(Farce tragique en trois actes)

Éric Zemmour est peut-être, dans cette élection, le plus intéressant des candidats – non par l’éventuelle proximité entre lui et moi que certains se plaisent à imaginer (ce billet risque de les décevoir et j’ai déjà dit, la semaine dernière, ma préférence [1]) mais, de mon point de vue, pour ce qu’il fait et dit de la guerre idéologique à l’œuvre. Les trois idéaux-types des familles de pensée politique que j’observe et analyse ici depuis un petit moment [2] – républicanisme, néolibéralisme et identitarisme – me semblent toujours une grille d’analyse pertinente… d’autant plus en ce qui concerne celui qui voudrait en incarner la synthèse impossible.
Certes, Éric Zemmour n’est pas le premier à faire son marché dans les références qui structurent les imaginaires collectifs de ces trois visions du monde – non seulement les cas d’incarnation exacte d’une d’entre elles par un dirigeant politique sont rarissimes [3], mais il va même de soi que, pour la plupart, ils ont toujours cherché à construire une synthèse (souvent bancale) susceptible de séduire le plus grand nombre possible d’électeurs. Et pourtant, l’entreprise d’Éric Zemmour paraît développer une forme originale qui doit être prise au sérieux.
D’ailleurs, en politique au moins, il faut toujours prendre l’autre au sérieux, qu’il soit allié, adversaire ou ennemi. Les critiques contre Zemmour, trop souvent, ne s’en donnent ni le temps ni la peine et se contentent de pétitions de principe – c’est une faute. On perd toute crédibilité à attaquer l’autre pour ce qu’on aimerait qu’il dise plutôt que pour ce qu’il dit vraiment. Certes, je n’échappe sans doute pas moi-même à cette faiblesse et l’on m’en fera le procès sans avoir tout à fait tort – que l’on ne mette néanmoins pas en doute ma bonne foi ni ma volonté d’éviter ces écueils.
Sommaire :
Acte I : L’alliance néolibérale-identitaire
Scène 1 : Le néolibéral sans imagination
Scène 2 : L’identitaire paranoïaque
Scène 3 : L’Héritier
Acte II : La tentation républicaine
Scène 1 : De l’art d’avoir raison avec ses adversaires
Scène 2 : Je vous ai compris
Scène 3 : L’école, encore l’école, toujours l’école
Acte III : L’échec annoncé
Scène 1 : L’école buissonnière
Scène 2 : Chassez le néolibéral…
Scène 3 : On ne peut être en même temps Général et Maréchal
Acte I : L’alliance néolibérale-identitaire
Scène 1 : Le néolibéral sans imagination
Dans le programme d’Éric Zemmour, le volet économique repose sur un cliché jamais remis en cause bien qu’il soit factuellement faux : « Nous sommes le pays le plus taxé au monde. », lit-on dans la fiche intitulée « Baisser les impôts pour rendre du pouvoir d’achat à tous les Français » [4]. Et d’ajouter cette énormité : « Les prélèvements obligatoires représentaient 47 % du PIB en 2019, nous travaillons donc près de la moitié de l’année pour assumer le train de vie de l’État. »… comme si le PIB était un gâteau dont les impôts viendraient dévorer la plus grosse part (les ratios exprimés en pourcentage de PIB ne veulent la plupart du temps rien dire, si ce n’est que ceux qui les utilisent n’ont pas bien écouté leurs cours de math au collège). Au-delà de la stupidité du propos, celui-ci sert surtout de cri de ralliement idéologique : dénoncer un « train de vie de l’État » jugé somptuaire encourage la délégitimation des services publics, des fonctionnaires et des institutions dans la plus pure veine néolibérale [5].
Tout l’argumentaire de cette fiche est à l’avenant : du racolage démagogique qui plagie explicitement le sarkozisme d’il y a quinze ans, entre « ceux qui se lèvent tôt », « Taxer moins pour gagner plus », « Travailler plus pour gagner plus », etc. La question du pouvoir d’achat n’y a visiblement aucun lien avec les salaires puisque, dans la prose zemmourienne, elle ne dépend que des horribles impôts. Cette obsession guide la majorité des propositions économiques limitées, pour l’essentiel, à des réductions et suppressions des contributions, cotisations et prélèvements.
Elles ont beau se présenter comme destinées aux travailleurs les plus modestes et les plus méritants, ces mesures sont intégralement dictées par les dogmes du néolibéralisme [6]. Les défiscalisations, exonérations diverses et variées des « charges sociales » et la réduction des « impôts sociaux » – c’est-à-dire des cotisations sociales qui sont justement le meilleur moyen de redistribuer les richesses et d’assurer une sécurité sociale pour tous, au sens large du terme et non seulement l’institution qui porte ce nom et dont nous devons être fiers – bénéficieront d’abord et avant tout aux plus aisés. Les mesures purement idéologiques (ou clientélistes) foisonnent [7] dans un ensemble finalement sans grande originalité : c’est exactement le programme de Sarkozy et Macron, et l’alignement de promesses démagogiques pour mieux piquer l’argent des plus pauvres et le donner aux plus riches en démantelant au passage tout le modèle social français.
La fiche intitulée « Faire de notre modèle social une force pour la Nation » [8] est d’ailleurs particulièrement éclairante sur le sort qui lui est promis en cas d’élection d’Éric Zemmour. Dès les premières lignes, on y apprend que « Les dépenses sociales, plus de 800 milliards d’euros, soit 31 % du PIB [9], pèsent sur les Français et sur l’économie française, et découragent la production de richesses. » Bigre ! Les « dépenses sociales », quelle horreur ! Et suivent les clichés les plus éculés sur « l’assistanat » et la « fraude sociale », vocabulaire très classique à droite, conforme aux canons du néolibéralisme : faire croire que ce sont les pauvres qui coûtent cher et que les aides sociales servent à entretenir la paresse et l’arnaque.
La fraude fiscale, quant à elle, n’est évoquée que bien plus loin, en une ligne vague dans la partie consacrée au chiffrage du programme [10] – on aurait aimé qu’elle soit au moins aussi développée que ne l’est la « fraude sociale », avec des propositions sur les exilés fiscaux, les paradis fiscaux, les montages offshore, les cabinets de conseil en optimisation fiscale, etc. etc. [11] Alors que la fraude des plus riches représente un manque à gagner bien plus important et un scandale bien plus grave, le deux poids deux mesures semble la méthode du candidat Zemmour et le bouc émissaire sa stratégie électorale : on ménage le vautour, on déchire la colombe.
