Les mondes parallèles

Le Visage de la guerre, Salvador Dali (1940) – Musée Boijmans Van Beuningen (Rotterdam)

Pas question ici d’un amusant spectacle de science-fiction à la manière du multivers Marvel. Quoique. Si, de ce côté de l’écran, aucun justicier en collant, cape ni armure ne traverse les univers parallèles, notre société semble malgré tout bien fragmentée en une multitude de mondes qui s’ignorent ou s’affrontent. Ils sont nombreux à avoir décrit et pensé l’archipel français (Jérôme Fourquet), les fractures sociales et territoriales qui nous enferment et nous morcellent (Christophe Guilluy, Benjamin Morel…), la sécession des élites (Christopher Lasch), la promotion de la diversité et des minorités au détriment de l’égalité (Walter Benn Michaels), etc. : dire que l’on ne sait pas serait mentir. Et pourtant, rien ne paraît enrayer ce processus profond de dislocation à l’œuvre. Au contraire, les bulles d’entre-soi se multiplient et renforcent en leurs membres le refus de l’autre, au prix d’une terrible balkanisation du monde commun.

Les bulles d’entre-soi

Une dialectique peu subtile, comme une expiration qui répondrait à une inspiration, se joue entre séparation et regroupement.

L’équilibre fragile est rompu entre l’individu émancipé de ses déterminismes et le tissu des solidarités traditionnelles. La dissolution de ces dernières au profit d’une individualisation hyperbolique achève la disparition du citoyen au profit du consommateur, réduction de l’individu à sa seule dimension économique. Le passage à la limite de l’individualisme produit une pulvérisation radicale du corps social, éparpillé façon puzzle. Le travail de sape du néolibéralisme est un succès absolu, le triomphe de l’idéologie néolibérale laisse derrière elle une constellation d’individus-rois déliés de tout devoir, infantilisés, encouragés dans une inflation délirante de droits reflets de leurs caprices.

Toute critique, toute remise en question, toute contradiction deviennent des attaques inadmissibles contre l’identité propre de l’individu. L’idéologie identitaire à la mode – dont le « wokisme » n’est qu’une déclinaison parmi d’autres – entretient dans les générations d’écorchés vifs le sentiment puéril d’une offense constante au moi sacré. Raison, distance, réflexion, nuance… sont ringardisées par le culte voué à la sensibilité, à l’émotion. Le ressenti efface le réel. Le sophisme des concernés accorde un blanc-seing à la parole de celui qui s’imagine victime – même et surtout s’il est bourreau – et censure avec la plus grande violence toute expression divergente. Et pour se protéger des « agressions » illusoires, des « dominations » fantasmées, des « oppressions » imaginaires, se multiplient les « trigger warnings » (puisque la novlangue de cette idéologie importée des campus anglo-saxons est forcément le globish), les « safe spaces » et autres mécanismes d’autodéfense.

Ainsi répond, à l’atomisation en monades égoïstes, le regroupement en bulles affinitaires, identitaires. Politique, associatif, religieux, culturel, sportif, vidéo-ludique… tous les domaines sont concernés par la constitution de ces forteresses d’entre-soi.

Soumis à une loi semblable à la gravitation, les particules élémentaires isolées que sont devenus les individus, se rapprochent par relation spéculaire. Qui se ressemble s’assemble. Des bulles d’entre-soi se forment selon la règle simple : je ne reconnais que mon semblable. L’identité, réduite à un facteur, à un critère unique, définit l’appartenance de chacun à un groupe – l’identité conçue comme une étiquette sur un pot de confiture. Les individus, soumis à la culture de l’avachissement qui leur fait trouver fatigante, encombrante, exorbitante l’autonomie dont ils étaient jusque-là jaloux, fusionnent avec joie et soulagement dans un tout limité au plus petit dénominateur commun. Il y a quelque chose de très régressif et de très confortable dans cette autolimitation à une caricature, dans le troc de l’autonomie contre l’hétéronomie, dans la servitude volontaire. L’engloutissement dans le groupe permet le repos de l’esprit : se conformer à ce qui est attendu de tous les membres est rassurant et apporte son lot de gratifications symboliques. Mais la reconnaissance par le groupe entraîne une âpre concurrence interne : c’est à celui qui sera le plus conforme aux attendus de l’identité commune. Or la quête de la pureté n’a jamais de fin puisque l’aspiration est inextinguible d’être toujours plus pur que le plus pur. Ainsi se renforcent et se radicalisent les bastions identitaires.

