. Leurs analyses, leurs décryptages et tous les commentaires incessants influent sur la vie et l’agir politiques. Il faut alors se demander qui a intérêt à ce que s’installent ces prophéties autoréalisatrices.
Attention : imaginer qu’il y aurait un petit groupe de personnes tirant les ficelles dans l’ombre, c’est se vautrer dans une stupide théorie du complot. Pas plus les Juifs que les francs-maçons ou de quelconques illuminatis ou reptiliens ne contrôlent l’opinion publique (et puisqu’on vous dit que l’opinion publique n’existe pas, enfin !).
En revanche, accepter pour argent comptant les sondages tels quels sans aller voir de plus près qui les financent, qui les commandent, qui rédige les questions, qui les recueille, qui les traite et qui diffuse les résultats… là c’est pire que de la naïveté : c’est l’abdication de la raison.

En même temps, les sondages se plantent souvent.
Très souvent, même !
Doit-on en conclure que leur pouvoir performatif n’existe pas ?
On n’ira sans doute pas jusque-là.
Le monde est complexe, les citoyens ne sont pas des pantins décérébrés complètement manipulables et les sondeurs ne sont pas omnipotents.
Youpi.

Ceci dit, l’attitude des représentants des instituts de sondage (et celle des journalistes qui les propagent à longueur de temps d’antenne) les soirs d’élections méritent le détour, tout particulièrement lorsque leurs prédictions se sont fracassées sur le réel. Ils font le tour des plateaux, non pour admettre qu’ils se sont trompés, mais pour trouver des excuses bidon expliquant a posteriori qu’ils avaient quand même raison.
Sous couvert d’une fausse humilité suintant la vraie arrogance, ils récitent leur catéchisme : « les sondages ne sont qu’une simple photo de l’opinion à un moment donné », « ils ne peuvent pas avoir de valeur prédictive »… un joli prêchi-prêcha psalmodié la main sur le cœur par de braves enfants de chœur.
Quelles foutaises !
Tous tentent, par ces dénégations, de s’immuniser contre les critiques alors que tout le reste de l’année ils dégobillent leurs sondages comme autant de visions du futur. Évidemment qu’ils sont incapables de lire l’avenir ! Mais cela ne les empêche nullement de faire sans cesse comme s’ils étaient des versions scientifiques de Madame Irma. Sauf quand ils échouent. Double discours dicté par la veulerie. Et bien que pendant ce temps-là, nos grands journalistes, les David Pujadas, Laurence Ferrari, Frantz-Olivier Giesbert et consorts, leur servent la soupe, quelques voix, soudainement, sur les mêmes plateaux de télévision, prennent conscience de la supercherie et de la dépendance irrationnelle. Ces reproches et autoflagellations viennent en général des plus camés parmi les consommateurs de sondages : les politiques. « Nous ne devrions pas accorder tant d’importance aux sondages » ; « nous avons trop écouté les sondages »…
La xyloglossie hypocrite ne dure toutefois jamais plus d’une nuit : dès le lendemain des élections, la crise de manque se refait sentir et tout le monde replonge.

*

5. Prophylaxie

Nous avons vu plus haut comment, avec la complicité coupable d’une bonne partie de la sphère médiatique, les sondeurs s’instituent interprètes et porte-paroles de leur propre créature, « l’opinion publique », abusivement assimilée à la volonté générale. Ils parasitent ainsi la démocratie, en se faisant passer pour un de ses éléments constitutifs. Ils s’imprègnent d’idéologie, au sens que Paul Ricœur donne de ce terme, un « mensonge social » ou une « distorsion du réel » : « le procédé général par lequel le processus de la vie réelle, la praxis, est falsifié par la représentation imaginaire que les hommes s’en font »[6]. Ils s’immunisent contre les critiques de fond, drapés dans ce voile qui trouble notre perception du réel et nous fait croire en cette fable d’une relation intime entre sondages et démocratie. Ainsi est-il hallucinant d’entendre jusqu’à d’éminents professeurs de science politique affirmer sans broncher que toutes les critiques des sondages masquent en réalité des critiques du suffrage universel et donc de la démocratie. Ils assument de facto le raccourci fallacieux « sondage = vote = démocratie ». Or chaque signe égal est ici une imposture : non, la démocratie n’est pas réductible au vote ; non, le rituel du vote n’est pas semblable à un sondage ; non, les sondages ne sont pas l’expression de la démocratie.

Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés.

Comme Les Animaux malades de la peste du grand La Fontaine, citoyens, médias et politiques, nous sommes tous frappés par les sondages. Ils transforment le politique en PMU, réduisent la démocratie à une course hippique sur laquelle parier. Ils appliquent à la chose publique les codes du jeu vidéo (activité ô combien sympathique au demeurant), enfermant les candidats dans une frénésie du chiffre : qui écrasera l’autre en gagnant le plus de points (ou de poings : « Macron vs Le Pen, Round One, FIGHT ! »). Ils rabaissent l’acte de vote, poussant à accumuler les voix comme on engrange le plus de likes possibles sur un réseau social. Ils alimentent le spectacle médiatique indécent, quelque part entre jeux du cirque et téléréalité – mais d’ailleurs n’est-ce pas la même chose ? –, reléguant à l’arrière-plan les idées, les visions du monde et les programmes. Ils participent à la disparition du débat et de la discussion au profit de la concurrence et de la compétition, tant vantées par les séides du néolibéralisme. Ils obscurcissent, par leur simplification orientée, l’intelligence que les citoyens peuvent se faire du monde, définitivement irréductible à des tableaux de pourcentages bricolés.
Vite, sortons vite de ce brouillard opiacé !

Cincinnatus, 20 mars 2017


[1] Voir bien entendu les travaux de Jürgen Habermas, entre autres !

[2] Et surtout pas confondre les enquêtes à la sortie des bureaux de vote (scientifiquement acceptables mais sociologiquement peu intéressantes), celles qui portent sur des comportements ou des pratiques (scientifiquement plus discutables mais sociologiquement plus intéressantes) et enfin les enquêtes d’« opinion publique ».

[3] C’est encore plus absurde que de disserter sur la reproduction des castors lapons à l’intérieur d’un accélérateur de particules… c’est même encore plus absurde que de disserter sur la reproduction des accélérateurs de particules à l’intérieur d’un castor lapon… à la limite, on pourrait dire que c’est aussi absurde que de disserter sur l’accélération des reproducteurs lapons à l’intérieur d’une particule de castor. Enfin bref, c’est absurde.

[4] Pierre Bourdieu, « L’Opinion publique n’existe pas » (1972), in Questions de sociologie, Les éditions de Minuit, 1984, 277p, p222-235

[5] Patrick Champagne, Faire l’opinion : le nouveau jeu politique, Les éditions de minuit, 1990, 312p, p. 30

[6] Paul Ricœur, « L’idéologie et l’utopie : deux expressions de l’imaginaire social (1976) », in Du texte à l’action, Éditions du Seuil, coll. « Esprit », p. 383

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

2 réflexions au sujet de “Sondages : une cure de désintox, vite !”

  1. Et l’enquêteur, par ce froid, se tenait sur le côté ensoleillé de la rue et n’interrogeait que les belles filles…
    Pour dire que les quotas (produits par des recensements ou des enquêtes aléatoires et pas par les sondeurs que vous décrivez) évitent les gros biais
    Ce qui ne change strictement rien au fond de l’affaire que vous mettez en évidence.
    Quant à moi, « je préfère pas » répondre

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  2. Pour les prochaines présidentielles, pas besoin des sondages : il suffit de connaître les résultats des dernières élections européennes, régionales, départementales, pour savoir que la gauche est minoritaire dans le pays (moins de 35% des voix) et que le FN est le premier parti de France. En outre, on sait que si la gauche est divisé en deux, il n’y en as plus une. Et qu’aucune risque de n’être à l’arrivée. Ensuite, comment éviter le risque d’un second tour Fillon/Le PEN sinon en faisant gonfler la vessie Macron (comme disent les uns), qui est d’ailleurs peut-être une lanterne (comme sont en droit de l’espérer les autres) ?

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