L’hybris transhumaniste : idéologie et utopie

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h+ : un des logos-symboles du transhumanisme

Les histoires que nous servent les trans- et les post-humanistes ne doivent pas être méprisées comme les délires de gogos illuminés ou de quelques geeks fans de science-fiction [1]. Ce serait passer à côté de l’un des courants de pensée les plus puissants et les plus influents de notre époque. Et d’autant plus puissant et influent qu’il est doté des moyens financiers que lui fournit le capitalisme mondialisé, des moyens technologiques de la Silicon Valley, et des moyens symboliques de l’industrie du spectacle.
Alors : le transhumanisme, combien de divisions ?
Suffisamment pour être pris au sérieux.

Nés au milieu du siècle dernier, le transhumanisme et le posthumanisme sont des courants philosophiques et culturels qui s’appuient sur le développement de la technoscience, et tout particulièrement dans les domaines des nanotechnologies, des biotechnologies, de l’informatique et des sciences cognitives (les fameux « NBIC ») à la convergence desquels ils œuvrent. En simplifiant au maximum afin de ne pas se perdre dans le marais des différentes sectes qui habitent ce champ intellectuel, disons que :

  • Le transhumanisme vise l’élimination du vieillissement (et par conséquent de la mort) par l’augmentation de l’homme, à la fois physiquement et mentalement, c’est-à-dire par son hybridation progressive à la machine.
  • Le posthumanisme cherche quant à lui à créer une nouvelle espèce, qui dépasse l’homme, par la symbiose biotechnologique obtenue après la survenue de la « singularité technologique », c’est-à-dire la création d’une intelligence artificielle supérieure à l’esprit humain, estimée selon ses partisans à l’échéance des années 2030 ou 2040 [2].

Distinguer ainsi les deux courants n’a cependant pas grand sens dans la mesure où il existe une continuité directe de l’un à l’autre. Le projet fondamental, les enjeux philosophiques conséquents, ainsi que les acteurs, se confondent à tel point qu’il n’est pas pertinent de s’arrêter aux différences de préfixes trans- ou post- : mieux vaut explorer conjointement les substrats idéologiques et les puissances d’actions sur le réel de cette Weltanschauung commune.

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Je me réfère ici à la grille d’analyse de l’imaginaire collectif et de ses deux composantes – idéologie et utopie – proposée par Paul Ricœur. Pour plus de détails, voir la série de billets : L’idéologie et l’utopie selon Paul Ricœur.

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En tant qu’image spéculaire qu’un groupe se renvoie à lui-même, fondant son identité, l’idéologie structure très fortement le petit groupe des prophètes du transhumanisme – ingénieurs, futurologues, entrepreneurs, chercheurs, philosophes… [3] – auxquels s’attachent des individus divers, convaincus par leurs discours et promesses. Quoique différentes chapelles existent et, parfois, se concurrencent, les liens sont très forts entre eux : ils se réfèrent aux mêmes auteurs, se citent les uns les autres, possèdent le même panthéon imaginaire, tant scientifique qu’esthétique, mélangeant souvent science et science-fiction.

Très classiquement, cette idéologie s’appuie sur la construction d’une image utopique, un « autrement qu’être du social » pour reprendre le vocabulaire de Ricœur, qui fonctionne comme une promesse d’éternité. En effet, le transhumanisme ne se propose rien de moins que d’en finir avec les maux de l’homme en s’attaquant au premier d’entre eux : la mort. Il dessine ainsi le tableau lumineux d’un futur débarrassé de la souffrance, de la maladie et du vieillissement. Les individus y forment une société apaisée, sauvée d’elle-même par une technoscience toute-puissante qui a définitivement résolu les questions environnementales, économiques et sociales.

Cette idée simpliste selon laquelle tous les problèmes, quelles que soient leur nature et leur complexité, peuvent trouver une solution sous la forme d’algorithmes et d’applications informatiques est très en vogue actuellement dans la Silicon Valley :

La réponse de la Silicon Valley au « comment » de la politique se résume d’ordinaire à ce que j’appelle le solutionnisme : il faut traiter les problèmes avec des applications, des capteurs et des boucles de rétroaction, toutes choses vendues par des start-up. Au début de l’année 2014, Eric Schmidt a même promis que les start-up résoudraient le problème des inégalités économiques : ces dernières peuvent donc être elles aussi « bouleversées » ! [4]

Ce « solutionnisme » marque le basculement de l’idéologie dans sa dimension criminelle, la « logique d’une idée », comme décrit par Ricœur et Arendt. Avec ce basculement, l’utopie sombre à son tour dans la pensée magique, bien qu’elle se présente comme parfaitement rationnelle et raisonnable, à la fois proposition d’avenir réalisable hic et nunc et conséquence inéluctable d’un processus logique historique : la continuation évidente des progrès de la médecine et de la technique, de la volonté humaine d’améliorer l’existence. Rassurants, les transhumanistes justifient leur projet comme poursuite du rêve prométhéen, se réfèrent à l’idée de Progrès, citent (mal à propos) les Lumières, et piochent intelligemment leurs exemples philanthropiques dans l’imaginaire collectif et quotidien. L’augmentation de l’homme par la technique et son hybridation à l’ordinateur ne seraient, selon eux, que la nouvelle étape logique après la jambe de bois et la prothèse moderne.

