Liberté

La Liberté guidant le peuple, Eugène Delacroix (1830)

L’homme est né libre, et par-tout il est dans les fers.
Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social

Le premier terme de notre devise républicaine est peut-être le plus mal compris et le plus mal traité. Quoique (ou puisque) tout le monde l’emploie à tout bout de champ, on lui prête des définitions parfois étonnantes, souvent incompatibles, toujours ambiguës ; ce que certains désignent comme liberté ressemble à s’y méprendre à ce que les autres nomment servitude. Ainsi le concept sert-il des visions du monde, des idéologies et des présupposés anthropologiques radicalement différents. À tel point que, plus on parle de liberté, moins on sait de quoi l’on parle ; et que tout dialogue au sujet de ce concept fondamental finit immanquablement par se perdre dans des abîmes d’incompréhension mutuelle [1].

Sommaire
Prologue : la (piètre) liberté des « Modernes »
Néolibéraux : ce sont ceux qui en parlent le plus…
Identitaires : les dévots de l’asservissement
Républicains : la liberté prise au sérieux

Prologue : la (piètre) liberté des « Modernes »

Après les guerres de religions, le libéralisme philosophique prend forme au XVIIe siècle autour d’une idée centrale : la liberté individuelle, conçue comme « non-interférence ». C’est Hobbes qui en donne peut-être la définition la plus simple et la plus claire :

Un homme libre est celui qui, pour ces choses que selon sa force et son intelligence il est capable de faire, n’est pas empêché de faire ce qu’il a la volonté de faire. [2]

Autrement dit, Hobbes assimile la liberté à l’absence de coercition physique [3], ce qui signifie que la liberté, n’existe que dans le silence des lois. Or, si « la liberté des sujets réside donc uniquement en ces choses que, dans le règlement de leurs actions, le souverain s’est abstenu de prendre en compte [4] », alors, tant qu’il y a des lois, il n’y a pas de liberté. Quel que soit le régime, du plus démocratique au plus despotique, les citoyens jouissent de la même liberté, ou plutôt de sa même absence. L’objectif du Léviathan est explicitement un essai de justification de l’État absolu ; pour ce faire, Hobbes en vient à dissocier complètement régime politique et liberté – où l’absolutisme rejoint l’anarchisme. La liberté se confond ainsi avec la liberté naturelle, synonyme de licence, et disparaît de fait à l’état civil.

La tradition libérale doit tout à Hobbes, aussi paradoxal cela puisse-t-il sembler. Les philosophes qui, jusqu’au XXe siècle, s’inscriront dans cette tradition de pensée, lui empruntent cette définition de la liberté comme non-interférence. Ainsi, notamment, des philosophes de l’utilitarisme, Bentham en tête, qui reprend du penseur de l’État absolu la conception de la liberté comme absence de coercition et la développe pour en faire le fondement de sa méfiance envers l’État : la liberté c’est la liberté privée qui ne supporte aucune contrainte. Toute loi constitue une attaque contre la liberté individuelle, elle doit donc se justifier par un tel accroissement des libertés publiques qu’il compense cette diminution fondamentale de la liberté. Les institutions, parmi lesquelles l’État tout particulièrement, sont par principe suspectes de vouloir contraindre la liberté. Elles doivent se contenter de garantir aux individus l’exercice de leurs libertés individuelles et, le cas échéant, servir d’arbitre lorsque se heurtent les libertés ainsi mises en concurrence.

Plus jeune que Bentham d’à peine vingt ans, le Français Benjamin Constant va donner à cette définition de la liberté une nouvelle ampleur… non sans quelque ambigüité. Dans son célèbre discours prononcé à l’Athénée de Paris en 1819, De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes [5], Constant propose une distinction qui fera florès [6]. Tout le discours repose sur l’opposition entre d’un côté la liberté telle que conçue par les « Anciens », c’est-à-dire dans la Grèce antique et, plus spécifiquement encore, à Athènes, même si les autres Cités et Rome sont évoquées ; et celle des « Modernes », c’est-à-dire des démocraties sous gouvernement représentatif. La construction de ce qu’on appellerait aujourd’hui deux idéaux-types durcit outrancièrement les oppositions, efface les nuances et exclut de fait toute définition tierce. Elle permet surtout à l’auteur de construire un modèle repoussoir qui, par contraste, justifie celui qu’il défend. Aux « Anciens » l’engagement dans l’espace public et la vie de la Cité, aux « Modernes » la délégation de ces tâches pénibles afin de mieux profiter du confort de la vie privée. La thèse est explicitée dès la deuxième phrase du discours :

L’une est la liberté dont l’exercice était si cher aux peuples anciens ; l’autre, celle dont la jouissance est particulièrement précieuse aux nations modernes. [7]

La liberté des « Anciens » est décrite comme active (« exercice »), celle des « Modernes » comme passive (« jouissance »). Ainsi Constant définit-il la seconde par une série de droits [8], liste qui renvoie toujours à l’association entre « liberté et repos » : recherche de la quiétude et retrait de l’action sont présentés comme les idéaux du citoyen libre. Pour les atteindre, la chose publique est confiée aux représentants sur lesquels les citoyens ont quelques pouvoirs de contrôle afin de s’assurer qu’ils remplissent bien leurs missions – tout particulièrement celle de « défenseurs de nos libertés » (l’expression est lourde de sens : il ne s’agit pas de défendre soi-même sa liberté mais d’en confier le soin aux représentants). Le gouvernement représentatif sert de clé de voute à l’argumentation de Constant, comme moyen nécessaire à la liberté des « Modernes » pour s’abstraire du politique.

À l’énumération, séduisante, des droits des « Modernes » qui, par l’accumulation, dessine le périmètre de la liberté défendue par Constant, répond symétriquement la litanie, nettement plus rébarbative, des caractères qu’aurait revêtus la liberté des « Anciens » [9]. Mais il ne s’arrête pas là. Dans une diatribe assez efficace, il enchaîne avec le procès de la liberté des « Anciens » [10]. Passons sur l’idée caricaturale d’une forme d’esclavage de l’homme privé par l’homme public, autrement dit de l’envahissement de l’espace privé par l’espace public, que, par une rhétorique fort habile, il nuance immédiatement en exhibant le contre-exemple athénien. En réalité, tout cela est bien plus complexe et subtil que Constant ne l’affirme péremptoirement [11]… mais peu importe : Constant exagère volontairement son propos (« les hommes n’étaient, pour ainsi dire, que des machines dont la loi réglait les ressorts et dirigeait les rouages », ou encore « l’individu s’était en quelque sorte perdu dans la nation, le citoyen dans la cité. ») pour construire, sous le vocable de « liberté des Anciens », un synonyme d’esclavage et faire passer, par conséquent, ses défenseurs pour des tyrans [12].