Les appartenances multiples à des groupes d’affinité variés et changeants définissent la richesse d’une identité individuelle en construction constante – infiniment complexe, indéfiniment évolutive. Or, ici, convergent et se renforcent dans des blocs monolithiques les appartenances à des cercles dans lesquels se rencontrent toujours les mêmes, de telle sorte que les mondes fréquentés, loin de se compléter et d’agrandir la perspective et l’identité, coïncident, se confondent et rétrécissent l’expérience et l’horizon de l’individu. Dans mon club de sport, mon association locale, la cellule de mon parti politique, ma communauté de jeux vidéos ou chez mes coreligionnaires…, je ne croise finalement que les mêmes idées, la même vision du monde, soigneusement filtrés afin de répondre en tous points à mes propres convictions. Ainsi suis-je toujours conforté dans mes préjugés.

Sans doute y a-t-il néanmoins quelque chose de plus qu’une simple reddition au confort : une véritable volonté de claustration. L’étanchéité des communautés n’est pas seulement rassurante, la fermeture physique et psychique est désirée pour elle-même. L’isolement de l’individualisme trouve une échappatoire dans l’amputation de la pensée qu’offrent les solidarités imposées. « Attendu que tu appartiens au groupe, tu dois un soutien aveugle à ses membres ». Appartenir est ici à prendre dans son sens le plus fort. On trouve une véritable volupté dans la conformation au rôle imposé, dans l’application immédiate des consignes, dans la solidarité ni questionnable ni questionnée. L’absorption dans la communauté entraîne l’adoption de ses codes – devoirs, langage, accoutrement : autant de signes internes de reconnaissance et surtout externes d’allégeance à la tribu qui agissent, vis-à-vis des autres, des profanes, des membres d’autres bastions d’entre-soi, comme des barrières exclusives, des « noli me tangere » physiques.

Intellectuellement mais même physiquement, chacun demeure enfermé chez soi. L’espace de l’imaginaire collectif fonctionne comme un calque de l’espace physique, tous deux réduits à la juxtaposition de ghettos. En témoigne la multiplication des gated communities, qui ne sont rien d’autre que la transposition bourgeoise des quartiers abandonnés de la République dont les check-points tenus par les petits caïds des mafias criminelles et religieuses filtrent les entrées et sorties au mépris de la loi et de l’État. C’est plus propre que les douves et les remparts et peut-être plus efficace encore. Les châteaux forts modernes sont finalement bien moins poreux que leurs ancêtres et gardent mieux à l’intérieur ceux qui ne veulent par sortir – ou qu’on ne veut pas laisser sortir.

À l’intérieur des murs, physiques et symboliques, qui enclosent chaque île, se constitue une réalité alternative, parallèle, partagée par ses habitants, qui remplace le réel. Le filtre idéologique, renforcé par le choix de sources d’information qui vont toutes dans le même sens, s’interpose entre le monde et l’esprit et biaise la perception du premier par le second. Chaque groupe développe son propre sabir, langage phatique limité à l’utilitarisme le plus primaire qui n’a plus grand-chose d’une véritable langue – les slogans font office de pensée –, possède ses propres références, vénère ses grandes figures tutélaires… formant le plus souvent une cosmogonie au rabais, kitsch et caricaturale.

Au nom de ce « réel plus réel que le réel » (Eric Voegelin), l’objectivité est calomniée et remplacée par le culte de la subjectivité. Et tout ce qui pourrait remettre en question l’idéologie du groupe, fissurer la construction Potemkine, subit le même sort : culture, connaissance, science sont dénigrées, proscrites, au profit de l’obscurantisme, du complotisme et de tout ce qui peut entretenir et renforcer l’enfermement dans sa bulle d’entre-soi, confirmer l’individu dans les dogmes et préjugés.

