Un « spoils system » à la française ?

In memoriam – our civil service as it was
In memoriam – our civil service as it was / Thomas Nast, Harper’s weekly, 1877 April 28

De Nicolas Sarkozy à Emmanuel Macron, en passant par Arnaud Montebourg, les politiques sont nombreux à vouloir nettoyer la haute fonction publique pour façonner l’administration à leur main. Sarkozy l’a fait tout en pleurnichant qu’il ne pouvait pas le faire ; Montebourg a été traumatisé par son passage à Bercy et, depuis, ne rêve que de se venger des énarques qui ont torpillé ses réformes ; Macron est allé plus loin que tout ce que les autres osent à peine imaginer et considère encore que ce n’est pas assez. Des petites étoiles dans les yeux, tous regardent en direction des États-Unis et ce qui s’appelle là-bas le « spoils system ».

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Andrew Jackson, président des États-Unis de 1829 à 1837, inaugure le système dit des « dépouilles » (« aux vainqueurs appartiennent les dépouilles ») en confiant à ses proches et soutiens les hautes fonctions dans l’administration fédérale. La pratique s’intensifie et se développe ensuite, mais aboutit à un tel niveau de corruption que des garde-fous doivent être institués à la suite de nombreux scandales. L’encadrement du « spoils system » donne lieu à la création de corps administratifs fédéraux pourtant, aujourd’hui encore, quelques milliers de membres de l’administration, parmi lesquels de hauts responsables, sont nommés directement par le président (certains étant auditionnés par le Sénat). Les objectifs, de Jackson à Biden, demeurent toutefois les mêmes : punir les adversaires et remercier les amis politiques, et s’assurer que l’administration fédérale soit bien en accord avec la ligne politique du nouvel élu.

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Nos zélés contempteurs de l’administration française et francs admirateurs des États-Unis feignent d’oublier que le « spoils system » s’inscrit dans un contexte historique, institutionnel, national particulier, au sein duquel jouent un rôle primordial les relations entre État fédéral et États fédérés, le bipartisianisme, etc. Il est malhonnête ou stupide de vouloir importer un élément institutionnel étranger sans tenir compte de sa logique à l’intérieur de sa culture d’origine plus large. Subjugués par l’usage que le chat fait de son appendice caudal, ils décideraient de greffer une queue de chat sur les oiseaux !

L’administration en France n’a pas du tout la même histoire qu’aux États-Unis. Intrinsèquement liée à l’affirmation de la République, elle incarne la puissance de l’État et l’égalité des citoyens en droits. Son rôle ne se limite pas à l’application concrète de la loi et des décisions du pouvoir politique. Si elle doit loyauté et obéissance, elle a aussi pour fonctions de conseiller le politique d’une part et, d’autre part, de servir l’intérêt général, dont elle est garante, quitte à servir de rempart contre l’arbitraire. D’où le statut des fonctionnaires d’État, conçu pour les mettre à l’abri d’un pouvoir politique qui chercherait à détourner la puissance publique à son propre profit.

Cette indépendance relative de l’administration, très précieuse pour protéger les citoyens contre les injustices et la corruption des politiques, demeure mal vécue par les gouvernements successifs qui n’y voient qu’un frein à l’exécution de leurs volontés et de leur hybris. Tous rêvent de la mettre au pas et d’en faire un instrument à leur service. Il ne faut pas se leurrer : la rengaine d’une rétivité de l’administration à mettre en œuvre les directives politiques n’appartient qu’au registre de la rhétorique du bouc-émissaire qui permet aux dirigeants politiques de se dédouaner de leurs échecs et turpitudes. Un véritable « spoils system » à la française poursuivrait et accroîtrait encore cette déresponsabilisation commode des gouvernants en installant de serviles pantins aux postes-clés, fusibles à faire sauter pour se protéger de la foudre de leurs propres erreurs. Quant à la notion de « service public » mise au rebut… après tout, l’intérêt général, c’est très surfait !

