Les lectures de Cinci : sic transit gloria melenchoni

Mélenchon : la chute. Comment la France insoumise s’est effondrée, Hadrien Mathoux, éd. du Rocher, 2020.

fic168584hab0Le livre en deux mots

Au milieu de l’année dernière, Hadrien Mathoux, journaliste pour l’hebdomadaire Marianne, a livré un ouvrage important sur l’évolution de la France insoumise et de son chef, Jean-Luc Mélenchon, de la présidentielle de 2017 aux élections municipales de 2020. Bien écrit et surtout très renseigné, ce livre ne se contente pas du récit des vicissitudes du parti et de ceux qui l’animent, mais offre une analyse en profondeur des enjeux politiques, idéologiques, stratégiques, tactiques et humains au cœur de ce mouvement. Riche de nombreuses interviews et d’une connaissance très fine de ses acteurs, l’auteur raconte une histoire édifiante, sans sombrer dans une téléologie fataliste : si tous les germes de « la chute » étaient présents à l’origine de l’aventure LFI, rien n’était pourtant joué d’avance. On sait ce que je pense de l’affrontement interne entre les deux courants principaux, et irréconciliables, au sein du mouvement politique – affrontement qui a conduit à la déliquescence de ce qui aurait pu être un intéressant renouvellement de la vie politique française [1]. Nous sommes nombreux à dessiner ce diagnostic – Mathoux l’explore avec précision et un grand sérieux. Il montre comment ce clivage, à la fois humain et idéologique, cristallise toutes les oppositions au point de fédérer deux clans opposés en tout, et entre lesquels le « ventre mou » du parti semble sans grande importance. D’un côté, issus essentiellement du Parti de gauche, les partisans d’une ligne que l’on qualifiera, tour à tour, de républicaine, jacobine, souverainiste, laïque, « première gauche »… même si ces termes ne sont pas interchangeables ni synonymes ; de l’autre, venant pour la plupart du groupuscule Ensemble, ceux qui défendent plutôt l’intersectionnalité, l’identitarisme, l’indigénisme, le « gauchisme culturel », plus proches d’une « deuxième gauche radicalisée », selon les termes de Mathoux. Celui-ci montre de manière très convaincante comment cette fracture idéologique trouve écho jusque dans la stratégie à privilégier par le mouvement, lorsque se pose la question du basculement dans le « populisme », tel que théorisé par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe. Les premiers souhaitent, en effet, dépasser le clivage droite-gauche en lui en substituant d’autres, afin de répondre efficacement aux besoins et aspirations du peuple – quitte à rompre avec les postures classiques de la gauche en matière de souveraineté, d’UE, de sécurité ou d’immigration (même si, à ce sujet, les propositions sont encore très timides et fumeuses, le fait même de prononcer le mot suffit à se faire traiter de rouge-brun et de fasciste par les prêtres de la pureté « de gauche ») ; alors que les seconds n’acceptent d’adopter le terme de populisme que pour en faire un simple enrobage marketing qui ne doit surtout pas entraîner de modification d’un logiciel idéologique gauchisant – accrochés au rêve d’une fantasmatique « union de la gauche », sur la base de leur propre vision du monde, engoncés dans leurs idéaux de pureté, ils sombrent dans la bien-pensance, se drapent dans leurs prétention de gauche morale et moralisatrice et développent une allergie aiguë à l’idée même de parler à l’électorat du RN pour le convaincre. Cette dichotomie n’est pas seulement politique, idéologique et stratégique : elle recouvre également celle, au moins aussi problématique, entre la sociologie (bobos des centres-villes pour le dire trop rapidement) et la culture politique gauchisante des militants et d’une partie des cadres d’une part, et celles de l’électorat visé – le peuple – d’autre part. La conjonction de ces fractures béantes et d’une organisation « gazeuse » du mouvement dans laquelle la liberté apparente des groupes d’actions locaux se heurte à la centralisation des décisions autour du chef et de ses très proches, explique largement les tensions que les échecs électoraux successifs et les fureurs médiatiques du leader exacerbent plus encore. Les différentes purges qui ont vidé progressivement le courant républicain de ses principaux partisans ont fait basculer LFI dans la radicalité idéologique gauchiste en même temps que dans la marginalité politique électorale.

