Les lectures de Cinci : hommage aux identités complexes

Racée, Rachel Khan, éd. de l’Observatoire, 2021.

Rachel Khan - RacéeLe livre en deux mots

Quelle belle réflexion sur l’importance des mots et de la langue, sur ces inventions de la novlangue barbare, sur ces mots qu’on fait mentir, qui enferment, qui imposent, qui assignent ! « Juriste, scénariste et actrice », comme la présente la quatrième de couverture, mais également romancière, essayiste, militante associative, etc. etc. : la liste des adjectifs peut être rallongée à l’infini puisque ce sont peut-être ces « etc. » qui définiraient le moins mal Rachel Khan. Ce livre en est la démonstration jubilatoire. Car il y a une joie sincère qui en rayonne : la joie de celle qui se fiche des cases toujours trop étroites et des labels toujours mensongers et préfère jouer avec, comme elle joue avec les mots, que de s’y conformer. À la liste des attributs, on aurait pu ajouter : Noire, Blanche, métisse, juive, femme… autant d’héritages qu’elle ne rejette pas – ce serait idiot et impossible – mais qu’elle embrasse tous : ceux-là et les autres, dans leurs contradictions qui n’en sont que pour ceux qui ne les vivent pas. Ce livre et un hommage à ce que nous sommes forcément : des identités chimiquement complexes, mélangées, mouvantes… des croisements improbables qui conjuguent nos histoires et nous enrichissent [1]. En prenant le cas qu’elle connaît le mieux, elle offre un récit à première personne sans jamais verser dans l’exhibition obscène de sa personnalité multiple. Il faut dire qu’en la matière, ses maîtres l’ont bien formée. Romain Gary, d’abord, qui accompagne l’ouvrage et avec qui elle partage, au moins !, le même humour réjouissant dans le dévoilement qu’il opère de la bêtise et de la bassesse humaines. Mais aussi Glissant, mais aussi Césaire, mais aussi Camus, mais aussi Perec, mais aussi des poètes, des philosophes, des rappeurs et tant d’autres… dont on se fiche du pédigrée puisque seuls comptent leurs mots – avec elle, on y revient toujours, aux mots. Aucune cuistrerie dans ces citations, seulement l’hommage qu’on rend aux grands qui nous inspirent et qui ont su dire mieux que nous ce que nous vivons, ressentons et pensons. Pas un tableau de chasse où l’on accroche ses trophées avec l’arrogance de celui qui préfère la citation morte à la pensée vivante – non ! bien au contraire : une invitation à se frotter à ces figures tutélaires, ces amis qu’on trouve dans le passé et avec lesquels on aime discuter.

Où j’ai laissé un marque-page

Les pages brillantes sur la réparation qui ouvrent le troisième chapitre et montrent non seulement l’aporie dans laquelle s’enferment volontairement les identitaires pour faire fructifier leur business victimaire mais aussi, et surtout, que les remèdes possibles résident toujours dans une appréhension universaliste des mots et des maux du monde.

Un extrait pour méditer

Le buzz sur les réseaux est un atout pour la victimisation. Le mouvement décolonial doit avoir l’algorithme dans la peau. Or, la visibilité des identitaires en termes de nombre de clics, de mentions « J’aime » et de vues interroge sur la notion de minorité.

La majorité « qualifiée » a moins de force de frappe que les minorités inqualifiables [2]. L’abus de pouvoir est réel. Face à ces minorités dominatrices, on se tait. La mise à mal de la liberté d’expression est le signe que ces lobbies sont d’une puissance inouïe. Dans notre système démocratique déphasé, l’objectif n’est plus de gagner par la majorité, mais bien de devenir des minoritaires en majorité.

C’est tout l’enjeu de l’autodétermination à se penser pour soi-même, par soi-même minoritaire, qui offre toute forme d’instrumentalisation. Comme le disait le dramaturge Henrik Ibsen, « la minorité a toujours raison ».

Aujourd’hui, il n’y a pas plus grand dénominateur commun que d’appartenir à une minorité – même si le dire fragilise « la cause » en propulsant les minorités dans une majorité.

Malgré les mélanges et la banalisation des couleurs et des religions, les victimaires tiennent à rester des minorités. Effrayés par les ressemblances, terrifiés par l’égalité potentielle, ils recherchent toujours des signes distinctifs ouvrant de nouveaux droits. Il est donc important de disqualifier la majorité, c’est à-dire la normalité, en inventant des terminologies nouvelles, comme l’intersectionnalité et autres.

Parfois, l’autodétermination mène à l’extrême. Gérald Bronner cite le cas d’une Norvégienne qui se dit être un cheval et poste des vidéos d’elle franchissant des obstacles à quatre pattes. D’autres arrivent à se trouver des origines inédites grâce aux tests ADN. Malheur à celui dont la salive n’offrira rien d’exotique malgré ses ressentis nocturnes d’africanité.

Les minorités déchirent notre société en mille morceaux. L’enjeu est majeur car les combats qu’elles portent sont antinomiques de nos droits fondamentaux. La question de la représentation des minorités engendre, notamment, celle des quotas. Bataille que les roux ne seront jamais assez nombreux pour mener. (p. 59-60)

Cincinnatus, 19 juillet 2021


[1] Et l’on sait combien ce thème m’est cher. Lire : « Identités choisies ».

[2] Voir « Tyrannie de la minorité ».

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

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