De même, peut-on lire, dans la fiche « Protéger les travailleurs et valoriser le travail » que « Les sociétés installées en France, prises dans l’étau de cette complexité administrative et de la pression fiscale qui caractérisent notre pays, ont ainsi été incitées à délocaliser leurs activités en masse » [12]… pauvres patrons qui délocalisent à cause des méchants impôts et de l’administration despotique : rien à voir avec la concurrence non libre et faussée qui caractérise la mondialisation néolibérale ni avec la rapacité et l’appât du gain de managers mercenaires. Dans la course au moins-disant, faisons tout pour atteindre le modèle chinois et, pour ce faire, feu sur l’État-Providence !
L’application du programme de Zemmour ne fera qu’accroître la précarité des plus pauvres dont les filets de sécurité collectifs vont être découpés à la tronçonneuse, en même temps que les possibilités d’action de l’État. Tout cela, en effet, ne peut conduire qu’à affaiblir un peu plus encore l’État en lui ôtant ses moyens, en vidant les caisses publiques par la distribution de cadeaux fiscaux aux entreprises, invitées à se servir à volonté sans contrôle ni contrepartie. Alors qu’ailleurs Zemmour se fait le héraut d’un État fort, en matière économique, celui-ci semble condamné à renoncer à toute forme d’intervention, assumant son retrait pur et simple du jeu et organisant lui-même sa propre impuissance par la privation volontaire des moyens de son fonctionnement. L’aveu est ainsi explicite qu’il vaut mieux s’en remettre au bon vieux « laissez-faire ». Toute planification, toute ingérence de l’État dans l’économie sont, de fait, bannies. Avec Zemmour, le politique doit obéir à l’économique, s’y aliéner [13].
C’est d’ailleurs l’objet même de la fiche « Réformer l’État et l’action publique » [14] qui, dans la plus pure tradition néolibérale, conçoit l’administration comme une entreprise dont les Français seraient des clients-consommateurs : « Les Français n’en ont donc pas pour leur argent. » Alignant poncifs et pétitions de principe aussi faux les uns que les autres, Zemmour développe une rhétorique fatigante à base de « simplification » et d’« évaluation » – autant de mots creux qui ne démontrent que l’ignorance crasse qu’ont les rédacteurs de ce programme des réalités tant des entreprises que des services publics.
Scène 2 : L’identitaire paranoïaque
Dans sa volonté d’apparaître comme la figure d’autorité qui siffle la fin de la récré et de fédérer autour de sa personne les identitaires de droite, le programme en matière de sécurité et de justice [15] égrène, là encore, les propositions classiques des droites depuis Sarkozy – peines planchers, déchéance de la nationalité française, etc. – et des vœux pieux inefficaces ou inconstitutionnels en rupture flagrante avec les principes fondamentaux de l’État de droit. La notion de « défense excusable » ouvre ainsi grand les portes à l’arbitraire et aux milices : retour à la justice privée, légitimation de la vendetta et adoubement officiel des mafias – beau programme !
Dans la même veine, la suspension des aides sociales pour les parents de mineurs délinquants et criminels : excellent affichage qui montre un candidat ferme et assumant son autorité… mais contraire aux principes mêmes de la justice. « Si ce n’est toi, c’est donc ton frère » ou la punition des parents par assimilation aux méfaits des enfants. Non que les premiers n’aient aucune responsabilité dans l’éducation donnée à leur progéniture ni aucun compte à rendre de leurs comportements, évidemment ! – mais les sanctions à appliquer avec la plus grande fermeté n’ont rien à voir avec les aides sociales qui relèvent de critères propres, étrangers à ces considérations. Elles sont un droit social nonobstant les actes délictueux des enfants. Tout cela n’est donc que posture, très classique chez les candidats cherchant par n’importe quel moyen à se créer une image de fermeté… du sous-Sarkozy, en somme.
L’angle d’attaque de la question judiciaire dans son ensemble est d’ailleurs assez clair dans le programme d’Éric Zemmour : le pénal le démange. La création de 10 000 places de prison supplémentaires semble répondre à un besoin réel, j’en conviens volontiers. Le problème, c’est que cette proposition n’a pas pour but de remédier aux conditions détestables dans lesquelles les prisonniers français sont détenus (et qu’on ne me fasse pas le coup du « c’est pire ailleurs », l’indignité est absolue, pas relative), mais bien à laisser entendre qu’avec Zemmour, on enverra plus de délinquants en prison pour que les rues soient plus tranquilles. Isolée et faisant fi du reste des difficultés de la Justice en France, elle ne sert que d’étoffe pour fabriquer le costume du candidat.
Car, pour ce qui est des mesures qui relèvent véritablement de l’institution, pas un mot sur le budget du ministère le plus clochardisé de la République [16], ni des conditions de travail catastrophiques – seulement l’annonce vague du recrutement de « davantage de magistrats » [17], sans plus de précisions (alors qu’elle était chiffrée dans une version précédente en ligne). Les moyens matériels alloués à la Justice sont notoirement indécents ; il semble que cela ne concerne guère Éric Zemmour. Sous prétexte de renforcer le régalien, les propositions avancées démontrent un déséquilibre peu étonnant entre justice et répression : l’aspect « sécuritaire » du programme sert en réalité à donner des gages de bonne conformité à la pensée identitaire, avec une focalisation envers l’immigration et l’islam, toujours associés à l’insécurité.
Ceux-ci occupent en effet une place de choix dans ses discours, lui-même l’assume tout à fait. Quant au programme, il faut reconnaître qu’il a été lissé même si des marqueurs idéologiques très clairs restent bien présents. La lettre qui l’ouvre en explique l’esprit ; l’objectif y est explicitement exprimé :
Pour sauver la France du grand remplacement démographique et du grand déclassement économique, nous avons bâti ce programme [18]
L’utilisation de l’expression « grand remplacement » n’est ni une erreur ni une maladresse : Zemmour diffuse régulièrement les thèses complotistes de Renaud Camus qu’il légitime [19]. Jugeant que la politique d’immigration « menace la survie de notre Nation » [20], il enfonce le clou, affirmant que les Français ne veulent pas « être remplacés sur la terre de leurs ancêtres » et martèle son objectif : « faire que la France reste la France ». La fiche consacrée à l’immigration, au titre explicite, « Arrêter l’immigration pour préserver notre identité », liste plus d’une vingtaine de propositions (c’est l’une des plus copieuses) tirant tous azimuts et laissant le lecteur quelque peu épuisé lorsqu’il arrive au bout. Le verbe le plus employé y étant « expulser », l’idée, exprimée depuis la publication du programme, de la création d’un « Ministère de la Remigration » semble couler de source.
