Au secours, ils n’ont rien compris !

Hier, soirée électorale. Réactions en vrac.

*

Passons sur la durée que France 2 lui a accordée. Ou plutôt non, commençons par cela : une vingtaine de minutes avant de lancer « le reste des infos » et le film du dimanche soir. Une honte ! À ce rythme, qu’aurons-nous en 2017 ? À 20h00 la tête du nouveau président et à 20h02 Les Bronzés font du ski ? Bravo le service public audiovisuel !

*

Que retenir d’autre ? La sortie de Bruno Le Maire : « on ne veut plus de la gauche » ? Mais, a-t-on envie de lui répondre, qu’allez-vous donc faire de tous ceux qui ont voté à gauche ? Les expulser ? Les envoyer en camps de rééducation ? Encore une fois, la droite utilise un discours de guerre civile qui nous rappelle les invectives abjectes du sarkozysme. Plus profondément, toute la rhétorique des barons de l’UMP hier soir révélait de manière symptomatique l’idée depuis toujours ancrée à droite d’une illégitimité ontologique de la gauche au pouvoir. Pour la droite, le pouvoir lui appartient en propre et la gauche ne peut le lui subtiliser que par effraction. Belle conception de la démocratie.

Dans le registre débordements oraux qui ne choquent plus personne, le discours de Marine Le Pen fut un exemple. Les insultes à l’endroit du Premier ministre n’ont quasiment pas été relevées. Certes la joute oratoire est une tradition mais reconnaissons que sa qualité générale a atteint des gouffres. Certes l’on se souvient des échanges d’une violence incroyable qui étaient coutume sous la troisième république. Mais alors, l’éloquence et les mots d’esprit émaillaient ces discours qui pouvaient en outre finir devant témoins le lendemain à l’aube. Qu’avons-nous aujourd’hui ? Des insultes à peine dignes d’une rixe d’ivrognes à la sortie d’un bar PMU. Pitoyable.

*

Mais tout cela, hélas !, n’est que l’écume.
Tristes anecdotes seulement révélatrices du niveau de notre personnel politique.

*

Que s’est-il vraiment passé hier soir ? De quoi avons-nous été les témoins ?
D’un aveuglement général.

Titre aujourd’hui : « Le FN ne remporte aucun département ». Et on devrait s’en réjouir ? Sérieusement ? Alors que ses scores montrent une croissance constante depuis des années ? Alors qu’il engrange les victoires malgré des modes de scrutins qui le désavantagent nettement ?

Comment Marine Le Pen – héritière de tout : fortune et parti – peut-elle être la seule non seulement à se faire la championne du peuple mais, même, à parler de lui ? C’est le renard défendant les intérêts du poulailler !
Les autres n’ont décidément rien compris.

Je vous propose une petite histoire pour l’illustrer.

*

Le décor.
Nous sommes à l’été 2012. Je rends visite à un couple d’amis que je n’ai pas vus depuis quelques années.
Appelons-les Sophie et Michel. Ils sont tous les deux médecins, l’un libéral, l’autre à l’hôpital. Ils ont deux enfants adorables : une petite fille qui va à l’école et un petit garçon encore à la crèche.
J’ai connu Sophie au lycée. À l’époque, déjà, elle voulait faire médecine pour s’engager dans l’humanitaire. Elle a fait médecine, elle a longtemps milité au PS, elle était de toutes les manifestations. Elle a rencontré Michel avec qui elle partageait les mêmes valeurs « de gauche » – en l’occurrence, je préfère dire « humanistes », je trouve cela moins sectaire, mais peu importe. Ils ont fini leurs études, au gré des stages et des opportunités ils ont un peu bourlingué, toujours dans ce sud méditerranéen que nous partageons. Ils se sont installés dans une jolie maison avec un petit jardin en plein centre d’une de ces villes moyennes où la lumière n’a pas changé depuis les Romains.
Leur vocation ne les a pas quittés.
Je les retrouve donc, après plusieurs années de silence hors les traditionnels coups de fils pour les anniversaires et les changements d’année.
Je déguste les produits du jardin et du marché avec ces fins gourmets, excellents cuisiniers et joyeux ripailleurs. Bref, une soirée précieuse.

Le drame.
Comme toujours, nous parlons politique : déjà au lycée, avec Sophie, nous voulions faire la Révolution.
Nous sommes trois mois après les présidentielles.
Naturellement, je leur demande comment ça s’est passé ici.
Sourires crispés.
Ils savent mon aversion pour le sortant. En plaisantant, je lance : « vous avez voté pour Sarkozy ? »
Sourires crispés.
Sophie : « Non. » Silence. « Pour la blonde. »
J’encaisse difficilement le choc.

Alors ils m’expliquent. Ils ne se justifient pas : aucune culpabilité, ils racontent, simplement.

