Qu’il en coûte de constater l’appauvrissement de la langue, le naufrage de l’école et l’enlaidissement de l’art ! « Réac ! », « rétrograde ! », « ringard ! », « facho ! ». Les noms d’oiseau pleuvent comme à Gravelotte dès que l’on ne se prosterne pas dans le culte aveugle et niais du Progrès en ces matières. Une petite clique d’autoproclamés « experts » règne ainsi par la terreur intellectuelle, au nom de la Démocratie et d’autres gros mots dont ils ne maîtrisent guère les définitions. Il faut dire que ces tartuffes et autres gourous sectaires on fait leur gagne-pain médiatique de la barbarie et supportent mal que l’on dévoile leur démagogie criminelle.
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« Poésie = pratique de la subtilité dans un monde barbare »
(Roland Barthes, Préparation du roman)
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Barbares !, ce quarteron de linguistes qui milite activement pour une épuration de la langue comme on parle d’épuration ethnique [1]. Il y a, dans l’œuvre mortifère de ces zélés serviteurs de la désinstruction, deux couches superposées d’hypocrisie, aussi insupportables l’une que l’autre.
Première hypocrisie : leur arrogance se drape dans une scientificité usurpée quand ils prétendent étudier la langue comme on observe des particules élémentaires ; n’importe quel poète, n’importe quel amoureux sincère de la langue qui en apprécie la richesse et les facéties, les règles et les anomalies, en a une compréhension plus intime, plus fondée et plus juste que tous ces charlatans prétentieux.
Seconde hypocrisie : à cette première vanité, qui dénote une incompréhension profonde des enjeux de leurs propre objet d’étude, s’ajoute le mensonge d’un discours idéologique et normatif masqué derrière ces prétentions à la rigueur scientifique ; tout en n’ayant que l’« usage » à la bouche, ces savants fous de la linguistique imposent par la force des modifications de la langue uniquement dictées par leur vision du monde. Ils élèvent ainsi leur inculture, leur paresse et leur petite volonté mégalomane au-dessus la lente stratification de la langue et de la culture ; ils feraient bien de découvrir les vertus de l’humilité.
Contrairement à ce qu’ils assènent à longueur de journée dans tous les médias complaisants, ce sont bien eux les vrais dogmatiques, ces militants qui naviguent depuis longtemps hors de vue des rivages de la raison. En ignorant superbement ce qui fait l’essence d’une langue, ils érigent l’inculture, la cuistrerie et la malhonnêteté intellectuelle en vertus, au service d’une entreprise volontaire de destruction de la langue et du monde commun. Ils placent sous l’égide protectrice du Progrès tout changement dans la langue, et d’abord ceux qu’ils inventent eux-mêmes, afin d’en interdire la critique et d’en faire passer les appauvrissements pour autant d’enrichissements [2]. Le « progressisme » de ces nouveaux Bouvard et Pécuchet se résume ainsi à la progression galopante de la bêtise et à la réduction de la capacité de penser… ce qui semble bien les arranger !
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Barbares !, ces « pédagogistes » qui font sombrer l’école. Il n’est d’ailleurs guère étonnant de constater la porosité, si ce n’est la conjonction, entre leur univers et celui des pédants linguistes : les liens sont étroits entre les fossoyeurs de la langue et ceux de l’école. Maîtres à penser, quoiqu’ils s’en défendent sans convaincre personne, de toutes les réformes qui ont transformé depuis le milieu des années 1980 l’école française en garderie d’enfants-rois, ils sont responsables de la désinstruction de masse des jeunes générations. Sous couvert de « déconstruire », ils n’ont fait que détruire ; sous prétexte de « pédagogie », il n’ont fait œuvre que de démagogie.
Bardés de préjugés idéologiques se faisant, là encore, passer pour de la science (ces fameuses « sciences de l’éducation », oxymore horripilant) afin de bâillonner toute critique, ils ont sciemment renoncé à la vocation de l’école, instruire, et ostracisent tous ceux qui osent remettre leurs dogmes en question. Universitaires faisant honte à l’Université et, surtout, n’ayant jamais mis les pieds dans une classe, ou bien anciens enseignants ayant depuis bien longtemps trouvé une planque confortable leur permettant de ne plus avoir à affronter la réalité de l’école (syndicalistes déchargés de cours, en général), ils trompent leur ennui sur les réseaux sociaux et pontifient dans les colloques où se cultivent les délices décadents de l’entre-soi ; quand ils ne manipulent pas le ministre qui ne rêve, quant à lui, que d’accoler son nom à une réforme scolaire avant de rejoindre un poste plus prestigieux.