Vil mensonge ! L’augmentation de l’homme et la symbiose homme-machine telles que conçues dans l’esprit des transhumanistes n’ont rien à voir avec les exemples historiques ou contemporains mis en avant. Il n’y a pas continuité mais bien rupture majeure avec le paradigme de la « réparation » qui inclut les prothèses, même les plus perfectionnées, pour rendre au corps ses capacités perdues et rétablir un équilibre dans la vie des individus. Il ne s’agit pas non plus de prolonger la vie en bonne santé en diminuant l’usure naturelle du corps, mais bien de nier celle-ci. Non pas d’accompagner ou de retarder le vieillissement, expérience inévitable et participant à la définition de l’humain, mais de le déclarer non grata, de l’affronter directement comme ennemi à éradiquer. La mort n’est plus la fin de la vie mais une maladie à éliminer. Le corps, réduit à une machine à rendre toujours plus performante, est haï, vécu comme contrainte, comme limite : il faut impérativement en effacer toutes les faiblesses, voire s’en débarrasser. Or répudier ainsi le corps, c’est renoncer à la condition de l’homme, nécessairement fragile, en faire un objet de la technique en une pure expression du Gestell heideggérien.

Cette haine des limites dénote un hybris coupable et un fantasme puéril. L’idéologie et l’utopie transhumanistes se conçoivent comme la quête d’une perfection esthétique pour un monde débarrassé de l’homme. Ce succédané hystérique au fol espoir du Progrès se conjugue au futur eschatologique d’une religiosité kitsch. Ainsi, loin d’être anecdotique ni délirante, la fondation de la religion « Way of the future » par Anthony Levandowski (ancien cadre de Google et Uber pour qui il a travaillé à la voiture autonome), qui propose en toute simplicité de vouer un culte à l’intelligence artificielle, témoigne-t-elle au contraire de l’engouement inquiétant que suscitent les projets du transhumanisme. Les prophètes autoproclamés de l’intelligence artificielle et de sa fusion avec l’esprit humain ne doivent pas être sous-estimés ni relégués au seul statut de charlatans car, si la « singularité », telle qu’ils l’imaginent, n’a aucun fondement scientifique sérieux, ce n’est pas seulement une stratégie malicieuse qui fonctionne parfaitement pour stimuler l’imaginaire et détourner l’attention d’enjeux beaucoup plus pragmatiques. La plupart de ses thuriféraires y croient vraiment… et y font croire ! Pour cela, ils peuvent compter non seulement sur les moyens financiers colossaux à leur disposition (j’y reviendrai dans le billet suivant), mais également sur une force de frappe culturelle d’une efficacité redoutable.

La propagande transhumaniste repose en effet sur l’appropriation quotidienne de la technique, devenue seconde nature pour la plupart d’entre nous. Véritable béquille à l’intelligence qu’elle supplée dans toutes les tâches, elle s’impose à nous avec une telle familiarité que la perspective d’une vie déconnectée, voire détechnologisée, paraît tout bonnement impossible, malgré la conscience des conséquences fâcheuses prévisibles. L’idéologie transhumaniste utilise cette familiarité (qu’elle encourage) et l’argument fallacieux  d’une « neutralité de l’outil » pour faire passer l’idée d’une évidence de l’étape suivante : les services rendus par les techniques existantes légitiment leur développement continu et extensif dans une démonstration tautologique. Redoublant l’idéologie du Progrès, ce technoscientisme impose son point de vue comme une évidence indiscutable.

Pour ce faire, il subvertit jusqu’à la langue, procédé classique de l’idéologie qui asservit le langage à ses objectifs. La novlangue appauvrit la pensée, l’empêche de se déployer en la contraignant dans un champ sémantique limité et aux significations renversées. Avec l’idée d’augmentation, par exemple, s’installe une métonymie étrange qui prend le « plus » quantitatif pour un « mieux » qualitatif. Comme si « accroître » était synonyme d’« améliorer ». De même, la transformation de l’adjectif « numérique », qualifiant des signaux analogiques ayant subi un traitement digne des pires heures de l’Inquisition (vous avez déjà essayé d’être échantillonné, vous ?), en substantif – « le numérique » – témoigne d’un glissement sémantique coupable de la science à l’idéologie. Tous ceux qui parlent du numérique se font les complices, volontaires ou non, de l’arnaque et participent à l’expansion du « numérisme », version bête et basique de l’idéologie technoscientiste. La coagulation des novlangues techniciste et managériale inonde notre vie quotidienne et empoisse notre imaginaire collectif au point de donner pour acquis ce qui ne devrait pas l’être.