Constant se fait explicitement l’avocat de la « modernité », qui se caractériserait par la combinaison entre 1/ la diminution de l’influence du citoyen due à l’accroissement du nombre d’individus dans les nations modernes, 2/ l’indépendance de l’homme moderne et son implication prioritaire dans ses affaires privées, en particulier le travail, 3/ l’éloge (parfois très naïf) du fameux « doux commerce » [13] (qui rendrait obsolète jusqu’à l’idée même de guerre). Tout cela rend l’expérience civique des « Anciens » impossible à reproduire [14].

Dans ces circonstances, le rôle de l’État se borne à garantir que les individus peuvent jouir de leurs biens privés : « le but des modernes est la sécurité dans les jouissances privées ; et ils nomment liberté les garanties accordées par les institutions à ces jouissances ». Et un peu plus loin : « l’indépendance individuelle est le premier besoin des modernes. En conséquence, il ne faut jamais en demander le sacrifice pour établir la liberté politique. » De fait, la « liberté politique » est asservie à la « liberté individuelle » [15]. D’où cette phrase où l’on retrouve le sens de la formule de Constant : « Ce n’est point la garantie qu’il faut affaiblir, c’est la jouissance qu’il faut étendre » [16].

Résumons : l’évolution historique rend impossible la liberté des « Anciens » conçue comme engagement civique du citoyen, la liberté des « Modernes » consiste en la jouissance par l’individu de ses intérêts privés [17] et appelle, pour se réaliser, la délégation de l’action et de la gestion de la chose publique à des représentants [18]. Sauf que… à la fin de son discours, Constant semble presque prendre le contrepied de tout ce qui précède [19]. Cette apparente volte-face peut s’interpréter comme la nécessaire limitation des pouvoirs étatiques et des gouvernants, Constant poursuivant sans surprise son inscription dans la tradition libérale. Mais ce qu’oublient peut-être un peu trop rapidement ses successeurs et tous ceux qui voient en lui, seulement, le défenseur acharné des libertés individuelles et de la jouissance des intérêts privés, c’est le vibrant plaidoyer, qui achève ce fameux discours, pour… la liberté politique, « le plus puissant, le plus énergique moyen de perfectionnement que le ciel nous ait donné » ! Constant plaide ainsi pour une savante combinaison des deux libertés :

Loin donc, Messieurs, de renoncer à aucune des deux espèces de liberté dont je vous ai parlé, il faut, je l’ai démontré, apprendre à les combiner l’une avec l’autre [20].

Sa position s’avère, finalement, bien plus nuancée que celle de tous ceux qui, après lui, se contenteront de rejeter d’un bloc la liberté dite des « Anciens » pour ne vénérer qu’une version affaiblie de la liberté dite des « Modernes ».

Néolibéraux : ce sont ceux qui en parlent le plus…

À lire et à écouter les thuriféraires du néolibéralisme, la défense de la liberté leur incomberait comme mission sacrée ; ils en posséderaient même le monopole. Des penseurs canoniques de la révolution néolibérale (Friedrich Hayek et sa fameuse Route de la servitude, Milton Friedman et son Capitalisme et liberté) aux zélés promoteurs contemporains de cette idéologie, ils n’ont que ce mot liberté à la bouche – au point d’en confisquer jusqu’aux vers du merveilleux poème d’Éluard qui n’en demandait sans doute pas tant.

C’est peut-être d’ailleurs dans la définition de ce concept que se fait le mieux sentir le passage du libéralisme philosophique des origines à l’idéologie néolibérale qui, depuis les années 1960, mène avec succès la bataille pour l’hégémonie culturelle [21]. Très loin des finesses et nuances d’un Benjamin Constant – aux conceptions pourtant bien discutables –, n’est retenue qu’une définition rabougrie qui vide tant le concept de ses significations profondes qu’elle le retourne et en fait, en réalité, un synonyme de servitude. En novlangue, le contre-sens devient la règle ; la liberté des néolibéraux, c’est l’assujettissement des citoyens.

Or leur définition est celle qui, aujourd’hui, imprègne les esprits : abandonnée, la liberté non-interférence des « Modernes », les « post-modernes » doivent se contenter de la liberté-licence, plus pauvre encore. Cette liberté économique purement individuelle se limite à la volonté de l’individu de résoudre immédiatement son désir – volonté qu’elle élève par son exercice au rang de valeur supérieure. Ce qui passe ainsi pour liberté n’est que la sacralisation de l’égoïsme ; la flatterie de la bassesse est un levier universel de manipulation des masses.

Cette fausse liberté encourage le retrait dans le confort privé et l’abandon de l’engagement public – elle s’oppose donc plus directement encore à la liberté des « Anciens » que ne le faisait la liberté des « Modernes » de Constant. Le consommateur passif appelle lui-même liberté les chaînes de son égoïsme et hurle à la dictature à la moindre menace fantasmatique venue d’un État chiffon rouge. Toute contrainte, toute restriction sont vécues comme autant d’atteintes a priori insupportables à sa précieuse liberté individuelle.

La suspicion qui commandait le contrôle des institutions par les individus chez Bentham et Constant s’est muée en une véritable haine de l’État. La guerre froide est passée par là et sert de cache-sexe à une idéologie caricaturale : l’État est assimilé au totalitarisme soviétique, les services publics à une bureaucratie étouffante, les fonctionnaires à des parasites qu’il faut éliminer… Ces discours tournent en boucle dans les médias, chaînes de désinformation en continu d’abord, mais aussi journaux de tous les bords politiques et réseaux dits sociaux. Peu importe aux néolibéraux la réalité, peu leur importe qu’on trouve aujourd’hui plus de bureaucrates et de lourdeurs administratives dans les grandes multinationales privées que dans les services publics saignés à blanc : l’idéologie réinterprète toujours le réel selon la grille de lecture imposée par l’idée en son cœur et l’eschatologie qu’elle véhicule.

