« Islamo-fascisme », vraiment ?

Après les attentats ignobles de Paris et Copenhague, l’expression « islamo-fascisme » est revenue à de nombreuses reprises dans les médias, jusqu’à sa reprise par le Premier ministre lui-même. Cette saillie a provoqué le buzz, chacun y allant de son analyse plus ou moins justifiée. Le bruit médiatique ayant un peu diminué, peut-être devient-il possible de réfléchir à la pertinence d’un tel rapprochement conceptuel.

Dire « fascisme » aujourd’hui, c’est renvoyer à l’ennemi absolu d’hier, et donc désigner l’adversaire ultime. Le danger pour les démocraties européennes dans les années 30, c’était d’abord et avant tout le fascisme. Comparer l’islamisme au fascisme revient ainsi à dire que le premier est l’ennemi le plus résolu et le plus dangereux auquel on ait à faire face à l’heure actuelle, comme l’était alors le second. En même temps, c’est aussi une façon de récupérer la capacité de désigner l’ennemi, critère de la souveraineté selon Carl Schmidt… car, ironiquement, dans les deux cas, l’initiative est justement revenue à l’adversaire de la démocratie : fascisme et islamisme ont chacun dégainé le premier.

D’apparentes convergences…

Islamisme et fascisme me semblent partager trois éléments qui s’articulent les uns aux autres comme dans un engrenage : la haine de la démocratie et de la société contemporaine ; le culte de la violence et de la virilité ; la propagande et l’endoctrinement.

Premier point de convergence : la haine viscérale envers la démocratie telle qu’incarnée dans les sociétés occidentales. Ils se présentent tous les deux comme des réactions à une société et à un ensemble de valeurs qu’ils abhorrent. L’État de droit, les libertés individuelles, la société contemporaine – tant celle des années 20-30 pour le fascisme que la nôtre aujourd’hui –, sont vomis par les islamistes comme ils l’étaient par les fascistes. Et sur des modes très proches : décadence des mœurs, dévirilisation de la société… L’enjeu serait de mettre fin à une société dégénérée, une expérience historique, la démocratie moderne, qui aurait failli en se vautrant dans la fange de l’immoralité.

Or, deuxième point commun, cette régénération ne peut se réaliser que par le feu et le sang. La violence n’est pas simplement un moyen dont se servent aussi bien le fascisme que l’islamisme pour abattre la société et en reconstruire une autre. Elle est surtout l’objet d’un véritable culte. Contre la douceur de la démocratie, la violence devient une valeur en soi. Les armes, le bruit, la fureur dessinent un idéal fantasmé en contraste avec l’ennemi à détruire. Ils aiment la mort : la nôtre, la leur – « Viva la muerte », disaient les franquistes.
À ces images de feu et de sang s’ajoutent les attributs imaginaires d’une virilité réduite à la pire caricature[1], censée écraser (de la manière la plus répugnante car toujours calquée sur le fantasme sadique du viol) une société perçue comme efféminée. L’imagerie du mâle avec son gros fusil continue de faire rêver les imbéciles impuissants. Triste conception du mec que celle partagée unanimement par les fascistes et les islamistes… à la barbe près : les premiers préfèrent les mâchoires carrées imberbes aux grosses touffes de balais à chiotte des seconds. Question de goût.

Enfin, troisième roue de l’engrenage, cette bigoterie de la violence et de la virilité est le point d’appui principal d’une entreprise très poussée de propagande et d’embrigadement. Fascistes et islamistes utilisent massivement et habilement tous les médias à leur disposition, en particulier les plus récents selon l’époque, pour diffuser leur idéologie et enrôler le plus grand nombre de recrues. Et pour ce faire, les théories du complot fonctionnent toujours aussi bien : pourquoi s’en priver ?

… qui n’effacent pas les profondes différences

Arrivé à ce stade, on pourrait se dire que l’islamisme est un nouveau fascisme et que le concept opère plutôt bien. Sans aller jusqu’à une synonymie exacte, les ressemblances sont en effet frappantes. Est-ce pour autant suffisant pour en rester là ? Je ne pense pas. Nombreuses sont les divergences qui me paraissent invalider l’hypothèse d’une résurgence du fascisme sous le masque islamiste. Par souci de symétrie, j’en choisis trois : la question de la modernité et le projet de société ; la relation à religion ; les conceptions de l’État et de la nation dans le projet politique. Bien sûr, il y en a d’autres.

