« It’s the economy, stupid »

La formule est signée James Carville, stratège de Bill Clinton pour sa campagne victorieuse contre George H. Bush en 1992. Initialement destinée aux équipes de militants, elle était affichée dans le quartier général, accompagnée de deux autres : « Change vs. more of the same » et « Don’t forget health care », vite oubliées. Son efficacité rhétorique l’a très rapidement transformée en slogan de campagne, repris, modifié, parodié dans toutes sortes de contextes. D’une simplicité désarmante, volontairement provocante et agressive, elle signifie que l’économie est l’enjeu central sur lequel axer toute la campagne, que c’est en se concentrant exclusivement dessus que l’on remportera la victoire, que tout le reste (le politique en particulier) n’a aucune espèce d’importance puisque c’est l’économie qui décide de tout, qui dicte sa loi et qui définit l’agenda politique. Si vous n’avez pas compris que seule compte l’économie, vous être stupide ; circulez, y a rien à voir.
Mouais.

L’apothéose du néolibéralisme

En ce début des années 1990 aux États-Unis, centrer la campagne sur l’économie a des vertus tactiques évidentes face au président républicain sortant. Mais cela n’est que l’écume. Ce qui va devenir un slogan à la longévité exceptionnelle ne peut être réduit à un coup de génie tacticien. L’affirmation de ce primat absolu de l’économie possède des racines bien plus profondes. Il faut revenir un peu en arrière pour observer comment, depuis l’après-guerre, les conservateurs ont lancé la reconquête idéologique[1].

En pleine période de consensus keynésien, les hommes d’affaire commencent par utiliser les moyens de la publicité, non plus pour vendre des produits mais de l’idéologie et des « relations publiques ». Surtout, depuis le colloque Lippman de 1938, ils s’organisent pour gagner en efficacité. Avec la fondation de nombreux lieux de réflexion et de promotion, comme la fameuse société du Mont-Pèlerin (dès 1947) à vocation internationale, ils s’investissent dans une vaste entreprise qui aboutira à une victoire écrasante dans les esprits – l’hégémonie culturelle, pour reprendre le vocabulaire gramscien aujourd’hui à la mode.

Tout au long des années 1950, 1960 et 1970, cette pensée libérale et conservatrice métastase, portée par des individus déterminés, à l’image de Friedrich von Hayek, fondateur de l’école néo-classique autrichienne, de Milton Friedman, grand pourfendeur de l’État, ou des « Chicago boys ». Ils arrosent largement, s’ingénient à faire pénétrer leurs idées dans les écoles et universités, ciblent les politiques et les journalistes. Ainsi peuvent-ils, par exemple, compter sur un vecteur aussi puissant que le Wall Street Journal pour diffuser largement leurs idées. Ils finissent par provoquer le grand basculement des années 1970 qui voit le (néo)libéralisme s’imposer comme pensée économique et politique dominante. Les ressorts d’un tel succès mériteraient d’ailleurs d’être sérieusement médités aujourd’hui par tous ceux qui le combattent et s’en tiennent un peu vite à l’idée simpliste de « révolution conservatrice ».

Ironiquement, au début des années 1990, c’est un tel succès que même leurs adversaires historiques, les Démocrates, menés par le jeune gouverneur de l’Arkansas, Bill Clinton, reprennent leurs idées. Avec le courant des « Nouveaux démocrates », né peu après la victoire de George H. Bush en 1988, il a infléchi la ligne du parti vers des positions beaucoup plus (néo)libérales. « It’s the economy, stupid » en est le symbole.

Une stratégie paradoxale

Il est amusant de constater combien cette stratégie des néolibéraux (aussi bien les conservateurs des décennies précédentes que les Démocrates de Clinton), quoique gagnante, est paradoxale.
D’un côté, l’idéologie néolibérale repose sur la conviction que l’économie prime sur le politique, réduit à un archaïsme dont il faut se débarrasser dans un souci d’efficacité des marchés et de rationalité utilitariste. Au nom du réalisme et du fameux TINA, elle nie l’importance des idéologies et des utopies, absurdités qu’elle renvoie à des modèles de sociétés surannés.
Mais de l’autre, toute cette stratégie menée depuis plusieurs décennies consiste à conduire une bataille radicale pour l’hégémonie culturelle. Autrement dit, c’est bien sur le terrain éminemment politique des idées et des imaginaires que jouent ceux-là mêmes qui veulent jeter le politique aux poubelles de l’histoire.