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Mais tout cela n’est qu’effet d’annonce et mensonge électoral – un vaste jeu de dupes – puisqu’une forme de « spoils system » à la française existe déjà et est violemment appliquée depuis plusieurs présidents !

Sans scrupule, Nicolas Sarkozy en son temps avait remanié à son gré de larges pans de la haute administration et notamment de la préfectorale, domaine stratégique de première importance. Emmanuel Macron, en bon élève de son mentor qu’il surpasse dans tous les domaines, a procédé à la plus grande valse des préfets jamais vue, en déplaçant les gêneurs et en nommant les copains ! Fût-il le président de la République, l’État n’est pas son jouet, au contraire : il ne devrait intervenir là-dedans que la main tremblante et avec pour seul objectif l’intérêt général. Ce scandale qui n’a ému personne signifie rien de moins que l’appropriation de l’appareil d’État aux intérêts d’un homme et de son clan.

Outre ces interventions directes, brutales et antirépublicaines, bien d’autres moyens sont mis en œuvres avec une efficacité diabolique pour s’affranchir de cette enquiquinante administration et de cet encombrant intérêt général. Meilleur exemple de la version française du « spoils system » : la multiplication des Autorités Administratives Indépendantes (AAI pour les intimes) et autres comités Théodule. Leurs « avantages » ne sont pas négligeables pour leurs créateurs : elles ne dépendent pas des ministères mais exercent le pouvoir au nom de l’État, leurs dirigeants sont nommés de manière discrétionnaire – pratique pour recaser les amis et s’assurer d’une fidélité sans faille – tout étant officiellement « indépendantes » du politique – autrement dit elles permettent à celui-ci de s’exonérer de toute responsabilité.

Surtout, elles court-circuitent les administrations centrales en les privant de leurs prérogatives et en détournant des parts de plus en plus importantes des budgets qui devraient leur revenir. Sont-elles pour autant plus efficaces ? Non. Moins coûteuses pour l’État ? Non plus. Au contraire. En langage courant, cela s’appelle du cocufiage. Ainsi les ministères, vidés de leur substance, sont-ils devenus des bateaux ivres qui laissent à l’abandon les établissements sur le terrain, pris entre circulaires inapplicables et usagers encouragés à se comporter en consommateurs revendicatifs et agressifs.

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Le problème ne vient pas, en réalité, de l’indépendance de l’administration (encore une fois : relative et juridiquement plutôt bien équilibrée) mais plutôt de la sécession progressive de la (très) haute fonction publique d’avec ses missions. Celle-ci a perdu de vue le sens de l’intérêt général au point de devenir une bulle en suspension, sans lien aucun avec la réalité des services qu’elle est censée diriger, et mue seulement par ses propres intérêts. Intérêts de caste – l’énarchie et les grands corps, y compris techniques, forment une forteresse d’entre-soi – et intérêts personnels – prévarication et corruption prennent les formes sophistiquées du pantouflage et de la perméabilité avec les intérêts privés. Les grands commis d’État ont depuis longtemps disparu au profit de petits gestionnaires experts dans l’optimisation de leur propre carrière, quitte, pour cela, à se faire les propagandistes des lobbies les plus généreux.

Évidemment, il faut revoir en profondeur le fonctionnement de l’ENA, vaisseau amiral emblématique de l’administration, mais aussi toutes les écoles des cadres de la fonction publique. Non pas en en fusionnant un certain nombre pour faire des économies et formater plus fermement encore ceux qui y subissent une formation managériale inepte, comme le souhaite le président actuel ; mais au contraire pour en extirper l’idéologie du new public management qui les gangrène – cette idéologie simultanément aux commandes politiques et administratives. Tous partagent la même vision du monde gestionnaire, aux antipodes de la notion de service public. La diligence avec laquelle ils l’appliquent ruine les services publics, ce précieux héritage qui fait la richesse de tous, et d’abord de ceux qui n’ont rien d’autre.