Où j’ai laissé un marque-page

Les portraits des lieutenants de Mélenchon, qui émaillent les différents chapitres (Adrien Quatennens, Danièle Obono, Djordje Kuzmanovic, Clémentine Autain, François Ruffin, Manuel Bompard…) et s’avèrent très pertinents en ce qu’ils montrent à quel point les jeux de pouvoir et d’influence se doublent d’enjeux humains, à la croisées des parcours politiques, des cultures militantes et des narcissismes flattés ou blessés.

Un extrait pour méditer

Quand les médias font système contre les Insoumis

Chez les Insoumis, la question ne fait pas débat : il existe un « parti médiatique » qui œuvre sans relâche afin que Jean-Luc Mélenchon et ses troupes n’accèdent jamais aux responsabilités et que les grands intérêts économiques soient préservés. Jean-Luc Mélenchon le perçoit ainsi : « Il n’y a pas d’enjeu à la politique autre que la conquête des consciences. C’est donc dans les têtes que ça se passe. Traditionnellement, le système, l’ordre établi rentre dans la tête des gens par des courroies de transmission. […] Le système le plus économique, c’est la “dictamolle”, comme on la connaît aujourd’hui : un système médiatique qui ficelle les esprits, des hégémonies culturelles qu’on répand progressivement par un biais ou un autre. »

Pour qui s’est intéressé aux travaux du sociologue Pierre Bourdieu, du journaliste Serge Halimi ou plus récemment d’Aude Lancelin, la thèse est connue, et d’une logique implacable : en France, une poignée de milliardaires possède la quasi-intégralité des médias d’information. Ces mêmes médias ne dégagent pas de bénéfices substantiels, voire perdent de l’argent. Comment imaginer que ces richissimes propriétaires, mus par le profit, aient acquis des entreprises qui leur coûtent très cher pour la beauté du geste ? Même si le caractère monolithique de la critique du journalisme de LFI est souvent un problème, leur constat part d’un fondement peu discutable. Il se renforce si l’on considère un instant la sociologie des rédactions nationales. Loin d’être à l’image de la société française, les journalistes nationaux reflètent pour la plupart les préoccupations des catégories sociales dont ils sont issus. En l’espèce, les classes supérieures urbaines et progressistes fournissent le gros des bataillons des rédactions parisiennes. Et avec elles, la visions du monde afférente, qui entre majoritairement – mais pas toujours – en contradiction avec les idées défendues par La France insoumise : défense inconditionnelle de l’Union européenne et de l’atlantisme, inquiétude sur le caractère « déraisonnable » des propositions remettant trop radicalement en cause le libéralisme économique, méfiance vis-à-vis des référence au peuple et de la critique du système. Lorsque les convictions de la majorité des journalistes épousent le progressisme sociétal, cela gêne évidemment moins les caciques de LFI.

Le journalisme est une corporation peu portée sur l’autocritique, qui brandit rapidement la liberté de la presse et le sacro-saint symbole du « quatrième pouvoir » lorsqu’on le remet en cause. Mais il faut pourtant l’admettre, avec tranquillité et sans complaisance : le traitement médiatique des différents mouvement politiques dans les médias mainstream n’est pas équilibré. Et les Insoumis, comme d’autres mouvements politiques, en ont pâti, en pâtissent et continueront d’en pâtir. Parmi les éditorialistes des médias de masse, rémunérés pour donner leur opinion sur la situation politique chaque jour sur les ondes, l’adhésion aux principes essentiels du macronisme est la règle, le rejet du mélenchonisme une condition quasi indispensable. Cette réalité globale, qui souffre de rares exceptions, est niée avec véhémence par la plus large part de la profession journalistique, mais constitue une évidence aux yeux du gros de la population, qui n’accorde d’ailleurs plus aucune confiance aux médias.