Il y a même quelque chose de malsain à voir dépenser tant d’énergie pour conquérir le pouvoir politique et diriger l’État, des gens qui ne cessent d’en critiquer les prétendues inefficacité et inutilité. Faut-il y voir de l’abnégation ? « Nous considérons que l’État ne fonctionne pas correctement et sommes prêts à nous impliquer pour arranger les choses » ? Soyons lucides : tant d’efforts sont déployés uniquement pour répondre à des intérêts privés. Cette volonté apparemment absurde des néolibéraux à s’engager dans un monde politique qu’ils assurent mépriser, plutôt que demeurer dans l’espace si valorisant de l’économie, n’est guidée que par un seul motif : la voracité. Pénétrer le politique pour mieux le détruire de l’intérieur, arriver au sommet de l’État pour mieux l’anéantir, se disséminer dans le public pour mieux le métastaser et le faire crever : en un mot, réduire à néant les dernières digues qui protègent l’intérêt général contre les appétits des intérêts privés. Pour quoi ? Pour ne plus être emmerdé et s’enrichir toujours plus (suivez mon regard).

Un modèle à (ne pas) suivre ?

Le néolibéralisme a aujourd’hui si bien infusé que le slogan « It’s the economy, stupid » pourrait passer sans problème pour celui de n’importe quel candidat aux prochaines élections présidentielles. Mais serait-ce une si bonne idée ?
Je ne pense pas.
Ce serait même une grosse erreur de confondre la France et les États-Unis, le début des années 1990 et la fin des années 2010. Tout miser sur l’économie, comme l’a fait en quelque sorte François Hollande lorsqu’il a lié son destin présidentiel à « l’inversion de la courbe du chômage », relève de l’aveuglement.

D’abord, parce que les Français ne sont pas dupes. Ne porter pour tout discours qu’un martellement d’incantations économiques ne saurait rencontrer les aspirations de citoyens depuis longtemps vaccinés contre les promesses de plein-emploi ou d’épaississement du portefeuille. D’autant plus si les promesses en question ne sont qu’un copier-coller des fantasmes du MEDEF.
Ensuite, parce que leur situation économique et sociale a beau parader en tête de leurs préoccupations dans la plupart des enquêtes d’opinion, elle n’est pas la seule. Bien d’autres sujets les intéressent qui dépassent les limites étroites de l’économie. Pour un candidat à la présidentielle, ne parler que d’économie, c’est trop peu, c’est trop court.
Enfin, parce que nous avons besoin d’autre chose. Depuis trop longtemps, l’étroitesse de vue de dirigeants réduits à de piètres gestionnaires nourrit la désespérance nationale. Il faut impérativement dépasser le docte et pitoyable discours économique pour oser enfin parler le langage du politique. Qui aura le cran et l’audace de sortir du carcan intellectuel imposé par les petits gris de Bercy, Bruxelles et Berlin ?

Ainsi, tout candidat qui mènerait campagne, en choisissant ce « It’s the economy, stupid » pour ligne directrice, montrerait-il assurément à quel point lui-même est stupide.
Il faut aller plus loin. Et certains l’ont déjà bien compris.

Les clivages au sein de la nation sont nombreux, les divisions sont profondes. Pour remporter la victoire l’année prochaine, deux voies paraissent possibles.

La première consiste à (s’)appuyer sur ces divisions. C’est toute la politique de boucs-émissaires qui a été menée par Sarkozy et qu’il ne semble pas vouloir abandonner. Dresser les Français les uns contre les autres, attiser les peurs et les haines, agiter des épouvantails et encourager l’insécurité culturelle : stratégie irresponsable de guerre civile qui fonctionne grâce à l’hybridation des pensées libérale et identitaire[2]. Et sur ce créneau, il n’est pas le seul : les candidats putatifs sont nombreux à vouloir se lancer dans ce concours Lépine de la démagogie.

La seconde serait celle, pour un homme d’État, du rassemblement, de la réconciliation et de la République. Nous avons besoin d’un discours ferme qui nous ouvre un chemin ; d’une vision cohérente du monde, de l’homme et de la société, fondée sur un corpus idéologique rigoureux et porteur d’un projet qui nous mobilise ; d’un rappel aux principes et valeurs qui définissent la République et fondent toute action politique subséquente ; d’un retour à la définition généreuse et exigeante de la Nation conçue comme un projet et une volonté politique d’œuvrer ensemble ; d’une insistance sur ce qui est commun plutôt que de l’exaltation démagogique de ce qui nous sépare ; d’une stratégie de puissance et de souveraineté assumée, fondée sur une vision claire des enjeux internationaux ; d’une conscience des catastrophes écologiques que nous vivons aujourd’hui et qui nous attendent demain, doublée du courage nécessaire pour agir ; d’une stratégie économique claire et indépendante de tous les lobbies, etc. etc.

Un tel homme d’État, doté en outre d’une qualité rare, la vertu civique, paraît bien difficile à trouver. Quoi qu’il en soit, sa première tâche serait de jeter aux oubliettes ce slogan minable « It’s the economy, stupid » pour mieux faire sien celui-ci : « C’est le politique, citoyen ! ».

Cincinnatus,


[1] Sur ce sujet, les travaux du chercheur Romain Huret, par exemple, sont éclairants.

[2] Voir la typologie proposée dans la série de billets « Wargame idéologique » et, dans ce cas précis, Wargame idéologique à droite.

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

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