La tactique est bien connue, ce qui n’enlève rien à son efficacité. Diminuer les moyens humains, matériels et financiers ; augmenter à la fois les objectifs et le poids du micromanagement pour écraser les services sous les tâches annexes sans lien direct avec l’activité réelle ; en leur demandant ainsi de faire toujours plus avec toujours moins, épuiser les équipes ; constater une diminution de la qualité de service qu’on n’hésite pas à inventer le cas échéant ; déployer une propagande éhontée de dénigrement des fonctionnaires ; enfin, privatiser en affirmant que ce sera plus efficace et moins cher et tant pis quand cela se révèle faux : c’est trop tard, on est passé à autre chose.

Des changements profonds peuvent (et doivent) être apportés à l’administration française [1]. Mais pas dans le sens d’un démantèlement des services publics, ni dans celui d’un asservissement à l’hybris des dirigeants politiques. Car dans les deux cas, tout le monde trinque, services et citoyens ; seuls s’en sortent les copains des politiques qui ont récupéré le grisbi.

Cincinnatus, 15 février 2021


[1] Pour des exemples précis, voir le billet : « Rénover la fonction publique ? Chiche ! »

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

2 réflexions au sujet de “Un « spoils system » à la française ?”

  1. « Nos zélés contempteurs de l’administration française et francs admirateurs des États-Unis feignent d’oublier que le « spoils system » s’inscrit dans un contexte historique, institutionnel, national particulier, au sein duquel jouent un rôle primordial les relations entre État fédéral et États fédérés, le bipartisianisme, etc. Il est malhonnête ou stupide de vouloir importer un élément institutionnel étranger sans tenir compte de sa logique à l’intérieur de sa culture d’origine plus large. Subjugués par l’usage que le chat fait de son appendice caudal, ils décideraient de greffer une queue de chat sur les oiseaux ! »

    Vous avez entièrement raison de pourfendre l’atrophie de la pensée, aujourd’hui généralisée, qui consiste à juger de la légitimité d’une pratique à partir de ce que fait autrui en la matière — comme si une société ne pouvait avoir d’usages propres, comme si la France ne pouvait faire différemment de ses « voisins européens ». Chaque souverain gère ses affaires comme il l’entend, et la comparaison, en bonne logique, n’a pas valeur probante, seulement éclairante.
    Mais vous êtes paresseux si vous pensez que tous les contempteurs du « système des emplois » font de ce qui se fait de l’autre côté de l’Atlantique un argument.
    Je tirerais plus volontiers de la comparaison une illustration de l’intégration du système de nomination de la haute fonction publique à une conception générale de l’État (ce qui se rapproche un peu de ce vous faites après le passage sus-cité) : les États-Unis ont, pour des raisons culturelles et historiques, une conception hautement démocratique de l’État et le spoil system en est une application naturelle ; la France, ménageant la chèvre Démocratie et le chou « Concorde », « Stabilité », « Efficacité » ou « Justice », préfère une plus forte indépendance de son administration. Voir de la même manière les systèmes juridiques (procédure de nomination des juges, recours au jury populaire, système accusatoire/inquisitoire…) ou l’intégration au droit supranational (UE bien sûr, mais aussi CPI, OMC…).

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    « L’administration en France n’a pas du tout la même histoire qu’aux États-Unis. Intrinsèquement liée à l’affirmation de la République, elle incarne la puissance de l’État et l’égalité des citoyens en droits. »