Le dogme est clair : le privé, les entreprises, les consommateurs, c’est Bien ; le public, l’État, les citoyens, c’est Mal. Certes simpliste, cette vision du monde n’en est pas moins d’une redoutable efficacité puisqu’elle a réussi en quelques décennies à devenir hégémonique en remportant la bataille culturelle. Le politique se voit ainsi asservi à l’économie. La liberté dont les néolibéraux se rengorgent tant n’a plus qu’un sens économique et ne s’applique, de fait, qu’au Marché, véritable idole dont le culte n’a rien à envier aux religions installées. Identifiée à la sacro-sainte concurrence, elle est la liberté du renard libre dans le poulailler libre.

La liberté se réduit donc à une dimension exclusivement économique : libre marché et soumission exclusive à la main invisible, concurrence libre et non faussée, liberté d’entreprendre, libre circulation des biens, des capitaux et des personnes (c’est-à-dire de la main d’œuvre), etc. Chacun doit être libre de consommer. En sus, chacun doit être libre de devenir entrepreneur et de s’enrichir. Or une société composée exclusivement d’entrepreneurs ne peut exister ! Il faut donc entretenir le mythe tout en s’assurant que le système capitaliste perdure : c’est, dans le modèle de Ricœur, le rôle de la deuxième strate de l’idéologie, l’idéologie justificatrice ou légitimatrice du pouvoir [22].

Dans ces conditions, l’idée même de liberté civile apparaît incongrue. Les néolibéraux s’avèrent finalement beaucoup plus proches de Hobbes que de Constant : tant que les libertés économiques sont garanties par les institutions publiques, le type de régime importe peu. Mieux encore : lorsque libertés individuelles et liberté du consommateur entrent en conflit, la seconde est toujours préférée aux premières. Par conséquent, sont particulièrement appréciés les États qui, d’une part, limitent les libertés publiques et contrôlent les individus, et, d’autre part, encouragent la consommation et n’interviennent pas dans l’économie, sauf en injectant régulièrement les fonds nécessaires à la sauvegarde des intérêts privés et puissances d’argent lorsque ces derniers ont le malheur de subir une crise déclenchée par leurs propres errements. Sans doute est-ce pourquoi les États modèles pour les néolibéraux, bien plus que les États-Unis, sont des régimes à la fois autoritaires et « business friendly ».

Derrière les grandes proclamations des néolibéraux à propos de la liberté, la véritable valeur, dans tous les sens du terme, demeure l’argent. Le néolibéralisme est l’idéologie qui légitime la forme actuelle du capitalisme financier et le protège par l’endormissement des masses sous une couche épaisse d’illusion de liberté – version contemporaine des pains et des jeux. Si les « libertariens » forment la pointe la plus acérée de cette idéologie, c’est parce qu’ils conjuguent à l’excès et de la manière la plus explicite les doctrines économique et culturelle du néolibéralisme, telles qu’analysées, entre autres, par Jean-Claude Michéa. La glorification de l’individu ne se fait qu’au détriment du citoyen.

L’idéal du néolibéralisme, c’est l’individu privé, c’est-à-dire, au sens propre, l’individu privé de toutes ses autres dimensions : le pur agent économique, au double visage de main d’œuvre productive et de consommateur. Afin qu’il joue bien son rôle, la liberté-licence est l’apparence de liberté qui lui est jetée en pâture. Toutes les « réformes sociétales » qui effacent les combats sociaux, toute la « tolérance » qui achève la laïcité, toute la promotion de la « diversité » qui écrase la recherche d’égalité… tout cela sert de diversion et de divertissement pour tenir les masses. Culture de l’avachissement et indécence commune sont devenues le nouvel habitus des sociétés sous l’empire du néolibéralisme.

La liberté-licence qu’on nous vend bien cher, c’est la liberté de ceux qui refusaient de se faire vacciner mais hurlaient à la dictature quand on leur interdisait logiquement l’entrée des bars. Une liberté irresponsable, qui n’assume aucune conséquence puisque absolument centrée sur l’individu et lui seul. Une fausse liberté d’enfant gâté qui, ayant bien appris son catéchisme, refuse toute contrainte comme illégitime du moment qu’elle vient de l’État et des pouvoirs publics ; mais qui s’empresse de se vendre lui-même aux firmes privées qui l’asservissent et le contrôlent plus encore, pour autant qu’il puisse obtenir en échange des gadgets technologiques et des divertissements spectaculaires. Servitude contre colifichets. Et on ose appeler cela le « bonheur » !

Avons-nous la nostalgie des chaînes ? À choisir entre le bonheur sans liberté et la liberté sans bonheur, qui oserait choisir la seconde ? C’est ce que le néolibéralisme a parfaitement compris. Dépourvu de conscience, il est l’idéologie d’un ersatz de bonheur maquillé en fausse liberté. Comme ça, tout le monde se croit content – et ça suffit aux derniers hommes du Zarathoustra qui clignent de l’œil.

Identitaires : les dévots de l’asservissement

Les identitaires, qu’ils se disent « de droite » ou « de gauche » (même si les seconds sont actuellement bien plus bruyants, agressifs et nocifs que les premiers), ne prétendent même pas à l’hypocrisie dont font montre les néolibéraux, leurs alliés objectifs. Bien que leurs méthode et marque de fabrique soient habituellement la confiscation et le travestissement des mots et concepts qu’ils vident de leur sens pour leur en donner de nouveaux, en tous points opposés à ceux qu’ils possèdent, ils paraissent négliger l’idée de liberté qu’ils ne feignent même pas de vouloir récupérer pour mieux la violer. Ils en sont, ouvertement, les ennemis acharnés et assumés ; et, aux luttes pour la liberté, leur conception viciée de l’identité leur fait préférer la revendication de « droits à ». Ces enfants capricieux ne savent que réclamer agressivement des droits communautaires différenciés, en rupture explicite avec la loi commune. Ainsi la différence des droits ne signe-t-elle pas un progrès de la liberté mais, bien au contraire, la victoire d’identités figées, sclérosées, tant sur les libertés individuelles que sur les libertés civiles. Les derniers rejetons de la post-modernité enterrent joyeusement la liberté, qu’elle soit celle des « Anciens » ou celle des « Modernes ».