Le refus de l’autre

Obnubilés par notre image, Narcisses modernes, nous souffrons d’une telle boursouflure égotique que nous ne percevons plus le monde que comme une extension infinie de notre moi. Mais alors, si le monde se rétrécit à l’échelle de notre nombril, quelle place reste-t-il aux autres, à l’autre ?
Aucune.
Dans une logique qui a depuis longtemps évacué l’impératif catégorique kantien pour le remplacer par la réification de l’autre et l’optimisation de son utilisation à des fins égoïstes, la victoire idéologique de l’alliance du néolibéralisme et de l’identitarisme produit cette hideuse figure du consommateur solipsiste. Dans tous les domaines, nous nous comportons comme tel ; nous communions dans la consommation, processus de destruction sans cesse entretenu, et qui prend pour objet jusqu’à l’autre, en lequel ne subsiste rien de commun à soi.

Les monades se vivent comme absolument détachées. C’est-à-dire sans lien aucun. En particulier, inculture crasse aidant, elles se croient incréées, épargnées de toute généalogie. La fantasme de la table rase est un refus obstiné de la transmission, de l’héritage. Le lien brisé avec le passé nourrit un conflit générationnel ouvertement assumé : les prédécesseurs sont responsables, coupables même, de tout. De tous les maux. Et doivent être condamnés à la hauteur de leurs crimes, les nouveaux venus étant, symétriquement, d’une pureté virginale qui en fait à la fois les victimes absolues et les rédempteurs de l’humanité. La moraline coule à flots – faites pipi sous la douche pour sauver la planète – et permet aux victimes autoproclamées de ne plus voir dans le miroir l’affreux rictus du bourreau qui barre pourtant leur visage. « À mort les vieux ! Laissez donc la place aux jeunes ! », entend-on derrière le méprisant et méprisable « Ok boomer ! » servi à toutes les sauces pour disqualifier a priori celui qui pense mal. Trop lents, dépassés par le numérique, dubitatifs devant les modes idéologiques, déracinés d’une culture qu’ils voient s’effondrer, imperméables aux références du divertissement de masse qui effacent les classiques calomniés ou ignorés, les vieux sont invités à disparaître, et encore, en s’excusant de n’être pas déjà plus loin.

La fracture générationnelle s’ajoute ainsi à toutes les autres et elle témoigne, peut-être mieux qu’aucune, de l’amputation de la capacité à penser au-delà de son propre épiderme. La perte de la sensation et de la sensibilité produit ce que j’ai appelé la société de l’obscène : cette mithridatisation des esprits qui finit par court-circuiter toute empathie, toute possibilité de reconnaissance de l’autre en tant qu’autre. Le biais idéologique des bastions identitaires imprime sur l’œil un filtre indélébile : on ne voit plus qu’à travers ce prisme. Ainsi l’autre lui-même subit-il une assignation à résidence identitaire qui l’enferme, qu’il le veuille ou non, dans une case préfabriquée. Selon le critère préféré – âge, sexe, orientation du désir érotique, religion, couleur de la peau… –, l’autre est sommé de penser et d’agir conformément aux règles du groupe auquel il est supposé appartenir.

Chacun perçoit l’autre comme un ennemi ; chaque groupe fabrique une eschatologie niaise dans laquelle ses membres revêtent le costume (bien trop grand, pourtant) de héros du Camp du Bien© dans une guerre sainte contre le Mal et les Méchants ; tous s’inventent de précieux boucs émissaires à sacrifier sur l’autel de leurs préjugés : Juifs, Noirs, Arabes, Blancs, Homosexuels, Hétérosexuels, Hommes, Femmes, Vieux, Jeunes, Musulmans, Chrétiens, Athées, Mécréants, Français, Étrangers, Riches, Pauvres, Élites, Peuple, Fonctionnaires, Patrons, Bagnolards, Piétons, Cyclistes, Carnivores, Végétariens… l’âge identitaire n’aime rien tant que les sacrifices humains.