La question de l’islam, pourtant obsessionnelle chez Zemmour, paraît étrangement avoir été diluée dans son programme. Elle occupe la dernière partie de la fiche « Renouer avec l’assimilation pour refaire des Français » [21] et intervient sporadiquement dans différentes parties… alors que quelques jours avant la diffusion du programme complet, elle faisait l’objet d’une fiche propre plus détaillée, « Programme islam », caviardée depuis. Si je peux être d’accord avec tout ce qui va dans le sens d’une défense active contre l’islamisme, je ne peux approuver l’esprit qui anime la vision de l’islam colportée dans le programme, les discours et les écrits d’Éric Zemmour. Dans la plus pure tradition identitaire, le mélange entre islam et islamisme [22] permet une subversion de la laïcité – terme, d’ailleurs, qui n’apparaît pas une seule fois dans tout le programme, j’y reviendrai.
À ce sujet, un autre élément saillant dans bien des discours et écrits d’Éric Zemmour s’avère absent de son programme : les places respectives du christianisme et du judaïsme. Bien entendu, un programme politique pour l’élection présidentielle n’est pas un cours d’histoire… sauf que celui-ci, dans les longs préambules introductifs à chaque fiche, n’hésite pas à multiplier les envolées lyriques, les affirmations péremptoires, les pétitions de principes, les affirmations de valeurs et les grandes promesses qui ne mangent pas de pain – ce que je ne lui reproche nullement, au contraire : s’agissant de raconter aux Français une histoire, à la diagonale du récit national et de la narration de soi, tout cela fait partie de l’exercice et y a toute sa place [23]. Ce sont les blancs, les manques qui attirent ici mon attention. Alors que l’Histoire est la marotte d’Éric Zemmour, qu’il ne cesse d’étaler ses prétentions d’historien amateur érudit et de développer ses thèses dès qu’il le peut, ce silence dans le programme devient assourdissant.
Or l’examen de ce qu’il exprime ailleurs renseigne sur cette dimension identitaire de la pensée zemmourienne. Entre ses déclarations énamourées au christianisme dont il se dit « imprégné » et l’intégration à son mouvement, jusqu’au premier cercle, de mouvements traditionalistes et de partis et hommes politiques ouvertement liés à cette tendance (comme Jean-Frédéric Poisson ou le ralliement très symbolique de Marion Maréchal), il a réussi à détourner de l’orbite lepéniste une partie des caciques et de l’électorat historique du Front national, sans doute quelque peu rebuté par la personnalité et les discours de la fille du fondateur.
Et de pousser plus loin encore la drague avec la réhabilitation des figures historiques de l’extrême-droite : Maurras, l’Action française, Pétain, Vichy et consort. Sous couvert de complexité de l’Histoire, qui en est en fait une réécriture dictée à la fois par l’idéologie et par l’intérêt électoral, le polémiste n’hésite pas à douter ouvertement de l’innocence de Dreyfus ni à ressortir la théorie fumeuse « du glaive et du bouclier », sacrifiant les juifs sur l’autel de son ambition. Il ne faut pas négliger, dans les deux cas, une forme de sacralisation extrême de la notion de raison d’État qui va jusqu’à falsifier l’Histoire. Mais cet appel du pied au vieil antisémitisme de droite lui permet surtout de s’affirmer comme le candidat légitime des identitaires et le mieux placé pour réaliser le projet d’« union des droites » [24].
Scène 3 : L’Héritier
Le néolibéralisme s’accommode très bien des identitarismes, quels qu’ils soient.
À gauche, l’alliance libérale-libertaire chez ceux qui s’autoproclament encore « de gauche » alors qu’ils en trahissent l’histoire et les références [25], la consanguinité entre la phase la plus avancée du capitalisme et le mouvement « woke », et le cynisme des adeptes du business is business faisant ami-ami avec les pires islamistes du moment que s’ouvrent les marchés et ruisselle le pognon, confirment les thèses de Jean-Claude Michéa (entre autres !) sur la conjonction des libéralismes économique et culturel au service de visions du monde antipolitiques.
À droite, non que leurs idéologies coïncident parfaitement – il est même des sujets à propos desquels les tensions sont majeures, comme celui de l’ouverture des frontières et de l’immigration –, il est inutile de remonter jusqu’au soutien des grands groupes capitalistes aux fascismes du XXe siècle pour observer que néolibéraux et identitaires de droite ont toujours su s’accorder sur des intérêts communs et s’appuyer les uns sur les autres pour faire prospérer leurs petites affaires respectives.
Surtout, par-delà les individus, leurs alliances et leurs intérêts personnels, les présupposés anthropologiques et les visions de l’homme, de la société et du monde charriés par le néolibéralisme et les deux identitarismes, plus que compatibles, se montrent complémentaires [26].
Le programme d’Éric Zemmour, comme la plupart de ses discours, repose en très grande partie sur les marqueurs idéologiques de ces deux familles de pensée, dans la synthèse sans doute la mieux aboutie que l’on ait tenté en la matière depuis le club de l’Horloge dont il a absorbé une bonne partie des cadres et de la pensée. L’objectif d’une union des droites sur une base idéologique néolibérale-identitaire, proche du modèle du trumpisme et du Parti républicain américain (pauvre Grand Old Party qui n’a vraiment plus rien à avoir avec celui de Lincoln !), semble de plus en plus réalisable. D’autant qu’Emmanuel Macron, de son côté, siphonne les néolibéraux encore rétifs aux sirènes identitaires. Si Emmanuel Macron est le fils naturel qu’auraient pu avoir ensemble Nicolas Sarkozy et Valéry Giscard d’Estaing [27], Éric Zemmour, quant à lui, pourrait être celui de Nicolas Sarkozy et Jean-Marie Le Pen.
En effet, la geste zemmourienne repose sur un discours sans grande originalité – du Sarkozy en plus dur, dont la dimension identitaire serait pleinement assumée, ou du Le Pen père avec qui Éric Zemmour assume être proche. Sa vision du monde est bien plus proche de celle du fondateur du Front national que ne l’est celle de sa propre fille. Il ne faut pas oublier combien cette dernière a transformé le parti de papa, tant par les nombreuses purges qu’elle lui a infligées et dont les ostracisés ont, pour beaucoup, rejoint Zemmour, que par l’évolution idéologique qu’elle lui a imposée. Le mouvement d’Éric Zemmour ressemble pas mal au FN des années 1980, néolibéral dans le domaine économique et social, et identitaire pour le reste.