Avec plus d’habileté, et de rouerie, encore que les néolibéraux, les identitaires usent et abusent de la judiciarisation de la société, issue de la prééminence prise par les libertés individuelles sur les libertés collectives. Pour le dire autrement, dans le mouvement de la modernité bien observé par Constant, les institutions se cantonnent à arbitrer les conflits qui interviennent entre les intérêts d’individus dont les libertés sont mises concurrence. Le droit étend ainsi continûment son domaine d’intervention et, à l’accroissement de libertés universelles, se substituent les réclamations pour de nouveaux droits catégoriels, c’est-à-dire privés. « Droits à » plutôt que liberté (ou « libertés de »), contrat plutôt que loi : identitaires et néolibéraux partagent la préférence pour une société atomisée et la haine pour l’universel. Tous découpent la nation, les uns en bunkers fondés sur des identités sclérosées, les autres en parts de marché et segments marketing.

Le relativisme et la concurrence victimaire entraînent ainsi avec eux l’inflation de nouveaux « droits », sans réflexion aucune sur la cohérence d’ensemble ni sur les conséquences de cette course folle. La « nouveauté » est le seul critère de nos « progressistes », à la conception du Progrès bien plus pauvre que celle des générations précédentes et qui ne voient aucun problème à s’allier aux religieux les plus orthodoxes et orthopraxes. Afin de flatter des groupuscules toujours plus étroits, les luttes sociétales se perdent dans l’absurdité la plus niaise… et la plus agressive. Le droit devient l’ennemi de la liberté. Au prétexte de considérations jugées supérieures mais jamais fondées en raison (dieux divers, racialisme, mise en scène eschatologique de la crise environnementale vidée de toute assise véritablement scientifique, etc.), la liberté est congédiée pour tenter vainement d’apaiser des sensibilités manipulées. Les petits inquisiteurs violents peuvent sans honte ni crainte laisser libre cours à leurs fantasmes de pureté, de purges et d’asservissement de l’humain. Ces curés froids imposent un esprit de pesanteur insupportable et une atmosphère étouffante. Sur fond de bien-pensance et de moraline, on les laisse impunément éteindre les libertés de conscience et d’expression.

Les nouveaux puritains ne pensent qu’à contraindre, interdire et censurer au nom de susceptibilités écorchées et d’une inculture fière d’elle-même qui se mue en véritable idéologie. Alors que les joutes intellectuelles, théoriques, idéologiques pouvaient, pour les générations précédentes, s’accompagner d’une violence rhétorique (et, parfois, physique) et d’une réelle mauvaise foi dans tous les camps, subsistait au moins un substrat sémantique commun, un vocabulaire partagé qui rendait la discussion tendue mais possible. Dorénavant, il n’est même plus possible de se disputer : les nouveaux censeurs manipulent les définitions, glorifient l’ignorance, haïssent le savoir, interdisent les nuances. Leur seule obsession est de faire taire l’autre, de l’enfermer dans des catégories a priori et de réduire au silence toute voix dissidente. Conférences, colloques, représentations théâtrales, expositions, films… et jusqu’aux œuvres du passé qui ne respectent pas leur dogme totalitaire – tout doit disparaître dans ces chasses aux sorcières.

En voir certains, parmi eux, se prétendre avec sérieux incarner la tradition libertaire est aussi ridicule qu’écœurant. L’anarchisme véritable est une éthique individuelle autant que collective d’une exigence inaccessible à ces sales gosses pourris gâtés. La responsabilité qu’un anarchisme conséquent impose à chacun est aux antipodes de la victimisation qu’ils s’appliquent de manière « systémique ». Ils considèrent l’État comme a priori illégitime mais pour d’autres raisons que les néolibéraux. État raciste, colonial, homophobe, etc. Toute action de l’État serait, par définition, discriminatoire à leur encontre, parce que instrument de l’ennemi. En remplacement des contraintes et des normes communes définies par les lois et appliquées par l’État, ils préfèrent l’assignation à résidence identitaire par laquelle les individus sont enfermés et contraints de se comporter comme l’exigerait l’ethos de leur communauté identitaire. La seule liberté laissée à l’individu est de se comporter comme le groupe attend de lui qu’il le fasse. Ils se disent « antifascistes » et imposent une vision du monde dont les présupposés et les méthodes doivent tout au fascisme en créant des victimes par naissance, excusées de tout et responsables de rien, et des bourreaux par essence, coupables absolus n’ayant d’autre destin que la contrition et la punition.

Les discours politiques de ces donneurs de leçons moralisateurs prétendent s’attaquer aux dominations et font une large place au concept d’émancipation qu’ils tordent, lui aussi, pour lui faire dire le contraire de qu’il signifie. En effet, malgré leur rhétorique de bateleur de foire, ils ne s’intéressent jamais aux dominations réelles, qui s’imposent à des individus, mais présument des dominations essentielles liées intrinsèquement à des catégories d’individus en fonction de caractères identitaires figés (couleur de la peau, sexe, âge, orientation sexuelle…). En outre, les dominations supposément héritées (comme la colonisation) sont soigneusement sélectionnées (quid des colonisations non occidentales, des traites arabo-musulmane ou intra-africaine ?) en fonction de leur idéologie et de leur projet politique. Ainsi n’entend-on guère les néoféministes, d’habitude si promptes à vilipender le patriarcat dans le moindre fait divers, défendre la révolution que mène le peuple iranien contre la théocratie au pouvoir et son symbole, le voile islamique. Ces tartuffes ne militent pas pour l’émancipation mais pour leur petit business bien rentable, fondé sur la servitude.

En effet, leur méthode est toujours la même. Les identitaires s’affirment sous le joug d’une domination à l’encontre de leur identité et réclament l’émancipation. Sauf que la domination en question est fantasmée pour être manipulée. Aussi imparfaites notre démocratie et notre république puissent-elles être, elles assurent (encore) l’État de droit et l’égalité de chaque individu devant la loi. Preuve de la mauvaise foi de ces identitaires : leur haine de la laïcité, principe fondamental de la république, qui assure l’absolue liberté de conscience et protège la liberté d’expression, et qu’ils calomnient comme une marque infâme de domination. Leur objectif n’est pas l’émancipation mais l’inversion de la domination et la transformation d’une domination imaginaire en une domination réelle ; le renversement d’un pouvoir légitime qu’ils prétendent arbitraire, pour le remplacer par un pouvoir véritablement arbitraire qui légitimerait leurs fantasmes et leur idéologie. Leur idéal n’est pas la liberté mais l’asservissement, à la fois de leurs ennemis à eux-mêmes, et de tous les individus à des conceptions frelatées d’identités collectives imposées.