Confondre dans un même mouvement le rejet de la société démocratique occidentale que revendiquent les uns et les autres est une grave erreur. Le fascisme veut la détruire pour faire advenir une société et un homme nouveaux. S’il se réfère explicitement à une antiquité glorifiée, il n’en demeure pas moins fasciné par la modernité technique qu’incarne alors la machine. Il faut se souvenir de Marinetti ! La mystique de l’homme nouveau est un saut dans l’avenir. A contrario, dans les discours islamistes, au nom de la tradition, c’est toute la modernité qui est rejetée en bloc – même si, dans la pratique, on ne peut qu’être épaté par l’utilisation qui est faite tant des technologies les plus contemporaines que des ressources financières qu’offre le capitalisme mondialisé[2]. Dans ce cas, ce qui fonde le projet de régénération, c’est la religion.

Voici donc la deuxième principale différence : le rapport à la religion. Le fascisme possède une dimension mystique évidente. Mais elle se tient en quelque sorte sur deux jambes : à la fois païenne et chrétienne. On n’entrera pas dans les relations complexes de l’Église catholique avec le fascisme. Contentons-nous de constater l’ambivalence de la rhétorique et de l’imaginaire fascistes qui puisent à la fois dans le christianisme et dans un paganisme fait de références antiques et modernes. Rien de tel dans l’islamisme qui en appelle à une lecture puritaine et souvent dévoyée des textes de l’islam, inspirée par un nombre réduit de courants, récents par l’histoire mais archaïques par la pensée, et qui revendiquent tous un retour à un islam fantasmé des origines.

Pour rester dans l’analyse de ces deux imaginaires collectifs, nous abordons à la troisième divergence : le rapport à l’État. Celui-ci est l’objet d’une glorification incroyable de la part du fascisme. L’organisation de la société fasciste se réalise à travers la fusion en un seul organe du gouvernement, de l’administration et du parti, avec à sa tête le Duce objet d’un culte de la personnalité. Pour faire régner l’ordre, ce dispositif s’appuie sur des milices armées. Côté islamistes, celles-ci sont évidemment un élément primordial au Moyen-Orient, là où ils sont en guerre armée ouverte pour prendre le pouvoir. Mais, heureusement, en Europe, rien de comparable aux bataillons de chemises noires. De même, si la volonté d’en finir avec la société contemporaine est partagée, la révolution nationale et la constitution d’un État national fort aux mains d’un chef charismatique incontesté sont plutôt étrangères aux velléités islamistes qui ne s’inscrivent pas dans le schéma classique et européen des ambitions stato-nationales. Ce n’est pas la bonne échelle. C’est à celle, panislamique, de l’oumma qu’il faut se placer : cette « communauté des croyants » qui doit être rassemblée au sein d’un nouveau califat. Comme le fascisme, l’islamisme est donc un projet politique mais dont les rapports au parti, à l’État et à la nation diffèrent radicalement.

Et donc ? Pertinent, le concept d’islamo-fascisme ?

On connaît tous par cœur la phrase de Camus : « mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde. » Dans le cas qui nous intéresse, mal nommer les choses, c’est prendre le risque de ne pas comprendre les spécificités des phénomènes que nous tentons de penser… et de combattre. Je suis donc très méfiant quand on applique des concepts historiquement définis à des faits actuels. Vouloir calquer à tout prix une grille de lecture passée sur des événements contemporains est à double tranchant : souvent pertinent mais toujours rassurant. En d’autres termes, si cela peut souvent aider à comprendre, cela donne toujours l’impression d’avoir compris. Ce ne peut être qu’un point de départ de la pensée pour analyser les invariants et les ressemblances, mais le risque demeure de s’y arrêter par paresse et de perdre de vue la singularité de ce qu’on observe… et donc sa nouveauté.
C’est bien de la paresse de traiter les islamistes de fascistes – une paresse criminelle puisqu’elle empêche de se saisir des armes adéquates pour les combattre.

Cincinnatus,


[1] Je ne rejoins certainement pas ici les délires imbéciles et misandres d’une Virginie Despentes au lendemain des attentats de Charlie Hebdo, qui colporte elle aussi une vision essentialiste, réductrice et caricaturale de la virilité.

[2] D’ailleurs, si le fascisme était massivement soutenu par les industriels, les grands propriétaires et la haute bourgeoisie, malgré la maîtrise des réseaux financiers internationaux que montrent les islamistes, on n’a pas encore vu La Défense ni Neuilly se laisser pousser la barbe ni acheter des kalach.

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

4 réflexions au sujet de “« Islamo-fascisme », vraiment ?”

  1. Bigre, vous me mettez le doute, car je l’avoue humblement, pour moi, jusqu’avant de vous lire je n’en avais pas (de doute), l’islamisme était la version musulmane du fascisme, la bête immonde en djellaba quoi.