Vocabulaire, références historiques, figures tutélaires, adversaires honnis et boucs émissaires commodément construits… tout ce qui structure l’idéologie comme miroir que le groupe se tend à lui-même pour y contempler sa propre image et s’affermir dans sa constitution [28], tout y est, et tout y est explicite : Zemmour est la meilleure incarnation de l’alliance – on pourrait même dire de l’alliage au sens chimique – néolibérale-identitaire de droite.
En rester là serait toutefois malhonnête.
La dialectique zemmourienne se déploie en effet dans une dimension supplémentaire, lui donnant une toute autre ampleur qu’il ne faut ni taire ni négliger… et qui complique terriblement la vie aux allergiques à la nuance et à la complexité du réel.
Acte II : La tentation républicaine
Scène 1 : De l’art d’avoir raison avec ses adversaires
Que faire lorsqu’on est d’accord avec un adversaire ? (Re)nier ses propres convictions pour ne pas risquer l’amalgame avec l’autre et, ainsi, le renforcer ? Simplement se taire, capituler et lui laisser le terrain au risque de le voir manipuler les mots et les idées ? C’est comme cela que la gauche a abandonné les concepts de nation, de laïcité, de peuple, de sécurité etc. à la droite et à l’extrême-droite qui en ont pu travestir les sens comme ils l’entendaient et, devenue une coquille vide incapable de penser, a ouvert la porte à ses fossoyeurs.
La démocratie se caractérise, entre autres [29], par un espace public de libre expression des opinions, encadrée, régulée et garantie par la loi. En passant de l’ombre du privé à la lumière du public, l’individu s’élève à la puissance du citoyen. Il s’abstrait de ses intérêts personnels pour parler et agir avec ses égaux en n’ayant que l’intérêt général pour objectif et critère de décision. Le débat démocratique s’enrichit donc des diverses opinions et de leurs oppositions quant à ce que l’intérêt général nécessite et implique, et c’est ce rapport dialogique dans l’agora qui, par intégration (au sens mathématique) et partage de la parole et de l’action, permet l’expression de la volonté générale. Celle-ci n’est donc en rien la négation de conflits réconciliés par magie, mais bien le fruit d’un frottement des pensées, d’une confrontation des discours – qui instituent et constituent le politique [30].
Par conséquent, la question du malaise que provoque la prise de conscience d’une entente imprévue avec l’adversaire politique trouve là sa réponse évidente : avec l’intérêt général pour horizon de l’action, la négation de l’accord ne serait que trahison civique. Taquin, on pourrait ajouter qu’il faut avoir bien peu ou bien trop confiance en soi pour ainsi renoncer à ses propres convictions sous prétexte qu’elles pourraient croiser celles d’un adversaire – et qu’il ne s’agit donc là que d’une façon de tricher avec son propre ego.
C’est pourquoi, avec Éric Zemmour comme avec tous les autres, j’assume tout à fait mes accords : dirait-il que le ciel est bleu, il faudrait affirmer qu’il est jaune à pois verts ? Absurde ! C’est pourtant la réaction trop souvent adoptée. Alors je reconnais volontiers de nombreuses convergences quant au diagnostic – ce qui ne fait pas de moi un zélote du Z ! Et je ne vois pas pourquoi je devrais m’interdire de dire ce que je pense sous prétexte qu’il le dit aussi ! La culpabilité par association est aussi insupportable que les tentatives de récupération ; il est indigne de renoncer à ses convictions sous prétexte que le vocabulaire voire l’analyse sont partagés par l’adversaire.
Zemmour n’est pas seulement un néolibéral identitaire à la sauce trumpienne. Il y a du républicanisme chez Zemmour, c’est indéniable. Mieux – ou pire, pour certains – : celui-ci est sans doute sincère !
Scène 2 : Je vous ai compris
Les références à De Gaulle et au gaullisme reviennent régulièrement dans les discours et dans le programme de Zemmour [31]. Figure devenue consensuelle, presque tous les candidats s’en réclament et le trahissent. Chez Zemmour, il s’agit de donner des gages aux nostalgiques du Général dans deux dimensions intrinsèquement liées : retrouver « une certaine idée de la France », c’est-à-dire une France puissance, indépendante, dont la culture rayonne sur le monde ; et incarner soi-même une figure d’autorité qui se confond avec la nation, qui rassemble en elle « l’esprit du peuple », c’est-à-dire toutes les familles de pensée politique… d’où la tentative-tentation de conciliation des républicains avec les néolibéraux et les identitaires déjà largement servis par ailleurs.
Je ne peux qu’approuver les mesures de bon sens comme la protection des entreprises françaises – ce que font toutes les autres puissances : pourquoi diable se l’interdire en voulant à tout prix respecter le dogme néolibéral de la « concurrence libre et non faussée » que personne d’autre dans le monde ne prend au sérieux ? D’autres sont évidemment bienvenues sur le papier mais leur l’application nécessiterait des décisions politiques bien plus difficiles, en particulier vis-à-vis de l’Union européenne, comme, par exemple, de l’obligation pour la commande publique à privilégier les produits français.
D’ailleurs, le programme vis-à-vis de l’Union européenne devrait être apprécié de tout citoyen attaché à la souveraineté nationale – notamment en ce qu’il ne confond par Europe et Union européenne [32]. On ne trouve pas là des mesures « anti-européennes » mais pro-françaises… rien d’inconvenant pour un candidat à l’élection présidentielle française. On peut regretter que la première proposition, explicitement considérée comme prioritaire, concerne l’immigration – signe que le programme s’inscrit d’abord dans une pensée identitaire plus que républicaine – mais je dois reconnaître que, dans l’ensemble, il n’y a rien d’exagéré dans ces mesures qu’on aurait pu craindre plus grandiloquentes.
Un petit détail me chiffonne toutefois : bien peu est dit du comment. Pour que tout cela ne soit pas qu’une série de vœux pieux et d’effets d’annonce destinés à draguer un peu lourdement les souverainistes, il faudrait que l’on me dise comment il compte s’y prendre. Négociations diplomatiques ? mais alors sur quelles bases et avec qui ? Rupture unilatérale ? mais dans quelles conditions ? Appel au peuple ? sous quelle forme ? Et puis absolument pas un mot sur l’euro : qu’est-ce qu’on en fait ? Sans, bien sûr, qu’il faille révéler à l’avance une stratégie dont toute l’efficacité repose précisément sur la capacité à ne pas abattre ses cartes avant les autres, pour être crédible il faudrait à tout le moins donner quelques preuves de sérieux et de sincérité et, surtout, que les promesses ne vont pas s’envoler en fumée ni – pire – entraîner le pays dans une aventure mal préparée.