Républicains : la liberté prise au sérieux

Pour les républicains, la liberté revêt différentes formes convergentes : non-domination, émancipation, autonomie, usage de la raison… Tous ces termes en définissent chacun une facette, ce qui la rend bien plus riche et nuancée que la caricature que Constant en donne à travers sa « liberté des Anciens », ramenée à la participation continue à la vie de la Cité sur l’agora – évidemment impraticable telle quelle dans les sociétés modernes, malgré les fausses promesses de « démocratie numérique » qui reviennent à gadgétiser la démocratie et à vendre pour liberté un nouvel asservissement aux algorithmes et à ceux qui les maîtrisent. Mais ce que Constant fait mine de manquer dans l’essentiel de son discours – et qu’il semble découvrir « miraculeusement » à la toute fin –, c’est que la liberté des républicains est à la fois une éthique, une exigence et une expérience : jamais un acquis ni une évidence. Mais ce que Constant fait mine de manquer dans l’essentiel de son discours – et qu’il semble découvrir « miraculeusement » à la toute fin –, c’est qu’elle est à la fois une éthique, une exigence et une expérience : jamais un acquis ni une évidence.

Elle nécessite, d’abord et avant tout, l’assurance de la sécurité individuelle ; le républicanisme ne sous-estime pas l’avertissement de Montesquieu [23] :

La liberté politique dans un citoyen est cette tranquillité d’esprit qui provient de l’opinion que chacun a de sa sûreté ; et pour qu’on ait cette liberté, il faut que le gouvernement soit tel qu’un citoyen ne puisse pas craindre un autre citoyen. [24]

La « tranquillité d’esprit » que confère l’assurance de sa propre sécurité est primordiale ; elle est la base sans laquelle aucune liberté civile ne peut s’instaurer. Ainsi se pose la question fondatrice de tout État : comment conférer aux citoyens les conditions d’exercice de la liberté. Réciproquement, du point de vue de ces derniers, la recherche de liberté devient l’objectif de l’acceptation de l’appartenance à la Cité. Les différents mythes fondateurs de l’État donnent chacun une réponse différente à ces questions mais tous les traitent nécessairement. Les théories du contrat social ne font pas exception et, parmi elles, celle de Rousseau s’y attaque explicitement.

la force et la liberté de chaque homme étant les premiers instrumens de sa conservation, comment les engagera-t-il sans se nuire, et sans négliger les soins qu’il se doit ? Cette difficulté ramenée à mon sujet peut s’énoncer en ces termes.

« Trouver une forme d’association qui défende et protege de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant ? » Tel est le problême fondamental dont le contract social donne la solution. [25]

L’État, légitimement fondé, garantit ainsi le plein exercice de la liberté politique des citoyens, liberté active au sens où elle consiste en la participation des citoyens éclairés à la vie de la Cité. Or le présupposé de l’épithète sonne ici comme un devoir civique. L’usage de la raison est condition sine qua non du passage de l’individu au citoyen ; d’où le rôle crucial de l’instruction dans la pleine appréhension de la liberté qui s’augmente ainsi d’un nouveau sens, plus profond encore.

L’enfant qui, accompagné par son maître chargé de lui transmettre ce savoir, comprend (c’est-à-dire : fait sien) pour la première fois le mécanisme de résolution d’une équation, comme celui qui découvre que ses efforts répétés lui permettent dorénavant de lire seul – ces enfants font l’expérience intime de la plus grande des libertés, de la seule, peut-être, qui compte vraiment : l’exercice de la raison. La liberté vécue si intimement en cet instant relie l’enfant qui apprend à lire et à compter à l’ensemble des hommes qui font, eux aussi, usage de leur raison ; sa prise de conscience établit une continuité, une communauté et une complicité avec les plus grands mathématiciens ou écrivains.

Cette expérience de la raison n’a rien à voir avec l’accès à l’information que beaucoup aujourd’hui pensent devoir remplacer avantageusement l’enseignement et la transmission des savoirs – et youtube faire un meilleur professeur que les enseignants dûment formés. Les « informés » croient savoir mais ne sont que des ignares arrogants. Par-dessus tout, ils ne sont pas libres. Car l’instruction est l’autre nom de l’émancipation. L’asservissement se fonde toujours sur l’ignorance, ainsi faut-il instruire les hommes pour qu’ils ne soient pas dominés. Obéir à sa raison, c’est n’obéir à personne d’autre que soi-même. Le savoir libère de la sujétion. Comme l’écrit si bien Catherine Kintzler dans son ouvrage consacré à Condorcet :

la garantie la plus générale qui fera qu’un citoyen échappera au pouvoir du charlatan, pourra se soustraire à la tyrannie des magiciens et à l’argumentation spécieuse des sophistes, c’est l’habitude qu’il aura de consulter d’abord sa raison avant d’écouter celui qui dit : « Crois-moi ! » Il existe une arme générale qui soustrait l’homme à la croyance, qui lui permet de s’appréhender lui-même comme jouissant de la dignité rationnelle d’un sujet, qui fait de lui légal de tout autre sujet rationnel, c’est l’usage critique et problématique de la raison. Cela aussi s’apprend et s’exerce ; cela se nomme la philosophie. [26]

« L’usage critique et problématique de la raison » émancipe, donc, de l’ascendant que l’autre peut prendre sur soi, de sa domination. Là se trouve la véritable liberté individuelle, bien plus précieuse et réelle que les illusions (néo)libérales qui la situent dans la jouissance du confort privé. Là, surtout, se trouve la source des libertés politiques, puisque c’est par l’exercice de la raison que l’individu s’élève à la dimension du citoyen. Sans renier ses expériences personnelles qui fondent ses opinions politiques, le citoyen éclairé quitte l’espace du privé pour entrer dans l’espace public et y participer à la recherche collective du bien commun. Il y confronte sa vision du monde à celles des autres mais en gardant l’intérêt général – éventuellement contradictoire de ses propres intérêts privés, en pensant, donc, contre lui-même – pour seul horizon.