    N’en faites pas trop. Vous savez bien qu’il y a une méfiance historique des républicains vis-à-vis de l’administration, associée à l’Empire et/ou la monarchie. Souvenez-vous du « ministre-juge », des « préfets de Gambetta », de la proposition de suppression du Conseil d’État par Jules Simon… Certes la méfiance s’atténue ensuite après 1883, mais elle ne s’atténue que parce qu’il y a eu pendant six ans épuration de l’administration… par l’exécutif ! Et considérez comment l’administration prend peu à peu son indépendance : qui rend l’arrêt Cadot ? combien de ministres « sous » Ferdinand Buisson ? Tout cela ne se fait que par faiblesse et inertie des pouvoirs responsables (exécutif et législatif). À l’inverse, que se passe-t-il lorsque vient aux affaires un « homme fort » ? À qui Clemenceau ne confie-t-il pas la guerre ? Aux militaires, à l’administration.
    Et, plus fondamentalement, faites-vous de ce rappel historique un argument ? De même qu’il est débile de vouloir reproduire ce que les autres font en d’autres lieux pour le seul motif qu’ils le font, il est débile de vouloir reproduire ce que les autres ont fait en d’autres temps pour le seul motif qu’ils l’ont fait. Argumentum ad antiquatem. La politique n’est jamais que ce qu’on en fait : qu’importe la patine, pourvu qu’on ait le progrès.

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    « Si elle doit loyauté et obéissance, elle a aussi pour fonctions de conseiller le politique d’une part et, d’autre part, de servir l’intérêt général, dont elle est garante, quitte à servir de rempart contre l’arbitraire »

    Tout le problème de cette pétition de principe est que l’« intérêt général », comme vous dites, n’est pas objectivable. Ce qui en relève pour vous n’en relèvera peut-être pas pour votre voisin. Donc sauf à faire une OPA moral (même si j’ai cru lire ailleurs que ça ne vous gênez pas plus que ça), le système tourne à vide.
    Au contraire, le système démocratique se passe de transcendance : le mobile de la politique — qu’on l’appelle « justice » ou « intérêt général » — est ce que le peuple (en tant qu’ensemble des citoyens) aura normé comme « juste » ou « d’intérêt général ». Et qui sont les plus susceptibles de produire et appliquer des normes « décidées » par le peuple ? Ses délégués ou ses prêtres ? Des fonctionnaires nommés et révocables par une autorité responsable (directement ou indirectement) devant lui ou des fonctionnaires constituant un corps sur lequel il n’a quasiment aucune prise ?

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    « Cette indépendance relative de l’administration, très précieuse pour protéger les citoyens contre les injustices et la corruption des politiques, demeure mal vécue par les gouvernements successifs qui n’y voient qu’un frein à l’exécution de leurs volontés et de leur hybris. Tous rêvent de la mettre au pas et d’en faire un instrument à leur service. »

    C’est faux. La dynamique des cinq dernières décennies est à plus d’indépendance de l’administration, en droit et en fait, et cette dynamique est, sinon encouragée ou acceptée, subie avec inertie par les responsables politiques, au-delà des rodomontades ponctuelles. En droit : AAI, arrêt Nicolo, fonction publique européenne, QPC… En fait : c’est plus difficile à montrer en quelques mots mais s’il ne fallait citer qu’un nom ce serait Marc Guillaume.

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    « Il ne faut pas se leurrer : la rengaine d’une rétivité de l’administration à mettre en œuvre les directives politiques n’appartient qu’au registre de la rhétorique du bouc-émissaire qui permet aux dirigeants politiques de se dédouaner de leurs échecs et turpitudes. »

    Vous avez déjà fait un tour dans un ministère ?

    Je crois savoir que vous êtes professeur, et un professeur proche des instructionnistes qui plus est. Vous avez donc dû entendre parler de Milner et de sa machine à trois pièces. Et que forment les deux premières pièces — les comptables et les inspecteurs pour aller très vite — si ce n’est une technostructure qui exerce une continuelle pression sur les orientations de l’EN ? Ses desseins — si l’on peut dire, car il n’y a rien de conscient là-dedans, seulement une multitude de convictions et d’intérêts concordants —, ses desseins donc, correspondent dans les grandes lignes aux projets des ministres, quand ceux-ci en ont, mais elle dispose d’une marge de manœuvre certaine en matière de rythme et de détails. Voire pire : regardez le fameux épisode de Robien. En 2006, le ministre demanda à son ministère de revenir à la grammaire traditionnelle et à la méthode syllabique. Que croyez-vous qu’il arriva ? Le ministère accoucha de l’ORL et de la semi-globale. Naufrage d’un navire dont l’équipage ne répond pas au capitaine.