Au-delà des rapports de force à modifier vis-à-vis de l’Union Européenne, le programme de politique étrangère, « Rétablir la place de la France dans le monde comme puissance d’équilibre » [33] prend explicitement des accents gaullistes. En cherchant à renouer avec une politique de puissance, Éric Zemmour a compris que les relations internationales ne relèvent pas du droit mais de la force et que les États sont entre eux dans un état de nature hobbesien [34], sans croire aux billevesées selon lesquelles la mondialisation des échanges assurerait la paix grâce à l’interdépendance économiques – sorte de remise au goût du jour du fameux « doux commerce », dans une version parfaitement crétine [35].
En matière militaire, l’ensemble s’avère assez cohérent et, dans le principe, ne me dérange pas : il s’agit de rompre avec la tendance des précédents gouvernements qui ont abandonné petit à petit les investissements et, surtout, la puissance militaire de la France. Je note néanmoins que l’une des propositions est de « revaloriser de 20 % la solde de nos militaires et de nos réservistes » [36] – proposition qui ne me choque pas mais qui signifie bien que ce n’est pas grave qu’un magistrat, un prof, un infirmier ou un serviteur quelconque de l’intérêt général soit mal payé, en tout cas que c’est moins grave qu’un soldat. Très bien, c’est noté, merci.
Scène 3 : L’école, encore l’école, toujours l’école
Enfin, j’accorde une place particulière à la question scolaire, comme on parle de « question sociale », qui est, je pense, le meilleur terrain pour saisir les espoirs (et les contradictions, j’y viens dans un instant) de la geste zemmourienne. Son diagnostic et la plupart de ses propositions en la matière sont tout à fait pertinents et concordent avec ce que les républicains sincères pensent et disent depuis bien longtemps. En outre, les accusations en instrumentalisation ou en arrivisme ne tiennent pas. Quand on écoute et qu’on lit ce qu’il dit depuis des années, on ne peut nier une constance : Zemmour, sur le sujet, ne feint pas.
L’école sanctuaire, la valorisation de l’effort et de l’exigence, le rétablissement de l’autorité des maîtres, la fin de l’école-garderie et des errements pédagogistes pour réinstituer une école au service de la transmission des savoirs… tout cela est juste. Les symboles ne sont pas triviaux et le retour à une « Instruction publique » en lieu et place de l’« Éducation nationale », proposition qui a ouvert des polémiques de bac à sable, ne me dérange nullement. Quant aux mesures concrètes présentées dans le programme [37], j’y vois surtout beaucoup d’évidences : au primaire, « recentrer l’enseignement autour des savoirs fondamentaux », ce qui devrait d’ailleurs concerner plus largement l’ensemble de l’institution scolaire avec le renforcement des disciplines et la suppression des heures de rien ; le sauvetage des enseignements de latin et de grec tant mis à mal par les précédentes réformes ; « refaire du baccalauréat un examen national, anonyme et terminal » – et j’aurais même ajouté : lui rendre sa fonction de rituel scolaire et civique [38] ; « créer des classes d’excellence littéraires et scientifiques dans un lycée par académie » : pourquoi pas mais il faudrait surtout des classes prépa dans tous les lycées de France et, en plus, comme cela a été expérimenté avec succès dans différents lycées, des classes de propédeutique à la prépa qui servent de sas intermédiaire après la terminale pour rattraper le retard accumulé même par les bons élèves.
Sur le papier, même si tout cela me semble insuffisant, je suis donc d’accord avec ce que propose Zemmour pour l’école. Mais…
Acte III : L’échec annoncé
Scène 1 : L’école buissonnière
Si les différentes formes d’identitarisme sont tout à fait compatibles avec le néolibéralisme, la vision du monde républicaine n’est, quant à elle, pas du tout soluble dans les autres [39], dont les anthropologies et les conceptions du politique sont à l’opposé de l’universalisme républicain [40]. La tentative de marier de force ces idéologies et ceux qui s’y reconnaissent, malgré toute la volonté du polémiste, est vouée à l’échec. Et de la façon la plus criante pour ce qui concerne l’école. Derrière la justesse du diagnostic et la pertinence de la plupart des propositions, les « oublis » marquent les différences immarcescibles avec un programme authentiquement républicain.
« Revaloriser les salaires des enseignants en accélérant la progression des carrières et en attribuant des Primes d’Excellence Professorale fondées sur la qualité de la transmission du savoir évaluée grâce à de plus fréquentes inspections » est la dernière proposition de la fiche sur l’école [41]. Or « accélérer la progression des carrières » ne veut pas dire grand-chose ; quant aux primes, elles renforcent encore un peu plus l’emprise néolibérale sur l’école en introduisant dans l’institution des principes (objectifs, résultats, rentabilité, performance…) qui lui sont par nature étrangers. Alors que la revalorisation du traitement perçu par les militaires semble aller de soi et sans assujettissement aucun à des inspections ou contrôles de la « qualité » de leur action (ce serait drôle !), celle des enseignants ne peut qu’être partielle et soumise à contrepartie. Le 10 janvier, lors de ses vœux à la presse, Éric Zemmour précisait sa pensée (si tant est que ce soit vraiment plus précis) : il serait « démagogique » de proposer des augmentations globales (ce qui ne l’empêche pas de le faire très généreusement, donc, pour les soldats – mais ce n’est pas pareil, n’est-ce pas) et que les primes se baseraient sur « la transmission du savoir, de l’histoire, de la géographie, de la littérature, des grands textes »… (difficile de faire plus flou).
Et comment diable, même s’il le voulait (et il ne le veut pas), pourrait-il augmenter les enseignants alors que tout son programme économique repose sur la saignée des comptes publics ? On ne peut mener une politique néolibérale de cadeaux fiscaux aux plus riches et d’engraissement des officines privées et, « en même temps », rebâtir des services publics décents – au premier chef l’école. Ce n’est pas impossible seulement d’un point de vue comptable – de ce côté-là, en réalité, tout est, hélas !, possible – mais surtout d’un point de vue idéologique.