La participation à la vie de la Cité ne se réduit donc ni au seul rituel du vote, comme le prétendent un peu trop rapidement ceux qui affirment péremptoirement l’identité entre élection et démocratie, ni à une impossible présence physique ininterrompue dans l’agora pour prendre une part active à toutes les grandes décisions comme à toutes les vétilles de l’administration collective, comme le dessinent Constant et ses descendants dans leur « liberté des Anciens ». L’autonomie, l’autre nom de la liberté – étymologiquement, le droit de se régir par ses propres lois, de se donner à soi-même ses propres lois –, n’est ni l’un ni l’autre. Surtout, elle ne se limite pas, comme on essaie de l’y contraindre régulièrement, à une amplitude de choix plus ou moins grande, plus ou moins mensongère. Aussi nombreux les choix soient-ils, leur offre ne définit pas la liberté.

Ainsi, par exemple de l’offre électorale : au prétexte que les processus électoraux ne sont pas truqués, que chacun peut participer au rituel y compris en se présentant, que la mécanique est bien huilée, nous vivrions dans un modèle de démocratie. Bien entendu, puisqu’il faut le répéter, crier à la dictature est une stupidité sans nom et ceux qui s’y emploient feraient mieux d’aller faire un tour dans de véritables dictatures. Néanmoins, le théâtre d’ombres auquel notre démocratie est ramenée ressemble bien plus à la caverne de Platon qu’à une démocratie à proprement parler. Nous pouvons nous contenter du choix, parfois pléthorique, de candidats qui se présentent à nos suffrages et y voyant un signe de bonne santé démocratique. Nous ne voyons pas, alors, que l’alignement de visages sur les panneaux devant nos écoles masque la limitation et la vacuité des visions du monde ainsi exhibées. Quelle liberté y a-t-il dans le choix entre cinq, dix ou vingt clones tristes, autant d’incarnations des mêmes idées – quand ils en ont – et de la même politique une fois au pouvoir ?

Cette mascarade remplit parfaitement les critères de la liberté des (néo)libéraux ; elle peut tout à fait convenir aux identitaires du moment qu’elle propose une relation spéculaire aux candidats ; elle fait horreur aux républicains qui savent que la liberté ne se laisse pas enfermer dans le cercle de choix imposés. Au contraire, elle surplombe l’éventail des choix ; elle est le cadre qui rend leur constitution possible. Appliqué à la vie dans la Cité, cela s’appelle la laïcité : ce « point zéro », pour reprendre l’expression de Catherine Kintzler [27], qui rend possibles l’édification des opinions ainsi que leurs expressions. Aussi la liberté ne se ressent-elle le plus vivement que lorsqu’elle est attaquée et ces déclinaisons (liberté de conscience, liberté d’expression…) proscrites.

Autant la (fausse) liberté, privée, des (néo)libéraux tolère sans grande difficulté les régimes autoritaires bienveillants à l’égard de l’idole Marché et de la jouissance consumériste d’homo œconomicus ; autant la liberté des républicains ne semble atteindre son incandescence que sous le joug de l’oppression, lorsque, pour elle, on choisit de mettre sérieusement sa vie en péril. C’est l’expérience de la liberté des Résistants, si bien transcrite par Char ou Camus ; celle des républicains sous l’empire, celle des révolutionnaires authentiques. À ne pas confondre avec le fantasme d’adolescents incultes qui s’imaginent révolutionnaires en carton et hurlent à la tyrannie dès que l’on ose toucher à leur petit confort personnel : il n’y a pas entre les premiers et les derniers une différence de degré mais bien une différence de nature.

Dans la révolte contre l’asservissement, la liberté prend conscience d’elle-même. La liberté-révolte, liberté autant métaphysique que vécue très concrètement dans sa chair, se montre peut-être la version la plus tragique de la liberté politique. Camus nous l’a si bien expliqué.

Cincinnatus, 4 décembre 2023


[1] Je reprends dans ce billet la typologie des grandes familles de pensée politique (néolibérale, identitaire et républicaine) développée notamment dans la série « Wargame idéologique » : à gauche, à droite et l’échiquier renversé.

[2] Thomas Hobbes, Léviathan, Gallimard, Folio essais, 2000, chap. 21, p. 337.

[3] Un peu plus loin, il précise :

Quand nous parlons librement, il ne s’agit pas de la liberté de la voix, ou de l’articulation, mais de celle de la personne qu’aucune loi n’a contrainte à s’exprimer autrement qu’elle l’a fait. Enfin, on ne peut pas déduire de l’emploi des mots volonté libre [free will], une quelconque liberté de la volonté, du désir ou de l’inclination, mais la liberté de l’homme consistant en ceci qu’il ne rencontre par d’obstacle pour faire ce qu’il a la volonté, le désir ou l’inclination de faire.

Ibid. p. 337-338.

[4] Ibid. p. 340.

[5] Lisible en ligne.

[6] Sans lui donner une importance plus grande qu’il n’en a en réalité et le faire passer pour la matrice unique des débats sans fin qui nous occupent encore aujourd’hui quant aux différentes définitions de la liberté, on doit au moins reconnaître que le texte de Constant rend assez bien compte de deux visions opposées du concept. À sa suite, bien des philosophes, des théoriciens, des polémistes, des idéologues, des éditorialistes et autres plumitifs au talent variable reprendront à leur compte sa distinction, qui pour la durcir, qui pour la nier, qui pour la dépasser, qui pour la noyer sous des terminologies plus ou moins absconses et fumeuses, qui, enfin et surtout, pour la tordre afin de défendre ses propres conception de la liberté – tout particulièrement chez les libéraux et leurs descendants affublés ou non du préfixe « néo- ».

[7] C’est moi qui souligne.

[8] En jouant de l’anaphore :

C’est pour chacun le droit de n’être soumis qu’aux lois, de ne pouvoir être ni arrêté, ni détenu, ni mis à mort, ni maltraité d’aucune manière, par l’effet de la volonté arbitraire d’un ou de plusieurs individus. C’est pour chacun le droit de dire son opinion, de choisir son industrie et de l’exercer ; de disposer de sa propriété, d’en abuser même ; d’aller, de venir, sans en obtenir la permission, et sans rendre compte de ses motifs ou de ses démarches. C’est, pour chacun, le droit de se réunir à d’autres individus, soit pour conférer sur ses intérêts, soit pour professer le culte que lui et ses associés préfèrent, soit simplement pour remplir ses jours ou ses heures d’une manière plus conforme à ses inclinations, à ses fantaisies. Enfin, c’est le droit, pour chacun, d’influer sur l’administration du gouvernement, soit par la nomination de tous ou de certains fonctionnaires, soit par des représentations, des pétitions, des demandes, que l’autorité est plus ou moins obligée de prendre en considération.