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    « Un véritable « spoils system » à la française poursuivrait et accroîtrait encore cette déresponsabilisation commode des gouvernants en installant de serviles pantins aux postes-clés, fusibles à faire sauter pour se protéger de la foudre de leur propres erreurs. »

    Là, vous divaguez. C’est l’inverse. C’est dans un système des emplois que le gouvernement peut se défausser : le ministre ne peut être tenu pour responsable de telle erreur car elle relève d’une administration sur laquelle il n’a pas prise. Dans le système des dépouilles, c’est le principe de responsabilité qui prévaut : le gouvernement est entièrement responsable des actes de sa haute administration, puisqu’il l’a choisie. La responsabilité est la responsabilité : si on choisit ses subordonnés, on assume leurs actes.

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    « Sans scrupule, Nicolas Sarkozy en son temps avait remanié à son gré de larges pans de la haute administration et notamment de la préfectorale, domaine stratégique de première importance. »

    Vous avez l’air de vous étonner qu’un président de la République (en vérité le Premier ministre) choisisse ses préfets… Ce n’est pas comme si… comme si… comme s’il s’agissait d’une de ses prérogatives les plus élémentaires ? Vous voudriez que le gouvernement ne puisse pas choisir ses représentants directs dans les collectivités territoriales ? Après l’indépendance du parquet, l’indépendance de la préfectorale ? Et après, l’indépendance… des ministres, nommés automatiquement selon le classement de sortie de l’ENA ? Mais quel délire.

    Très accessoirement, je sais que le droit constitutionnel est une matière molle, mais tout de même… « [Le gouvernement] dispose de l’administration » (art. 20), cela veut dire quelque chose, même cinquante ans après la mort de Charles.

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    « Ce scandale qui n’a ému personne signifie rien de moins que l’appropriation de l’appareil d’État aux intérêts d’un homme et de son clan. »

    Vous faites de la (tout) petite morale, ici.

    Personnellement, je n’en ai strictement rien à foutre que Macron nomme ses potes dans la haute administration. Seuls m’importent les résultats, c’est-à-dire les normes (au sens large) que ces personnages édictent. Revenir à l’esprit de la Constitution de 1958 ne fait que doubler la mise. Ce sont ses potes, il les connaît bien, il sait comment ils fonctionnent et ils lui sont loyaux. Par conséquent, il assume : bravo à lui en cas de succès, coaching gagnant ; entière responsabilité si ça foire, pas d’excuse.

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    « Meilleur exemple de la version française du « spoils system » : la multiplication des Autorités Administratives Indépendantes (AAI pour les intimes) et autres comités Théodule. »

    Euh… dans « autorité administrative indépendante », il y a « administrati[on] indépendante », c’est-à-dire à peu près l’inverse d’un système des dépouilles.

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    « Intérêts de caste – l’énarchie et les grands corps, y compris techniques, forment une forteresse d’entre-soi – et intérêts personnels – prévarication et corruption prennent les formes sophistiquées du pantouflage et de la perméabilité avec les intérêts privés. Les grands commis d’État ont depuis longtemps disparu au profit de petits gestionnaires experts dans l’optimisation de leur propre carrière, quitte, pour cela, à se faire les propagandistes des lobbies les plus généreux. »

    Ne péchez pas par facilité. Les énarques vendus à des intérêts privés ou obnubilés par leur carrière ne sont pas si nombreux que cela (bien qu’ils soient en augmentation). Beaucoup d’administrateurs et de techniciens sont simplement convaincus que la façon dont ils agissent sert l’« intérêt général », étiquette derrière laquelle vous vous rangez ; vous n’envisagez seulement pas la même chose derrière le même mot.