Mais l’idéologie est myope. Elle voit flou de loin. C’est ce qui explique l’enthousiasme que peuvent susciter, réciproquement, des causes et des populations lointaines, recrutées abusivement dans la fraternité interne à la bulle d’entre-soi. Des individus étrangers paraissent posséder, là-bas, le marqueur identitaire qui définit le groupe ici ? Alors ils appartiennent, eux aussi, à la communauté. Que tout cela réponde en réalité à des stratégies bien plus terre à terre que les slogans généreux ne le laissent penser, corresponde à des intérêts bien compris, évidemment, cela va de soi… mais l’idéologie identitaire fonctionne à plein régime pour justifier ces rapprochements dans l’imaginaire collectif communautaire.

À l’hostilité pour le prochain réplique donc l’engouement pour le lointain. Se prévaloir d’une solidarité empathique pour celui qu’on ne rencontrera jamais, tout en refusant de seulement voir celui qu’on croise pourtant tous les jours : la bonne conscience à peu de frais et surtout la société de l’obscène dans toute sa puissance. Les communautés forment autant de forteresses fermées à l’altérité, des mondes en miniature qui évoluent sans un regard pour les autres. Dans l’espace physique, on se croise et on s’esquive dans une superbe ignorance – on fait tout pour se soustraire à la possibilité d’une rencontre, tout frottement est vécu comme une agression ; tout membre d’un autre monde est perçu a priori comme un ennemi.

Et dans la lumière de l’espace public de confrontation des idées et des opinions, on ne communique pas : au mieux, on s’insulte. Les réseaux dits sociaux imposent leur modèle… qui n’a rien de « social » ni même de « sociable » mais entretient les bulles de confirmation des biais idéologiques, de renforcement des préjugés, de construction de l’entre-soi. Les algorithmes ne me montrent que des contenus qui valident ce que je pense déjà et encouragent la radicalisation, notamment par la rétribution ludique des « likes ». Plus je m’enferre dans des positions radicales sans nuance, plus les scores de « j’aime » augmentent, que je confonds sciemment avec une légitimation de mon discours. Mais les algorithmes ne s’arrêtent pas là : ils sont aussi conçus pour provoquer des carambolages idéologiques, des collisions artificielles de bulles opposées : la rencontre d’un avis inverse ou différent devient insupportable et emporte immédiatement invectives, insultes et menaces – les meutes sont lâchées et, bien à l’abri, laissent libre cours à leur soif de sang. La déréalisation de l’autre par l’intermédiaire des écrans autorise toutes les transgressions.

En revanche, lorsque, par hasard, par erreur ou par malheur, on rencontre dans la vie réelle un individu appartenant à une autre bulle, le fracassement contre l’autre réalité se résout, au choix, par l’explosion de violence ou par l’autocensure : ne surtout pas aborder des sujets qui pourraient fâcher. Dans les deux cas est congédiée l’hypothèse – à proprement parler inenvisageable – de la discussion, de l’argumentation et, surtout de la possibilité de remise en cause des dogmes de sa chapelle. L’espace public est atomisé.

La balkanisation du monde commun

La méthode de découpage de la nation en tranches de saucisson par le marketing est un tel succès que tous le reprennent à leur compte. En politique, au premier chef, au service d’un clientélisme cynique qui transforme les campagnes électorales en un gigantesque racolage des bulles d’entre-soi, ciblées selon leur critère de coagulation. Les partis servent à chaque communauté le discours qu’elle est censée vouloir entendre, sans aucune cohérence d’ensemble, sans vision du monde susceptible de rassembler. Au contraire, ces pratiques répugnantes, négations absolues du politique, ne font que renforcer les divisions déjà à l’œuvre.

Or, si les clivages sont multiples, le plus grand danger pour le corps social apparaît lorsqu’ils se superposent et se renforcent mutuellement au point de pulvériser la nation. Nous vivons une forme de ségrégation qui n’a rien à voir avec les fantasmes d’un « racisme systémique » qui alimente le juteux petit business d’entrepreneurs de haines identitaires. Point de « racisme d’État », de « racisme systémique » ni autres billevesées qui font frémir les petits bourgeois de Paris 8, de Sciences Po ou de l’EHESS et bourrent le crâne de gamins déracinés ; mais un empilement de ghettoïsations : territoriales, sociales, culturelles, générationnelles… Les divisions de plus en plus visibles sur la carte électorale, scrutin après scrutin, n’en sont qu’un symptôme. C’est tout notre monde commun, cet arc tendu entre les morts, les vivants et les à-naître, qui est brisé en un archipel de mondes parallèles ; notre nation qui est balkanisée. Les tesselles de mosaïques ne forment nul motif.