[9] C’est sûr que, dit comme ça, la liberté des « Anciens » fait moins envie :

Celle-ci consistait à exercer collectivement, mais directement, plusieurs parties de la souveraineté tout entière, à délibérer, sur la place publique, de la guerre et de la paix, à conclure avec les étrangers des traités d’alliance, à voter les lois, à prononcer les jugements, à examiner les comptes, les actes, la gestion des magistrats, à les faire comparaître devant tout le peuple, à les mettre en accusation, à les condamner ou à les absoudre.

[10] La suite directe de l’extrait précédent :

mais en même temps que c’était là ce que les anciens nommaient liberté, ils admettaient, comme compatible avec cette liberté collective, l’assujettissement complet de l’individu à l’autorité de l’ensemble. Vous ne trouvez chez eux presque aucune des jouissances que nous venons de voir faisant partie de la liberté chez les modernes. Toutes les actions privées sont soumises à une surveillance sévère. Rien n’est accordé à l’indépendance individuelle, ni sous le rapport des opinions, ni sous celui de l’industrie, ni surtout sous le rapport de la religion. La faculté de choisir son culte, faculté que nous regardons comme l’un de nos droits les plus précieux, aurait paru aux anciens un crime et un sacrilège. Dans les choses qui nous semblent les plus utiles, l’autorité du corps social s’interpose et gêne la volonté des individus. Terpandre ne peut chez les Spartiates ajouter une corde à sa lyre sans que les Éphores ne s’offensent. Dans les relations les plus domestiques, l’autorité intervient encore. Le jeune Lacédémonien ne peut visiter librement sa nouvelle épouse. À Rome, les censeurs portent un œil scrutateur dans l’intérieur des familles. Les lois règlent les mœurs, et comme les mœurs tiennent à tout, il n’y a rien que les lois ne règlent.

Ainsi chez les anciens, l’individu, souverain presque habituellement dans les affaires publiques, est esclave dans tous ses rapports privés. Comme citoyen, il décide de la paix et de la guerre ; comme particulier, il est circonscrit, observé, réprimé dans tous ses mouvements ; comme portion du corps collectif, il interroge, destitue, condamne, dépouille, exile, frappe de mort ses magistrats ou ses supérieurs, comme soumis au corps collectif, il peut à son tour être privé de son état, dépouillé de ses dignités, banni, mis à mort, par la volonté discrétionnaire de l’ensemble dont il fait partie. Chez les modernes, au contraire, l’individu, indépendant dans sa vie privée, n’est, même dans les États les plus libres, souverain qu’en apparence. Sa souveraineté est restreinte, presque toujours suspendue ; et si à des époques fixes, mais rares, durant lesquelles il est encore entouré de précautions et d’entraves, il exerce cette souveraineté, ce n’est jamais que pour l’abdiquer.

[11] Voir notamment « Le monde commun selon Hannah Arendt (2) – L’intime et le monde commun, entre ombre et lumière ».

[12] En pointant le « système qui, conformément aux maximes de la liberté antique, veut que les citoyens soient complètement assujettis pour que la nation soit souveraine, et que l’individu soit esclave pour que le peuple soit libre ». Soit émettre un jugement (« assujettis » et « esclave ») sur les « Anciens » à partir de la définition de la liberté par les « Modernes », raisonnement anachronique s’il en est.

[13] Par exemple :

c’est aujourd’hui l’état ordinaire, le but unique, la tendance universelle, la vie véritable des nations. Elles veulent le repos ; avec le repos, l’aisance ; et comme source de l’aisance, l’industrie.

[14] Ce qui, aux yeux de Constant, ne serait de toute façon guère souhaitable, le mélange d’être et de devoir-être, de description objective et de prescription subjective, ne posant aucun problème.

nous ne pouvons plus jouir de la liberté des anciens, qui se composait de la participation active et constante au pouvoir collectif. Notre liberté à nous, doit se composer de la jouissance paisible de l’indépendance privée. La part que, dans l’antiquité, chacun prenait à la souveraineté nationale, n’était point, comme de nos jours, une supposition abstraite. La volonté de chacun avait une influence réelle : l’exercice de cette volonté était un plaisir vif et répété. En conséquence, les anciens étaient disposés à faire beaucoup de sacrifices pour la conservation de leurs droits politiques, et de leur part dans l’administration de l’État. Chacun, sentant avec orgueil tout ce que valait son suffrage, trouvait dans cette conscience de son importance personnelle un ample dédommagement.

Ce dédommagement n’existe plus aujourd’hui pour nous. Perdu dans la multitude, l’individu n’aperçoit presque jamais l’influence qu’il exerce. Jamais sa volonté ne s’empreint sur l’ensemble ; rien ne constate à ses propres yeux sa coopération. L’exercice des droits politiques ne nous offre donc plus qu’une partie des jouissances que les anciens y trouvaient, et en même temps les progrès de la civilisation, la tendance commerciale de l’époque, la communication des peuples entre eux, ont multiplié et varié à l’infini les moyens de bonheur particulier. Il s’ensuit que nous devons être bien plus attachés que les anciens à notre indépendance individuelle. Car les anciens, lorsqu’ils sacrifiaient cette indépendance aux droits politiques, sacrifiaient moins pour obtenir plus ; tandis qu’en faisant le même sacrifice, nous donnerions plus pour obtenir moins.

[15] Dans le sens où la seconde apparaît comme objectif de la première :

La liberté individuelle, je le répète, voilà la véritable liberté moderne. La liberté politique en est la garantie ; la liberté politique est par conséquent indispensable. Mais demander aux peuples de nos jours de sacrifier comme ceux d’autrefois la totalité de leur liberté individuelle à leur liberté politique, c’est le plus sûr moyen de les détacher de l’une ; et quand on y serait parvenu, on ne tarderait pas à leur ravir l’autre.

[16] Ça sonne bien, non ? La suite n’est pas mal non plus :

Ce n’est point à la liberté politique que je veux renoncer ; c’est la liberté civile que je réclame, avec d’autres formes de liberté politique. Les gouvernements n’ont pas plus qu’autrefois le droit de s’arroger un pouvoir illégitime. Mais les gouvernements qui partent d’une source légitime ont moins qu’autrefois le droit d’exercer sur les individus une suprématie arbitraire. Nous possédons encore aujourd’hui les droits que nous eûmes de tout temps, ces droits éternels à consentir les lois, à délibérer sur nos intérêts, à être partie intégrante du corps social dont nous sommes membres. Mais les gouvernements ont de nouveaux devoirs. Les progrès de la civilisation, les changements opérés par les siècles, commandent à l’autorité plus de respect pour les habitudes, pour les affections, pour l’indépendance des individus. Elle doit porter sur tous ces objets une main plus prudente et plus légère.