L’histoire.
« La première fois que tu mets un bulletin FN, ça fait drôle. Tu l’as combattu pendant des années et tu te dis que là, tu es en train de voter pour l’extrême-droite.
On a tous voté Marine : Michel et moi, ma famille, sa famille, nos amis… Autour de nous, presque tout le monde. »
Elle allume un petit joint en sirotant son vin. Et elle poursuit.
Elle raconte la fois où la petite a été insultée à l’école, traitée de « sale blanche, sale gauloise » par des gamins qui ne comprenaient même pas ce qu’ils disaient, qui ne faisaient que répéter ce qu’ils entendaient autour d’eux. Et puis cette fois est devenue la première d’une série.
Elle raconte comment les commerçants du quartier ont changé, petit à petit. Comment le charcutier a dû refaire plusieurs fois sa devanture, tagguée parce qu’il vend du porc. Il y a six mois, il a été menacé. Il cherche à partir. Elle dénonce ces intimidations mafieuses, de même que l’impossibilité de trouver de la viande non hallal ailleurs que chez ce charcutier.
Elle raconte au cabinet ou à l’hôpital les barbus qui refusent de lui adresser la parole parce qu’elle est une femme, qu’elle est « impure » ; et leurs femmes, au contraire, qui ne peuvent pas rester seules avec un homme, encore moins se faire examiner par lui – enfermées dans leurs voiles et leur silence, c’est l’homme qui parle.
Elle raconte comment elle a dû, un mois avant, soigner le matin la victime d’un viol et, l’après-midi, examiner le principal suspect. Elle est toujours convaincue que la victime et le bourreau doivent être soignés exactement de la même manière, que pour le médecin il ne peut y avoir que l’individu, le patient. Elle raconte aussi comment elle doit, régulièrement, travailler avec la police et la justice, ce qu’elle y voit, ce qu’elle y entend.
Et elle continue. Sans colère ni haine. Des faits.
Elle raconte dans le désordre ces anecdotes qui s’accumulent, aucune expliquant ni justifiant le choix dans l’isoloir. Mais chacune ajoutant sa touche à une atmosphère étouffante.

La gifle.
Ensuite, elle raconte surtout le basculement.
La colère ne perce que lorsqu’elle parle des partis, des politiques. De la gauche, d’où elle vient, qui lui dit : « ce que vous vivez n’existe pas, vous mentez. » De la droite, à laquelle elle s’est longtemps opposée, qui lui dit : « ce vous vivez existe » pour obtenir sa voix mais qui n’a rien changé lorsqu’elle était au pouvoir. De l’extrême-droite, enfin, qui lui dit : « ce que vous vivez existe, on vous comprend, on va régler ça. » Sophie ne la croit pas. Mais elle a l’impression de n’avoir aucun autre choix, soit pour se faire entendre de la gauche qui la nie ou de la droite qui se joue d’elle ; soit, peut-être, après tout, « est-ce que ça peut vraiment être pire ? ».
J’argumente. Oui bien sûr, ça peut être pire : la politique économique du FN serait pire que celle de Sarko. Sophie en convient largement et en rit : la politique économique du FN, elle n’y croit pas, bien entendu.
De même, elle est très attachée aux droits des femmes, au droit à l’avortement, aux services publics, etc. autant d’oppositions radicales avec le parti des Le Pen. Elle en convient largement et ne rit plus.
Sophie sait bien tout cela.
Et pourtant elle a voté FN. Et elle le refera. Sans état d’âme. Tant qu’elle se sentira abandonnée.
Entre la négation par la gauche de ce qu’elle vit et les mensonges de la droite, elle préfère les solutions du FN, même si elle les sait fausses et mortifères.

*

Ce qui s’est passé hier soir, avec les départementales, c’est le renforcement de tous les Sophie et Michel dans leur vote. Tant que la gauche refusera de reconnaître pour réelles leurs conditions de vie, tant qu’elle oubliera le peuple[1], tant qu’elle niera l’existence d’une « insécurité culturelle » vécue au quotidien, comme l’a très bien définie Laurent Bouvet, tant qu’elle continuera de faire la politique dictée par Bruxelles et Berlin au mépris du peuple (pour reprendre le titre de l’excellent livre de Jack Dion), tant qu’elle sera incapable de proposer un récit capable de réconcilier la nation avec elle-même, les soirées électorales se suivront et se ressembleront. Ad nauseam.
Car elles nous rapprocheront de plus en plus de ce que tous les médias prétendent craindre mais attendent avec un délice masochiste. Titrer sur la victoire future de Marine Le Pen, ça fait vendre. Et puis on se sent comme dans la maison hantée, on aime se faire peur pour de faux. Sauf qu’on n’est pas à Disneyland : en politique, dire c’est faire. Et la méchante sorcière pourrait bien devenir la reine du pays. Pour de vrai.
À voir ces visages confits de certitudes, à entendre ces « éléments de langage » déconnectés de la réalité, finalement France 2 a peut-être eu raison d’écourter ce spectacle indécent.

Ils n’ont rien compris.

Cincinnatus,


[1] Parce que oui, un couple de médecins qui gagnent bien leur vie appartient au peuple : le peuple, ce n’est pas un seuil sur un bulletin de paie, c’est la nation avant sa prise de conscience politique.

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

2 réflexions au sujet de “Au secours, ils n’ont rien compris !”

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