Décentralisation après décentralisation, le territoire français, laissé aux mains des technocrates et des intérêts privés des petits barons locaux, s’est transformé en une juxtaposition de fiefs féodaux. La métropolisation concentre pouvoir et argent dans des centres urbains au patrimoine massacré pendant que les zones périphériques sont abandonnées par l’État à l’oubli ou au mépris pour la France périphérique, aux mafias criminelles et religieuses pour les fameuses « banlieues ». Les identitaires en profitent pour faire leur miel de cette « France en mietttes » (Benjamin Morel) qui voit des frontières infranchissables se dresser à l’intérieur même du pays.

Elles recouvrent pour une bonne part les fractures sociales qui, depuis la campagne de Chirac en 1995, inspirée du très lucide Philippe Séguin, n’ont fait que se creuser. Alors qu’au sein de la fausse « gauche », on continue de croire que les prolétaires n’existent plus pour mieux draguer les caïds et les bobos des centres-villes, toute une partie de la France sombre dans la misère et ne peut plus remplir son frigo le 12 du mois. La mise en avant des figures de « transfuges de classes » (parfaitement analysée par Christophe Guilluy), incarnant une « exceptionnalité » absolue, n’est qu’un spectacle minable pour renforcer encore le mépris réciproque entre les élites médiatico-politiques qui dominent l’espace public archipellisé et les classes populaires rendues invisibles. Bobos de centres-villes contre beaufs de la France périphérique : chacun chez soi et interdit de franchir le Rubicon. Ainsi se resserre l’enfermement dans les classes sociales. Alors que le rôle de l’école, par la transmission des savoirs, est d’émanciper l’élève de ses déterminismes pour en faire un citoyen, l’effondrement de l’instruction entérine la reproduction sociale comme nouveau modèle de société. « L’ascenseur social est cassé », se lamente-t-on complaisamment tout en achevant l’école comme, dans un mauvais western, on achève un cheval : la larme à l’œil et une balle dans la tête.

L’émiettement en bulles hermétiques se ressent jusque dans l’évolution de la langue qui subit un véritable massacre. Je l’ai dit plus haut, je le répète, parce qu’il me semble que c’est là un point tragiquement symbolique. Chaque bulle d’entre-soi développe son propre dialecte, sabir au vocabulaire limité à quelques centaines de mots – même plus une langue, à peine un langage. Comment, amputée des richesses de la langue et soumise à des novlangues manipulées et manipulatrices, la pensée peut-elle encore décrire les nuances du réel ? Elle ne le peut… ni même ne le souhaite. En effet, le réel lui-même est fragmenté et, au sein des forteresses identitaires, l’idéologie tient lieu de réalité de substitution. Chacun défend sa propre vision d’une histoire qui ne peut plus être la même ; s’opposent des récits concurrents et surtout incompatibles entre eux. Ces interprétations, téléguidées par les idéologies à l’œuvre au sein des groupes, virent au délire. Fantasmes paranoïaques, complotistes, obscurantistes puisent aux formes les plus caricaturales d’une religiosité kitsch et profitent à plein d’une inculture devenue fière d’elle-même.

C’est peut-être même tout ce qui nous rassemble encore : une commune inculture. Le néant devient le commun partagé ; le monde commun réduit à rien, au rien. Le rien-à-foutrisme de la culture de l’avachissement demeure sans doute notre seul lien, un lien purement négatif, une sorte de sinistre Schadenfreude. Ce qui traverse tous ces mondes parallèles, ce qui nous relie, ce qui nous est encore commun, c’est notre petitesse, notre veulerie. On ne fonde pas un peuple sur un tel gouffre. Une nation, encore moins.