[17] Dans la « liberté antique », « plus l’homme consacrait de temps et de forces à l’exercice de ses droits politiques, plus il se croyait libre ; dans l’espèce de liberté dont nous sommes susceptibles, plus l’exercice de nos droits politiques nous laissera de temps pour nos intérêts privés, plus la liberté nous sera précieuse. »

[18] Gouvernement représentatif dans lequel les citoyens doivent conserver un pouvoir de contrôle :

De là vient, Messieurs, la nécessité du système représentatif. Le système représentatif n’est autre chose qu’une organisation à l’aide de laquelle une nation se décharge sur quelques individus de ce qu’elle ne peut ou ne veut pas faire elle-même. Les individus pauvres font eux-mêmes leurs affaires ; les hommes riches prennent des intendants. C’est l’histoire des nations anciennes et des nations modernes. Le système représentatif est une procuration donnée à un certain nombre d’hommes par la masse du peuple, qui veut que ses intérêts soient défendus, et qui néanmoins n’a pas le temps de les défendre toujours lui-même. Mais, à moins d’être insensés, les hommes riches qui ont des intendants examinent, avec attention et sévérité, si ces intendants font leur devoir, s’ils ne sont ni négligents, ni corruptibles, ni incapables ; et pour juger de la gestion de ces mandataires, les commettants qui ont de la prudence se mettent bien au fait des affaires dont ils leur confient l’administration. De même, les peuples, qui dans le but de jouir de la liberté qui leur convient recourent au système représentatif, doivent exercer une surveillance active et constante sur leurs représentants, et se réserver à des époques, qui ne soient pas séparées par de trop longs intervalles, le droit de les écarter s’ils ont trompé leurs vœux, et de révoquer les pouvoirs dont ils auraient abusé.

[19] D’abord, par une symétrie des dangers que recèlent l’un et l’autre modèles :

Le danger de la liberté antique était qu’attentifs uniquement à s’assurer le partage du pouvoir social, les hommes ne fissent trop bon marché des droits et des jouissances individuelles.

Le danger de la liberté moderne, c’est qu’absorbés dans la jouissance de notre indépendance privée, et dans la poursuite de nos intérêts particuliers, nous ne renoncions trop facilement à notre droit de partage dans le pouvoir politique.

On peut s’interroger : lucidité ou procédé rhétorique ? Il poursuit néanmoins dans cette voie :

Les dépositaires de l’autorité ne manquent pas de nous y exhorter. Ils sont si disposés à nous épargner toute espèce de peine, excepté celle d’obéir et de payer ! Ils nous diront : « Quel est au fond le but de vos efforts, le motif de vos travaux, l’objet de toutes vos espérances ? N’est-ce-pas le bonheur ? Eh bien, ce bonheur, laissez-nous faire, et nous vous le donnerons. » Non, Messieurs, ne laissons pas faire. Quelque touchant que soit un intérêt si tendre, prions l’autorité de rester dans ses limites. Qu’elle se borne à être juste ; nous nous chargerons d’être heureux.

[20] Et de poursuivre :

L’œuvre du législateur n’est point complète quand il a seulement rendu le peuple tranquille. Lors même que ce peuple est content, il reste encore beaucoup à faire. Il faut que les institutions achèvent l’éducation morale des citoyens. En respectant leurs droits individuels, en ménageant leur indépendance, en ne troublant point leurs occupations, elles doivent pourtant consacrer leur influence sur la chose publique, les appeler à concourir par leurs déterminations et par leurs suffrages à l’exercice du pouvoir, leur garantir un droit de contrôle et de surveillance par la manifestation de leurs opinions, et les formant de la sorte, par la pratique, à ces fonctions élevées, leur donner à la fois et le désir et la faculté de s’en acquitter.

[21] Pour une analyse plus détaillée de cette dernière, voir le billet « Misère de l’économicisme : 2. L’idéologie néolibérale » et, plus généralement, tous les billets de cette série.

[22] Voir : « L’idéologie et l’utopie selon Paul Ricœur (3) – l’idéologie comme construction d’une image commune ».

[23] Dont le classement parmi les « libéraux » est une récupération qui en trahit largement la finesse et les nuances. Montesquieu n’est pas moins « républicain » que « libéral »… il est surtout Montesquieu !

[24] Montesquieu, De l’Esprit des lois, Œuvres complètes t. II, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1951, livre XI, chap. 6, p. 397.

[25] Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, Œuvres complètes t. III, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1964, p. 360. Voir également la série de billets consacrés aux généalogies de l’état civil.

[26] Catherine Kintzler, Condorcet : l’instruction publique et la naissance du citoyen, Minerve, 2015, p. 167.

[27] Pour comprendre ce qu’est la laïcité, il faut lire son ouvrage Penser la laïcité, éd. Minerve, 2014.

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

2 réflexions au sujet de “Liberté”

  1. Bonjour,

    Faudrait-il rajouter ce que Tocqueville nous a averti dans De la démocratie, à savoir qu’entre le désir d’égalité et celui de liberté, notre courage penche plutôt pour le premier que pour le second.
    Car l’égalité c’est, entre autre, recevoir des biens réels, de l’État, de la société (de l’argent, mais aussi savoir que notre voisin n’a pas une plus belle maison que soi).
    Tandis que la liberté, donnée dans le cadre d’un État, est au final toujours une initiative personnelle. Elle démarre par notre effort et atterrit aux confins de notre volonté, de notre puissance, de notre impuissance
    La liberté nous devons toujours en être et le créateur et la nourrice et le chevalier et le garde malade.
    (D’où l’heureuse simplicité de résumer la liberté à celle de consommer. La liberté a ainsi un objet tangible, elle pousse déjà toute faite, comme un coquelicot nommé « liberté » qu’on pourrait cueillir. Et nous n’avons même plus besoin d’être créateur, car les entreprises créent le besoin)

    Entre le monde sans État promu par les Lumières, et un État marchant vers l’égalité la plus stricte et par nature inatteignable, il doit bien y avoir d’autres alternatives

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