La comparaison entre le Front national et Jean-Luc Mélenchon, dans un but évident de disqualification du second, est ainsi devenue une habitude journalistique. Les semaines précédant le premier tour de la présidentielle, alors que Jean-Luc Mélenchon grimpait dans les sondages jusqu’à menacer Emmanuel Macron, Marine Le Pen et François Fillon, le traitement jusqu’alors relativement bienveillant d’un candidat inoffensif a laissé la place à une adversité sans équivoque. En matière de critique, La France insoumise est aussi paresseusement que régulièrement rapprochée à Cuba, au Venezuela, ou à l’URSS [2]. L’insulte, envers les sympathisants de LFI, est par ailleurs mieux tolérée que pour d’autres mouvements : comme quand l’éditorialiste de BFMTV Éric Brunet lâche sur la chaîne télé en août 2017 qu’il y aurait « 19% d’abrutis qui pensent que Hugo Chavez ou Maduro peut sauver la France ». Autre épisode mémorable : l’édition de C dans l’air – émission de décryptage de l’actualité sur France 5 – du 1er septembre 2017, où l’intégralité des intervenant s’est passé le mot pour éreinter un Jean-Luc Melenchon « caricatural, extrême à chaque fois qu’il prend une position », développant une « rhétorique extrêmement violente, qu’on pourrait qualifier de séditieuse », tandis que les Insoumis sont, là encore, décrits comme une secte subjuguée par leur gourou : « Ils croient à tout ce que Mélenchon raconte. Ils sont là, tous, à acheter le programme de façon totale. »

L’outrance de ces critiques peut faire sourire. Mais ces quelques exemples permettent de dessiner un paysage médiatique majoritairement hostile à LFI. Qui ont leurs têtes de Turcs : contrairement à ce que l’on pourrait penser ce n’est pas la presse de droite qui concentre la détestation des Insoumis, mais plutôt le service public, considéré comme acquis à la « gauche molle » favorable au néolibéralisme, et particulièrement hargneuse envers LFI : Jean-Luc Mélenchon a ainsi longtemps refusé de se rendre à la matinale de France Inter (radio considérée par l’ancienne porte-parole insoumise Raquel Garrido comme « l’ennemi héréditaire du mouvement ! »), et chacune de ses apparitions à L’Émission politique de France 2 est houleuse. LFI a peu d’alliés objectifs dans la presse : L’Obs, organe de la gauche social-démocrate, se montre lui aussi agressif envers le mouvement. Quant aux divers titres plus ancrés a gauche tels que Politis, Regards ou Mediapart, la stratégie populiste de LFI et sa défense de certaines idées iconoclastes dans cette famille politique provoque une couverture souvent péjorative. Et les chaînes d’info en continu ? Les figures de LFI y défilent plus largement qu’avant pour croiser le fer, à l’instar d’Adrien Quatennens, Danièle Obono ou Alexis Corbière, très actifs médiatiquement. Mais cet exercice a ses limites. « Il n’y a pas une semaine où on ne nous a pas tapé dessus dans les médias, maugrée Mathilde Panot, députée insoumise du Val-de-Marne. On est traités différemment, on ne nous épargnera jamais rien. » (p. 91-95)

Cincinnatus, 23 août 2021


[1] Voir notamment mes billets d’octobre 2017 « Petite missive adressée à mes amis insoumis » et de juin 2021 « Mélenchon et LFI : la longue agonie ».

[2] À ces sujets, voir : « Mélenchon et Le Pen, ce n’est pas pareil ! » et « Mélenchon, le Venezuela et les journalistes ».

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

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