D’autre part, dans sa volonté affichée de « rétablir le respect de l’autorité », le programme d’Éric Zemmour fait preuve d’une légèreté en réalité très symptomatique : les enseignants en sont les grands oubliés. L’impasse est faite sur leur autorité, sur le fait qu’elle ne peut qu’être liée à leur parfaite maîtrise de leur discipline et à leur entière liberté pédagogique. Rien n’est dit, non plus, des hiérarchies ni de la politique du « pas de vague », du pouvoir exorbitant et nuisible donné aux parents d’élèves, des moyens laissés à des établissements souvent vétustes et à des enseignants contraints de financer eux-mêmes leur équipement ; de l’argent versé aux cabinets de conseil rapaces, aux officines privées bidons, aux chargés de mission et autres planqués. Rien n’est dit, surtout, de l’école privée ni de ses financements avec l’argent du public [42]. Quant à l’organisation même de l’école, « créer un grand ministère d’État du Savoir et de la Transmission » est très joli sur un tract de campagne mais ne signifie rien en soi et peut charrier le meilleur comme le pire pour l’institution noyée dans un grand machin informe.
Enfin, excellence, autorité, transmission, protection de l’école contre les effractions de la société et de l’idéologie : autant de notions que je suis heureux de le voir défendre et à propos desquelles nous sommes d’accord. Et tant mieux. Il en manque toutefois une, capitale, qui donne tout son sens aux autres : l’émancipation. Car la vocation de l’école comme espace sacré de transmission des savoirs réside là – dans cette découverte de la seule liberté qui ne soit pas une illusion : l’usage de la raison ; dans cette opportunité qui est offerte aux élèves de se déprendre des déterminismes familiaux, religieux (toutes les religions), bien loin des prêchi-prêcha qui ne démontrent qu’une mécompréhension profonde de ce que doit être l’école républicaine [43].
L’école voulue par Éric Zemmour paraît ainsi plutôt relever de la nostalgie (sentiment qui n’a rien de honteux !) d’une époque, de l’image imparfaite que reconstruisent les souvenirs de l’enfance – et qu’il faudrait redessiner à l’identique de l’imagination, sans en comprendre ni les structures ni les fondements : une école-Potemkine – et, plus largement, une France-Potemkine, un décor calqué sur la France de sa jeunesse à laquelle il est attaché, à juste titre, et qu’il voudrait faire renaître dans une forme de caprice illusionniste qui pourrait être touchant.
Pourquoi lutter contre l’effondrement du niveau scolaire ?
Pourquoi remettre la transmission des savoirs et l’instruction au cœur de l’école ?
Pourquoi restaurer l’autorité ? et quelle autorité ?
Ces questions peuvent paraître triviales mais elles ne le sont pas : l’émancipation individuelle par l’apprentissage de l’usage de la raison, qui fonde l’école républicaine, en est la seule réponse pertinente. Le reste n’est que poursuite du vent. Or cet angle mort dans le programme d’Éric Zemmour montre que le roi est nu. Cela n’enlève presque rien à la pertinence de son diagnostic ni de la plupart de ses propositions – rien que le sens et l’horizon… ce qui, pour l’école, est le principal.
Scène 2 : Chassez le néolibéral…
Qui trop embrasse mal étreint : de la volonté de réunir des pensées incompatibles découlent incohérences et contradictions indépassables – et pas seulement pour ce qui concerne la question scolaire. Comment concilier une conception néolibérale de l’économie et la prééminence du politique constitutive du républicanisme ? Éric Zemmour lui-même ne le peut pas. Tous ses discours sur le protectionnisme et la réindustrialisation mettent en avant des propositions parfaitement conformes aux dogmes néolibéraux et antithétiques de toute ambition républicaine ou « gaulliste » : d’une part, la baisse massive des impôts de production et sur les sociétés, la création de zones franches, la suppression des droits de donation et de succession, les déductions de l’impôt sur la fortune immobilière, etc. ; d’autre part, la sujétion de la règlementation aux desideratas des entreprises, la redirection de fonds destinés au logement social pour financer les investissements dans l’industrie, etc. La politique de la France, la Corbeille : visiblement quelques cours d’Histoire manquent au cursus du candidat. Cerise sur le gâteau, le rattachement des lycées professionnels au ministère de l’Industrie montre la prééminence du marché sur l’école et marquerait la destruction pure et simple de l’enseignement professionnel asservi aux volontés du patronat ; toute la richesse de l’enseignement professionnel, qu’il faut impérativement revaloriser pour en faire une filière d’excellence et non une voie de garage, tient dans l’équilibre entre enseignement général et enseignements pratiques, à l’opposé de ce qui est proposé et que réclame le MEDEF.
Par ailleurs, je reconnais volontiers que ce que Zemmour propose pour l’agriculture, la ruralité, l’environnement et l’énergie est plutôt consensuel – à part pour quelques idéologues confondant science et idéologie en matière environnementale et énergétique (et préfèrent des éoliennes inefficaces et extrêmement polluantes à des centrales nucléaires efficaces et sans rejet de gaz à effet de serre) [44]. Tant mieux ! Dans l’ensemble, j’assume être d’accord avec la plupart de ces mesures. Je regrette toutefois que certaines appellent des précisions ou manquent franchement d’ambition. Ainsi, par exemple, la nécessité de constituer un grand pôle énergétique national n’est-elle pas envisagée alors qu’elle s’impose. Dans tous ces domaines, le matamore joue petits bras, à cause, justement, des présupposés idéologiques qui lui interdisent toute conséquence : la frilosité en matière d’implication de l’État dans le domaine économique est une constante du programme qui dénote sa pleine intégration de la doxa néolibérale.
Quant à sa volonté de défendre le peuple, elle se heurte de plein fouet au clientélisme racoleur. Il n’y a qu’à voir, parmi d’autres secteurs activement tapinés, le programme qu’il consacre aux automobilistes [45]. Le mélange de tout et de n’importe quoi conduit à un gloubi-boulga démagogue qui croit répondre aux attentes de la France des Gilets jaunes qui mérite mieux [46]. En particulier, la fin du permis à points, le plafonnement des amendes de stationnement et la dispense de contrôle technique pour les deux-roues motorisés rompent crument avec l’affichage sécuritaire et anti-délinquance du reste du programme. Il y aurait donc des délinquances acceptables, et d’autres qui ne le seraient pas… les limites de la « tolérance zéro » se confondent visiblement avec celles de l’électoralisme. Comme quoi, même Éric Zemmour n’échappe pas au découpage marketing de la nation en petits marchés auxquels complaire en multipliant les promesses démagogiques.
Scène 3 : On ne peut être en même temps Général et Maréchal
J’apprécie, bien entendu, l’expression maintes fois réitérée de la volonté d’indépendance de la France mais le titre « Je mettrai notre diplomatie au service de notre politique migratoire » [47] me paraît à la fois très clair et franchement problématique. Il signifie explicitement que nos relations diplomatiques se réduisent à et sont dictées par la question de l’immigration. On avouerait fièrement que l’immigration est une obsession, on ne procèderait pas autrement. L’immigration en France pose de graves problèmes qui ont été encouragés et aggravés tant par la gauche par idéologie (internationalisme crétin, « nouveaux damnés de la Terre », etc.) que par la droite par cynisme (concurrence de la main d’œuvre et pression sur les salaires : le patronat a toujours été pour une immigration massive).