Ces nains de la pensée s’extasient pour tous les gadgets, persuadés que donner des tablettes aux enfants, placer les tables en « îlots » et pratiquer la « classe inversée » témoignent d’un progressisme et d’un sens de l’innovation synonymes de vertu pédagogue. Que tout cela se situe exactement aux antipodes de ce dont les élèves ont besoin et de la définition même de l’école, peu leur chaut. Ils ne s’aperçoivent même pas que malgré leurs grands discours révolutionnaires et leurs génuflexions devant les totems de la gôche, ils appliquent docilement les ordres du néolibéralisme. Sans doute sont-ils rendus aveugles, non seulement par leur idéologie de crapules, mais aussi par la vanité et la mesquinerie vinaigrée de leurs intérêts personnels.
Hélas !, leurs turpitudes font des victimes bien réelles : les enfants analphabètes et à l’ego hypertrophié, bien préparés à toutes les manipulations.
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Barbares !, ces faux artistes, critiques, galeristes, marchands, mécènes milliardaires, éditeurs, scribouilleurs et autres parasites de la culture qui se vautrent dans le relativisme et célèbrent dans un même concert du « modernisme » et du « progressisme » ces négations de la civilisation que sont la culture de masses et l’art contemporain. Ils sont dans leur domaine les homologues des précédents et appartiennent au même continuum idéologique.
Chez ces gens-là, tout se vaut : une pièce de Racine et le dernier spasme de Marc Lévy, l’œuvre de Michel-Ange et les gesticulations de Jeff Koons. Ou plutôt, rien ne vaut que ce qu’il se vend. Seuls comptent les chiffres dans ce grand mouvement qui prend fallacieusement le nom de démocratisation mais qui en est l’envers pornographique : la massification. Comment parler de « Progrès » alors que la culture populaire a laissé la place à son antithèse, la culture de masses qui, elle, n’a rien à voir avec la culture dont elle insulte le titre en s’en emparant ! Culte du bibelot et adoration du gadget, la pacotille jetable en est le nouveau paradigme. Dépourvues d’imagination mais douées du génie mercantile, les chaînes de production de la culture de masses recyclent à l’infini les signes de l’ancienne culture populaire. Tout est conçu pour l’impermanence et la disparition amnésique dès que la version de remplacement est produite – dont le destin est d’être à son tour dévorée dans le grand processus de consommation.
De ce tableau, le Beau ne peut qu’être expulsé pour laisser la place à l’objet du désir mimétique, forcément standardisé jusque dans sa prétendue individualisation – mode et publicité y veillent en imprégnant les esprits de volontés hétéronomes. Exit le Beau… et ce n’est même pas le Laid, dont la noble puissance pourrait servir de pis-aller, qui le remplace, mais le vulgaire moche. Et c’est un triomphe. Amputé du goût et sa capacité de jugement atrophiée à la nullité par un conditionnement à l’efficacité toute scientifique, le contemporain s’extasie devant un monde rendu uniformément… moche. Où qu’il se tourne, aucune émotion esthétique ne peut plus naître d’un regard jeté à cet empire du moche.
Les artistes eux-mêmes, ou du moins ceux qui occupent toute la scène et tout le marché, se font les meilleurs ambassadeurs du moche et les pires ennemis de la culture. Peu étonnant puisque le paysage de l’art contemporain ne laisse apparaître que corruption intellectuelle, financiarisation, accommodement avec la domination, asservissement à la toute-puissance de l’argent et à ses valeurs. L’art contemporain est l’heureux mariage de la merde et de l’argent. Les parvenus analphabètes qui s’extasient devant l’esbrouffe et le marketing de ces pantalonnades sinistres seraient bien risibles si les philistins ne possédaient la toute-puissance du pognon [3].
Et pendant que les riches incultes se félicitent de cette merveilleuse modernité et que les masses se divertissent en prenant leurs chaînes pour des jouets, la culture s’anéantit à mesure que les derniers vrais artistes crèvent et que le patrimoine s’effondre.
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La langue, l’école, l’art… en un mot, la culture, au sens le plus fort du terme, ne peut être abandonnée à ces manipulateurs qui avancent tout habillés de Progrès pour mieux imposer leur vision du monde. Fossoyeurs des Lumières, ce sont eux, les vrais réactionnaires. Ils ne comprennent rien à l’essence même de la culture qui est héritage, enrichissement et transmission – ce « tendre souci » et cette capacité à nouer un dialogue et une amitié avec les morts dont parle si bien Arendt… à suivre : La culture se fiche des progressistes.
Cincinnatus, 21 septembre 2020
[1] Heureusement, la profession commence enfin à se réveiller et à réaliser le mal que font ces énergumènes. Lire notamment la récente tribune de 32 linguistes contre l’écriture dite « inclusive » : « Une “écriture excluante” qui “s’impose par la propagande” ».
[2] Ou plutôt : leur idéologie les rend incapables de discerner appauvrissement et enrichissement de la langue puisque, par principe, toute évolution est, selon eux, forcément positive.
[3] Je conseille, à ce propos, la lecture du livre d’Annie Le Brun, Ce qui n’a pas de prix, Stock, 2018.