La dernière mobilisation nationale d’ampleur, après les assassinats de Charlie Hebdo, n’était qu’une illusion : un souvenir mort-vivant, le dernier rayon que lançait le crépuscule de la nation avant de disparaître définitivement. En témoigne, depuis, notre incapacité à réagir collectivement aux scandales les plus odieux autrement que par l’indécente multiplication des niaiseries et le déversement de moraline par hectolitres. Que faisons-nous lorsqu’un professeur est coupé en deux, au nom d’une idéologie criminelle ? Une minute de silence, des bougies et des nounours. Et de grandes proclamations qui transforment en slogan collaborationniste le texte touchant d’un homme qui ne voulait que survivre : « Vous n’avez pas ma haine », parfaitement digne tant qu’il était individuel, est devenu un détournement, honteux symbole de notre délabrement.

Et puis, après le numéro de claquettes ? On repart comme si de rien n’était, par peur de froisser ceux qui se réjouissent ouvertement du crime, de se frotter à eux. Ou par désinvolture. À chaque fait divers, l’émotion dévaste tout. Chacun prend parti pour ou contre… ou s’en fout. L’empathie bien comptée se distribue selon ce que représentent victime et bourreau. Selon son monde, selon sa bulle, selon sa communauté et son idéologie, la première est encensée, oubliée ou transformée en bourreau ; le second, de son côté, subit un sort symétrique et se voit harcelé ou bien sanctifié. Souvent tout cela en même temps, en fonction des mondes séparés qui s’affrontent. Chacun sa France, chacun sa douleur, chacun ses petits intérêts bien comptés et ses réactions épidermiques téléguidées.

La tyrannie des minorités signe la mort de l’universalisme. La raison renvoyée en exil, demeure, sous les ruines d’un monde commun dépecé, un individu incapable de s’abstraire de ses intérêts privés et de s’élever à la puissance du citoyen, soumis au joug des dogmes identitaires, entièrement voué à ses passions tristes de consommateur effréné, enfermé au fond d’un cachot doré où il adore le bruit de ses chaînes. Il ne demeure plus trace de raison, de grandeur, d’honneur ni de vertu civique. Nous nous échinons à vouloir croire que nous vivons des temps intéressants – nous ne sommes que les derniers hommes du Zarathoustra, des monades repues qui nous ennuyons. Le climat de guerre civile larvée entre des bulles qui se détestent est étouffant mais la culture de l’avachissement empêche le basculement dans le véritable conflit armé. Heureusement, sans doute. Mais au fond, je ne sais si c’est mieux ou pire : le pourrissement lent et continu convient finalement très bien à tout le monde, ou plutôt : à tous les mondes.

Cincinnatus, 17 juin 2024

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

3 réflexions au sujet de “Les mondes parallèles”

  1. Cinci : un humaniste au sens historique du terme. Un intellectuel engagé. Cet article, comme les autres, réconforte, redonne foi en l’humanité.

    Cinci, faites une liste, s’il-vous-plaît, des œuvres que vous conseilleriez à de jeunes adolescents lycéens : 14/17 ans. Ces jeunes dont l’esprit est embrigadé déjà, ces jeunesses wokistiennes.

    Comme Rabelais en son temps, proposez une éducation humaniste.

    Que dire à ces jeunes filles de 14 ans qui excusent le viol, parce que la victime en question avait une tenue provocante ? C’est exactement ce que m’a rapporté ce soir ma fille de 14 ans, elle avait eu un débat avec un groupe d’amies.

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    1. Merci beaucoup pour ce message qui me touche.
      Que lire adolescent ? J’aimerais dire : Camus (les romans et le théâtre pour commencer), Gary (à peu près tout), Yourcenar (d’abord les grands romans : Hadrien, L’Œuvre au noir), de la poésie (il y a chez les grands du XIXe des séductions auxquelles les adolescents peuvent être sensibles)… mais peut-être suis-je trop optimiste ?
      Cincinnatus

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      1. Merci de votre réponse et non, du moins je l’espère, vous n’êtes pas trop optimiste.

        Il n’y a aucun doute pour la poésie du 19e, elle touche absolument les adolescents.

        En ce qui concerne les autres auteurs, je ne les ai jamais proposés à mes élèves qu’en extraits, mais je suis en train de lire Chien blanc que je ne connaissais pas et ce roman est d’un perspicacité réjouissante, il me touche, il me fait rire.

        Pour finir, je crois qu’il faut combattre le mal à la racine. Il me semble que l’éducation nationale est la priorité.

        C’est un combat qu’il est impossible de mener sans y laisser des plumes.

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