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    Je vous suis sur la critique de la vision des services publics partagée par le milieu énarchique.
    Mais, quitte à choisir, je préfère Machiavel à Don Quichotte : en cas de mauvais vent, je réduis la voilure et fait passer par dessus bord les matelots qui dorment, je ne tonne pas contre Éole.

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    1. Bonjour,

      Merci pour votre lecture attentive et vos commentaires. Je ne peux répondre à tout, d’autant que la plupart des réponses sont déjà dans le billet, mais vous me donnez l’occasion de préciser certains points.

      Je passe sur les écarts de langage décevants (ce n’est pas parce que nous ne sommes pas d’accord que je « divague ») : la controverse intellectuelle ne s’enrichit pas de ce genre de petitesses.

      Plus intéressant, votre point de vue sur les AAI. Je comprends ce que vous voulez dire mais je persiste : elles sont un moyen commode de contourner les ministères à la fois en retirant à ces derniers des missions qui sont normalement les leurs, et en leur attribuant des budgets qui devraient, de fait, abonder ceux des administrations « normales ». Quant à leur « indépendance », c’est une mauvaise plaisanterie ! En effet, elle permet de jouer cyniquement sur les deux tableaux : officiellement indépendantes, elles déchargent le politique de ses responsabilités, mais en pratique elles servent à recaser à leur tête des copains plus dociles que les directeurs d’administrations centrales qui en ont vu d’autres.

      La docilité est un autre point intéressant. Je note bien votre argument sur l’intérêt de nommer en fonction des compétences… mais justement : à part la servilité, quelle compétence peut exhiber celui qui par son entregent se voit parachuté à un poste où il a pour seule mission d’être une courroie de transmission ? Si l’exemple américain du « spoils system » ne nous apprend qu’une seule chose, c’est bien celle-ci. Et ceux qu’on a placés là, on peut aisément en disposer et les remplacer : d’où l’idée de fusible.

      Le sujet des AAI en soulève un autre, assez semblable. On m’a très justement fait remarquer sur Twitter que j’avais oublié dans mon billet un autre exemple criant : celui des cabinets de conseil privés, grassement rémunérés pour venir expliquer, à coup de ppt aussi moches qu’ineptes, combien les fonctionnaires travaillent mal. Fers de lance du new public management, leur rôle est de saper les services publics en exhibant une fausse compétence extérieure au nom de laquelle est jugé le service.

      Enfin, pour ce qui est de l’intérêt général, c’est là un concept bien complexe qui mérite plus que quelques lignes et auquel tant de grands auteurs se sont attaqués. Je ne prétendrai donc pas en faire le tour ici. Seulement exprimer trop rapidement mon sentiment (qui ne rejoindra peut-être pas le vôtre, tant pis) : il ne s’agit pas de la somme des intérêts particuliers, ni d’une quelconque arithmétique façon sondage d’opinion, ni encore d’une appréciation personnelle en concurrence avec celles des autres. C’est tout le contraire. Pour le dire très mal : c’est l’expression collégiale, produite dans un cadre dialogique, d’une volonté politique issue de l’affranchissement par chaque individu de ses intérêts propres pour s’élever, par l’usage de la raison, à la puissance du citoyen. Et ce n’est pas là du verbiage théorique : l’exercice pratique du passage à l’universel, en s’oubliant voire en allant éventuellement contre soi-même, est exigeant mais nécessaire puisque c’est très concrètement la seule éthique civile possible pour maintenir le corps politique.

      Bien cordialement,
      Cincinnatus

      PS : je dois vous détromper. Je n’ai pas l’honneur d’être professeur. Ni enseignant ni chercheur (je n’ai jamais achevé mon voyage au bout de la thèse). Je ne suis que l’un de ces modestes fonctionnaires qui peuplent les établissements publics sur le terrain (même si je connais assez bien aussi les administrations centrales).

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