Néanmoins, ici encore, il y a une différence majeure entre des mesures républicaines rigoureuses et la démagogie identitaire qui gonfle le torse dans une posture classique de désignation du bouc émissaire. Si la fermeté est légitime, par exemple, dans l’expulsion des étrangers délinquants, et qu’une meilleure maîtrise des flux migratoires entrants est indispensable, en revanche des propositions outrancières fondées sur la manipulation de la peur et de la haine s’avèreraient contreproductives voire dangereuses (quand elles ne sont tout simplement pas contraires au droit le plus élémentaire) – ainsi de la suppression pure et simple de l’aide médicale d’État (en pleine pandémie mondiale, quelle bonne idée !).
De même, la partie intitulée « Renouer avec l’assimilation pour refaire des Français » [48] est un modèle de mélange des genres. Les références explicites à l’universalisme républicain sonnent justes mais côtoient des propositions et des formulations parfaitement incompatibles avec lui. Si la « fermeture définitive des lieux de promotion du djihad » et l’interdiction des « Frères musulmans, [d]es salafistes et [de] toute mouvance djihadiste » sont évidemment nécessaires et justifiées, elles apparaissent dans un paragraphe au titre d’une ambiguïté paranoïaque coupable : « Je mettrai un terme à l’islamisation de notre pays ».
La lutte contre l’islamisme est un impératif absolu : ceux qui nous ont désignés comme ennemis ont instauré un état de guerre [49] – on n’abdique pas l’honneur d’être une cible. En revanche, l’État n’a rien à faire de l’islam en tant que tel. Et c’est dans l’assimilation des deux, islam et islamisme, que se situe le piège. Non qu’il faille brandir, comme certains en ont le réflexe pavlovien, l’excuse du « pas d’amalgame » sans autre réflexion pour mieux se faire les complices des islamistes en se drapant du costume de paladin du camp du Bien© [50] : évidemment il existe des liens entre islam et islamisme ! Sinon, la Saint-Barthélemy et l’Inquisition n’auraient rien à voir avec le catholicisme et ne seraient que des petites sauteries entre amis qui auraient mal terminé [51].
Mais, obsédé par l’idée de ne pas sombrer dans les complicités ignobles des aveugles volontaires, on risque, sur la ligne de crête de la justesse et de la justice, de basculer dans l’autre abîme : celui de l’accusation par association. « Si ce n’est toi, c’est donc ton frère ». Considérer tout musulman comme un djihadiste, c’est pratiquer exactement la même assignation à résidence identitaire que celle pratiquée à l’autre opposé du spectre politique. Identitaires « de gauche » et de droite partagent cette vision du monde en forteresses inexpugnables se livrant une guerre à mort, l’autre étant réduit à un élément unique et qui dévore toute la complexité de son identité [52].
Ce qui témoigne de cette vision du monde dans le programme de Zemmour, c’est cette incompréhension profonde de ce qu’est la laïcité. Trop rapidement réduite à la seule « neutralité » par ses adversaires prétendument de gauche, elle est aussi cette neutralité que ses faux alliés de droite oublient un peu trop facilement. L’ingérence de l’État dans l’organisation d’un culte, l’islam tout particulièrement (une vieille habitude dont Sarkozy est responsable des pires précédents), viole allègrement la laïcité et fait plonger la France dans un concordat qui ne dit pas son nom.
Alors qu’un discours ferme et sincèrement laïque donnerait des armes bien plus puissantes contre les ennemis de la République !
Le silence est symptomatique sur la loi Debré, sur le concordat en Alsace et Moselle, sur les élus qui participent complaisamment aux cérémonies religieuses ou tiennent des meetings dans des lieux de culte, sur les subventions sciemment versées à des associations paravents pour financer les cultes, etc. Éric Zemmour ne défend pas la laïcité qui n’apparaît pas une seule fois dans les soixante-treize pages du document !
Et pour cause : toute sa conception des rapports entre les Églises et l’État en est aux antipodes. Au nom de son héritage culturel, la France devrait accorder une place prééminente au christianisme alors que, simultanément, du fait de la menace réelle de l’islamisme et du fantasmatique « grand remplacement », elle devrait mener la guerre à l’islam et aux musulmans. Non seulement tout cela est d’un simplisme navrant, réactivant de manière caricaturale l’idée de choc des civilisations, mais surtout implique une ingérence de l’État dans des affaires qui ne le concernent pas. Éric Zemmour président, la logique concordataire l’emporterait dramatiquement sur la laïcité [53].
La République laïque n’a rien à faire dans l’organisation des cultes : c’est aux musulmans eux-mêmes de s’en occuper. La République doit cependant veiller au respect de la loi, sans aucune tolérance complice ni passe-droit coupable. Combattre les ennemis qui sont de confession musulmane : oui ; combattre les musulmans en les considérant comme ennemis de la France : non. Réprimer fermement tous les manquements à la loi : oui ; se mêler de religion et de savoir qui est un bon ou un mauvais croyant : non. Là se trouve la frontière infranchissable entre laïques se battant pour la République et identitaires lancés dans une nouvelle croisade.
*
La volonté de réunir les courants de pensée républicain d’une part et, d’autre part, néolibéral et identitaire, ressemble à mission impossible – or Éric Zemmour n’est pas Tom Cruise. Plaisanterie mise à part, on ne peut qu’approuver le principe de réconcilier les Français, tant les divisions qui déchirent le peuple et la nation sont profondes et que nous nous enfonçons dans des vies en bulles – incapables de partager un monde commun [54]. L’intention est louable. Mais elle ne peut se réaliser sur la base de falsifications, de mensonges et de manipulations.
Des falsifications historiques : l’instrumentalisation de l’Histoire, de l’Affaire Dreyfus à la deuxième guerre mondiale, de la résistance et de la collaboration, en particulier, afin de rabibocher les descendants de De Gaulle et les héritiers de Pétain, sert en réalité à réactiver et à légitimer un vieux fonds antisémite nauséabond. Aux histrions, il faut toujours préférer les historiens [55].