    Après tout merde, ils ont bien le droit d’être fachos ces cons là, et puis ils ont fait un effort, leur panoplie est quasi complète.
    – les uniformes noirs.
    – la haine des juifs.
    – la haine des homos (ça, ils y coupent pas, chaque fois que les chaussettes à clous sont de sortie).
    – la haine de la démocratie.
    – la prétention à la domination mondiale.
    – les « valeurs » soit disant pures qui renvoient direct les bonnes femmes à la cuisine et les hommes à un idéal virilisé jusqu’à la caricature.
    – la violence génocidaire, exutoire et jouissive du « pur » contre « l’impur » qui évite de trop penser quand le sang gicle sur les murs.
    – le besoin et la volonté d’être en guerre perpétuelle contre le monde pour son propre bien (et puis comme ça on n’a pas trop à se préoccuper du chômage).
    – les ultra-solutions pour résoudre chaque problème à coup de balle dans la nuque.

    Bref, je veux bien vous rejoindre sur votre analyse qui veut que ça ressemble à du fascisme, que ça a le goût brun et viril du fascisme mais que ce n’est pas du fascisme parce qu’il y manque trois petits arômes taquins pour faire du vrai fascisme à moustache.

    Mais alors, comment le nommer, cet erzatz ?
    Comment les nommer ces innommables ?

    Ces gens sont essentiellement des nihilistes, leur vision de la société des hommes est une somme de riens, d’interdits, de péchés, de tabula rasa à l’explosif, l’inverse d’une utopie, ça en deviendrait presque intéressant de voir comment un truc pareil peut évoluer dans la durée si ce n’était un cauchemar pour les populaces qui n’ont pas eu le réflexe ou la volonté de se barrer.

    Perso, je les nomme les daechiens, ou les islamo-connards mais j’avoue que ça manque de dignité et de profondeur d’analyse.

    Sous prétexte de Dieu (avec un doigt pointé en l’air alors que c’est celui qui appuie sur la gâchette) c’est surtout la mort elle-même qu’ils révèrent car elle les fascine, la leur et surtout celle des autres, ils l’aiment comme nous aimons la vie (sic), l’utilisent comme moyen de gestion des ressources humaines, l’ont en point de mire, en objectif pour l’avenir, n’envisagent même pas de survivre à leur putain de guerre sainte.

    Je propose comme nom, « les adorateurs du corbeau », vu qu’ils les nourrissent grassement et en référence à la Sourate 5 Verset 31 qui raconte le meurtre d’Abel par Caïn
    « Puis Allah envoya un corbeau qui se mis à gratter la terre pour lui montrer comment ensevelir le cadavre de son frère. Il dit « Malheur à moi ! Suis-je incapable d’être, comme ce corbeau, à même d’ensevelir le cadavre de mon frère ? » Il devient alors du nombre de ceux que ronge le remords. »

    Car en fait, ne tuent-ils pas leurs frères, (frères humains et frères en religion) et combien parmi eux, seront-ils a jamais rongés de remords pour leurs crimes?

    En fait, faudrait faire un concours de la meilleure définition.

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    1. Cher Alain,
      Toujours le même plaisir à lire vos commentaires. En ce qui me concerne, je les appelle tantôt les salauds, tantôt les connards… mais j’aime beaucoup votre idée d’un concours de dénomination.

      Plus sérieusement, l’analogie avec le fascisme permet de comprendre certaines choses… mais comme toujours avec les comparaisons, il faut faire attention à ne pas confondre analogie et identité. C’est, peu ou prou, la critique qu’Arendt adresse au fonctionnalisme : pour enfoncer un clou, si je n’ai pas de marteau, je peux utiliser le talon de ma chaussure… ce n’est pas pour autant que ma chaussure est un marteau ! Même chose entre fascisme et islamisme : le second présente bien des points communs avec le premier, l’analogie aide à en comprendre certains ressorts, mais dire que l’islamisme est assimilable au fascisme, cela revient à en nier toute spécificité… et donc à prendre le risque de n’y rien comprendre !

      Cincinnatus

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  2. Alors, je propose le salafascisme. D’une part, outre ce que vous en avez dit, parce que c’est déjà un terme utilisé ici et là.

    Ensuite par symétrie avec le fascisme qui avait, lui, entre autre, le culte de la modernité, alors que le salafascisme a, lui, le culte d’un passé sacralisé.

    Ensuite parce que mot valise construit sur l’arabe et l’européen, il se prête bien à suggérer la dimension internationale de ce mouvement (à la fois oriental et occidental, si l’on en juge par le nombre des adeptes qu’il trouve en Europe).

    Bien à vous.