Ce discours performatif s’appuie en outre sur les moyens symboliques que l’industrie du spectacle met à sa disposition. À la familiarisation de l’usage des gadgets et de la langue vide, répond celle des perspectives utopiques. La prolifération des films mettant en scène l’avenir promis par les transhumanistes dans des versions aussi séduisantes du point de vue du divertissement que creuses de celui de l’analyse [5], joue un rôle majeur dans le processus d’acceptation en réduisant le tableau utopique à un cliché. La mithridatisation s’opère tranquillement, les images rendues habituelles à l’écran imprègnent les esprits. Hollywood et la Silicon Valley main dans la main pour nous vendre leur meilleur des mondes… auxquels se joint volontiers Wall Street.

À suivre…

Cincinnatus, 5 février 2018


[1] Genre littéraire et cinéphilique aussi riche que noble dont j’aurai l’occasion de reparler prochainement.

[2] J’emprunte à Alexandre Lacroix sa présentation de la notion :

L’expression de « singularité technologique » a été employée pour la première fois par un certain Vernor Vinge, qui est à la fois professeur de mathématiques à l’université de San Diego et auteur de romans de science-fiction à succès. Il l’a définie dans une communication qu’il a prononcée lors d’un colloque organisé par la NASA, en 1993. En détournant le vocabulaire de la physique, et plus précisément de la théorie de la relativité générale qui décrit les trous noirs comme des « singularités gravitationnelles » – c’est-à-dire des objets d’une densité qui tend vers l’infini, au voisinage desquels les lois de Newton ne s’appliquent plus –, Vinge a prédit qu’un événement majeur allait bientôt survenir, dans les parages duquel les lois de l’Histoire seraient abolies. À quoi ressemblera cet événement « d’une importance comparable à l’apparition de la vie humaine sur Terre » ?

C’est simple : nous allons, de façon imminente, c’est-à-dire avant 2030 selon Vinge, « créer au moyen de la technologie une entité plus puissante que l’intelligence humaine ». Comment aboutirons-nous à ce résultat ? Ce n’est pas encore décidé, plusieurs scénarios sont envisageables, explique Vinge. Il est possible que les ordinateurs dépassent prochainement l’intelligence humaine ou bien que le réseau « s’éveille » et qu’il soit le support d’une conscience unifiée et globale. Mais on ne peut pas exclure non plus que cette entité soit un hybride, un mélange de biologie et d’ordinateur, ni que l’homme agisse sur le fonctionnement de son cerveau afin d’augmenter ses capacités cognitives.

Dans tous les cas, l’apparition de cette entité super-intelligente aura un impact direct sur le cours des événements. Il s’agira de la dernière machine inventée par l’humanité. Celle-ci créera les machines ultérieures et assurera la suite du progrès technologique, qui va donc s’accélérer. Elle prendra également les décisions de régulation globale – des flux financiers, du commerce, des transports. C’est pourquoi, avec la singularité, nous entrerons dans une ère post-humaine.

Alexandre Lacroix, Ce qui nous relie, Allary Éditions, 2017, p. 173-174

[3] Parmi les plus connus (liste loin d’être exhaustive !) : Laurent Alexandre, Robert Ettinger, Ben Goertzel, Ray Kurzweil, Anthony Levandowski, David Pearce, Eric Schmidt, Peter Thiel, Vernor Vinge, etc. etc.

[4] Evgueny Morozov, Le mirage numérique : Pour une politique du Big Data, Les Prairies Ordinaires, 2015, p. 117

[5] Parmi la myriade de productions annuelles, l’exemple le plus caricatural dans le domaine serait peut-être le navrant navet Transcendance (2014) avec Johnny Depp, film aussi mauvais cinématographiquement que perfide idéologiquement.

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

2 réflexions au sujet de “L’hybris transhumaniste : idéologie et utopie”

  1. Le transhumanisme me prive ou cherche à me priver de toute expérience. Le défi que je désire relever est d’aller au bout de ma condition d’humain, ruser avec les limites, mes faiblesses, etc.
    Si je suis tout puissant, voire immortel :
    – l’autre et l’énigme qu’il propose ne m’intéresse plus
    – il ne m’arrivera rien. Certes rien de fâcheux, mais rien non plus de miraculeux à entretenir, à faire vivre au plus loin possible.
    Pas de poésie, pas d’art, pas de libertés véritables, mais du Nutella tant que j’en veux. Même ça,finalement…
    Je ne saurais trop vous recommander (au cas où, bien entendu) le Manifeste des chimpanzés du futur- PMO- édition Service compris – 20 euros)
    Merci pour ce rappel à l’ordre humain

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