Des mensonges idéologiques : comment défendre sérieusement les notions d’affirmation de puissance, d’État fort, de rayonnement culturel… lorsqu’on laisse les mains libres et toutes les décisions au marché et aux puissances d’argent, qu’on asservit le politique dans les fers de l’économie, qu’on brade la République et qu’on vide les caisses de l’État, qu’on abandonne les services publics et ses agents ?
Des manipulations électoralistes : alors que bien des peurs sont légitimes et que l’insécurité se décline presque à l’infini – physique, économique, sociale, culturelle, environnementale, sanitaire… –, elles doivent être traitées sérieusement, en raison, et ne pas servir de prétextes à des stratégies de bouc émissaire fondées sur des propagandes fantasmatiques.
Éric Zemmour ne sera pas élu président de la République.
Et c’est heureux.
Non que ses adversaires vaillent beaucoup mieux que lui – quoi qu’il arrive, le prochain quinquennat sera catastrophique [56] – mais ses réponses aux nombreuses crises que vit le peuple français ne feraient qu’envenimer la situation.
Sa candidature, ses discours, son programme, néanmoins, nous obligent.
En tant que républicains, nous ne pouvons les repousser d’un revers de main méprisant. Nous devons rompre avec la pusillanimité qui n’a accouché que de redditions indignes et reconnaître la justesse et la pertinence dans les propos de nos adversaires, honnêtement, à chaque fois que nous en avons l’occasion – afin de plus légitimement en critiquer les errements idéologiques et les fausses solutions. L’éthique républicaine le commande.
Cincinnatus, 4 avril 2022
[1] « Pourquoi je pense voter Roussel ».
[2] Je rappelle que je m’intéresse ici à des imaginaires collectifs au sens de Paul Ricœur, sous l’angle double de l’idéologie et de l’utopie – pas à des partis politiques ni même à des individus qui ne peuvent représenter qu’imparfaitement ces idéaux-types.
Pour des définitions et l’organisation du champ de bataille, voir la série de billets : « Wargame idéologique à gauche », « Wargame idéologique à droite » et « Wargame idéologique : l’échiquier renversé ».
Et pour des galeries de portraits moins sérieuses : « Cinquante nuances d’identitaires », « Cinquante nuances de néolibéraux » et « Cinquante nuances de républicains ».
[3] Peut-être Jean-Pierre Chevènement, dans ses meilleurs moments, a-t-il pu s’approcher d’une forme de modèle républicain. Quant à Emmanuel Macron, le très stratégique « en même temps » sert à déguiser son néolibéralisme presque chimiquement pur sous des costumes mal taillés faits de tout et surtout de n’importe quoi… qu’il néglige de plus en plus d’endosser, à mesure que l’élection approche et qu’il est certain de la remporter.
[4] p. 27.
[5] « Misère de l’économicisme : 4. Feu sur l’État ».
[6] « Misère de l’économicisme : 2. L’idéologie néolibérale ».
[7] Comme, par exemple, la privatisation de l’audiovisuel public qui, à l’idéologie, ajoute l’intérêt personnel en un juste retour des choses pour le parrain Bolloré ; ou l’exonération de la CSG-CRDS sur les revenus du patrimoine pour les Français établis à l’étranger (p. 65) : la drague des expatriés sombre dans la vulgarité.
[8] p. 50.
[9] Toujours la même « erreur » bien commode d’un ratio au PIB.
[10] p. 72.
[11] « L’avarice fiscale ».
[12] p. 27.
[13] « Il n’y a pas d’alternative ? Vraiment ? ».
[14] p. 40.
[15] p. 11 et 12.
[16] « And justice for all » et « Les lectures de Cinci : la justice “clochardisée” ».
[17] p. 12.
[18] p. 2.
[19] Je recommande la lecture de l’analyse formulée par « Gaston Crémieux » et son résumé sur twitter.
[20] p. 7.
[21] p. 9 et 10.
[22] Et malgré les tentatives de nuances que l’on trouve dans le programme, en particulier à la p. 9 où se trouvent des lignes tout à fait justes. À la lecture de l’ensemble, ces dernières détonnent toutefois curieusement.
[23] « Raconte-moi une histoire ! ».
[24] Lire le très intéressant fil twitter de « 2eme DB73 », recension du livre de Laurent Joly, La falsification de l’histoire. Zemmour, l’extrême-droite, Vichy et les juifs.
[25] « La gauche coucou ».
[26] « Wargame idéologique à gauche », « Wargame idéologique à droite » et « Wargame idéologique : l’échiquier renversé ».
[27] « Macron : Sarko 2.0 ? ».
[28] « L’idéologie et l’utopie selon Paul Ricœur (3) – l’idéologie comme construction d’une image commune ».
[29] Pour une exploration des différentes définitions de la démocratie et de la république : « Ci-gît la République ».
[30] « Généalogies de l’état civil – 2. Le contrat social selon Hobbes, Locke et Rousseau » et en particulier la partie consacrée à la « Volonté générale selon Rousseau ».
[31] p. 15 pour la politique étrangère, 31 pour la politique énergétique et 60 pour la politique culturelle.
[32] « L’Union européenne contre l’Europe ».
[33] p. 15 et 16.
[34] « Généalogies de l’état civil – 1. L’état de nature selon Hobbes, Locke et Rousseau ».
[35] « Guerre d’Ukraine : que dire ? ».
[36] p. 18.
[37] p. 21 et 22.
[38] « La mort du bac, l’enterrement de l’école ».
[39] Comme le montre l’exemple, parmi d’autres, du sort des « républicains au milieu du gué » qui, de la République laïque et sociale, ne retiennent que la première épithète (« Macron le laïque, tartuffe de la République »).
[40] « L’universalisme n’est pas une idéologie comme les autres ».
[41] p. 22.
[42] « L’effondrement de l’instruction ».
[43] « La vocation de l’école ».
[44] « Science ou sorcières ? ».
[45] p. 28.
[46] « Fractures sociales ; fractures territoriales ».
[47] p. 16.
[48] p. 9-10.
[49] « Adversaires ou ennemis ? ».
[50] « “Désolidarisez-vous !” ».
[51] « Dieu est mort, foutez-nous la paix ! ».
[52] « Des identités et des identitaires ».
[53] Et pour être tout à fait juste, ce n’est pas mieux avec Emmanuel Macron ! « Macron le laïque, tartuffe de la République ».
[54] « Le monde commun selon Hannah Arendt (1) – L’édification du monde commun ».
[55] Je recommande la lecture des réflexions très justes de Samuël Tomei sur le blog de Catherine Kintzler, à propos du livre Zemmour contre l’histoire, collectif, Gallimard, 2022 : « Zemmour et l’histoire, comment répondre ».