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  3. En lisant cet article, j’ai été mal à l’aise…
    Je me situe où par rapport à tout ça ? Pas à une place confortable. Pas… à une place qui vous permettra de vous dire que nous sommes du même bord, que nous partageons notre appartenance.
    J’ai passé plus de 40 ans maintenant à lire « Macbeth » de Shakespeare. J’y reviens régulièrement, et ma lecture de la pièce a changé, au fur et à mesure que moi, je change. Que je vieillis. Que je me permets d’acquérir de l’expérience, et de me dire que je sais certaines choses.
    N’importe quel commentaire banal que vous lirez de « Macbeth » avancera que le personnage central tue le roi Duncan par ambition pour son trône. Mais… cette motivation n’est que secondaire, si on lit la pièce minutieusement.
    Macbeth tue Duncan d’abord par amour de sa femme. Oui, Macbeth veut faire plaisir à sa femme en tuant Duncan. Et… sa femme veut que Macbeth tue Duncan par amour aussi… Parce qu’elle a l’ambition POUR Macbeth, d’abord, et seulement après, pour pouvoir… le trouver un VRAI HOMME, VIRIL, FORT, etc.
    Macbeth est lucide par rapport à ce qu’il est en train de faire : quand il dit « j’ose faire tout ce qui sied à un homme, qui ose faire plus n’en est plus un ». Il sait ce qu’il doit faire, et ce qu’il ne doit pas faire.
    Mais… quand sa femme lui dit « étais-tu un homme quand tu m’as parlé de faire ça, si tu tues le Roi, pour devenir Roi, tu seras d’autant PLUS un homme que tu le fais », et quand elle lui dit… grosso modo, « si tu ne le fais pas, et bien tu ne compteras pas pour un homme… pour moi, ta femme », quand elle invoque les puissances du mal pour LUI ENLEVER SON SEXE DE FEMME, pour faire d’elle même un monstre sanguinaire sans pitié, et fait gicler le cerveau, le contrôle, et la pensée de son mari, précipitant le meurtre, et le mécanisme implacable et impitoyable qui se déroule ensuite dans l’action de la pièce, elle a bien posé le problème qui NOUS préoccupe dans cette affaire qui est autant une affaire de la chambre à coucher, ou la vie de couple, qu’une affaire d’islamo fascistes.
    Ce blog est assez confidentiel, me semble-t-il, pour que je puisse me permettre d’exprimer mon intime conviction que dans cette affaire, derrière les tambours battants se profile le problème de Lady Macbeth et le « que voi » ? qui exprime l’insaisissable désir des femmes… sur leur vision de ce qu’est, ou doit être… un homme… LEUR homme, qu’il soit.. leur mari, leur compagnon ou.. leur fils, en passant. Un désir… dont les hommes resteront tributaires, d’ailleurs. (Ce n’est pas le moment de parler de comment le désir des hommes façonne les femmes, sans en être symétrique.)

    Les suffixes en « isme » me mettent mal à l’aise. Comme vous avez remarqué, me semble-t-il, ils sont exactement de la bonne taille pour faire des discussions réductrices de salon. Je n’aime pas les discussions de salon. Je ne m’éclate pas dedans.
    Et puis… vous aurez compris que je n’aime pas la démocratie. Je ne vois pas de raison de l’aimer. D’une certaine manière, je crois pouvoir justifier d’une certaine expérience en la matière pour justifier mon… désamour, en raison du lieu de ma naissance.
    Illustration : il y a plus de 30 ans, en rendant visite à la famille de mon mari à Nice, sa tante, toute enthousiaste, mourrait de l’envie de m’amener voir le Loew’s Casino à Nice ? Monte Carlo ? J’ai obtempéré, sans lui dire que j’étais déjà descendue à ce temple de Sodom, Las Vegas, et que l’amplitude du toc que j’y voyais… ne me séduisait pas. Non, à Monte Carlo, ce qui suscitait mon admiration, c’était ce qu’on ne trouvait pas sur le continent Nord Américain : l’Hôtel de Paris. Pas d’Hôtel de Paris aux U.S., que je sache… il y a d’autres choses, mais pas d’Hôtels de Paris. Pas de Cathédrale de Notre Dame, non plus.
    Et puis.. je vais oser dire ici que je crois que bon nombre des maux de la société contemporaine mondiale émane de trop de démocratie, mais que nous avons des oeillères idéologiques en la matière.
    Je vais accorder que je n’ai rien d’alternatif viable à proposer. Et puis même, que mon opinion sur la matière dans un lieu public est dérisoire. Un individu… est peut-être dérisoire, d’ailleurs, par nature, et définition.
    Je m’arrêterai là pour aujourd’hui.
    Cordialement

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