Le carnaval des partis

Scène de Carnaval, ou Le Menuet, Giandomenico Tiepolo (1754)
Musée du Louvre, Département des Peintures

Les partis politiques français se livrent à un bal masqué dont plus personne n’est dupe. Dans une entreprise commune d’enfumage généralisé, l’écart entre, d’une part, le positionnement affiché et, d’autre part, les discours, programmes et idéologies, ne cesse de se creuser, à tel point qu’aucun n’occupe sur l’échiquier la place qu’il prétend être la sienne.

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LFI revendique d’incarner « la gauche », la seule, la vraie, l’unique, l’authentique… bref, la gauche canal historique. Cette confiscation monopolistique de ce qui est devenu une simple marque se heurte frontalement à la réalité. Qu’est-ce donc que cette « gauche » qui méprise le peuple, abandonne la France périphérique, calomnie la patrie, détruit la laïcité, se fiche du social ? Depuis 2017 et la victoire de la ligne identitaire sur la ligne républicaine, les nombreuses purges ont laissé le parti aux mains des indigénistes, décoloniaux, racialistes, néoféministes, woke, obsédés du culte et autres antisémites islamisto-compatibles, aux principes finalement bien plus proches de ceux de l’extrême droite. LFI, c’est la gauche Gobineau.

EELV confisque le créneau écologiste mais n’a aucun scientifique parmi ses cadres dirigeants, relaie la propagande antinucléaire dictée par les lobbies gazier et minier, ne promeut que des « solutions » catastrophiques pour l’environnement, se complaît dans des délires ésotériques et antiscientifiques, préfère les sorcières aux ingénieurs, s’intéresse bien plus aux billevesées sociétales qu’à la planète, rêve d’abattre toutes les frontières pour la plus grande joie du MEDEF, joue les petits inquisiteurs à la moraline culpabilisante, s’ingénie à régenter nos vies privées et s’institue en police du slip, embrasse toutes les causes les plus antirépublicaines… bref : les « khmers verts » n’ont jamais aussi bien mérité leur surnom.

Le PS s’imagine encore à la fois « socialiste » et le centre de gravité de la gauche. Deux illusions. Sans même avoir la cruauté de rappeler les origines du socialisme – qui, au sein de ce parti et de ses électeurs est encore pour l’abolition de la propriété privée ? – l’épithète aurait dû depuis longtemps (au moins 1983) être retirée pour respecter la réalité : un parti vaguement social-démocrate, à la ligne idéologique tiraillée entre néolibéralisme et pur opportunisme : « les socialistes sont nés pour trahir ». Quant à son rôle sur la scène politique nationale, sa trop longue agonie l’empêche de voir qu’il ne représente plus rien. Rien qu’un ramassis de médiocres apparatchiks qui s’accrochent à leurs places comme des moules à leur rocher. Les quelques figures encore dignes qui y demeurent par nostalgie ou habitude feraient mieux de quitter rapidement le radeau pour mieux le laisser couler définitivement.

Renaissance, la dernière résurgence du macronisme, est censé incarner le nec plus ultra du centrisme – « l’extrême centrisme » a-t-on même entendu. Pourtant, celui que François Bayrou a jadis adoubé s’est toujours comporté comme l’héritier de Nicolas Sarkozy, bien plus que comme celui du troisième homme de 2007. Au point de dépasser largement l’ancien Président dans tous les domaines. Le chantre de la start-up nation a réuni autour de lui tous ceux dont les autres partis ne voulaient plus ainsi que ces « amateurs » dont il est si fier et qui ne font de la politique que pour augmenter leur profil linkedin. Communiant tous dans l’idéologie néolibérale, ils détruisent l’État, la République et la France avec une joie sinistre. Leur Renaissance ressemble furieusement à notre Enterrement.

LR détient sans doute la palme du foutage de gueule. Le parti descendant du gaullisme en a soigneusement trahi tous les principes, saboté toutes les constructions, bradé l’héritage. Il n’y reste absolument plus rien de la pensée ni de l’action du Général, rien de ce qu’il avait entrepris, rien de ce qu’il aurait pu transmettre… et ses fossoyeurs osent encore s’en prétendre les gardiens de la flamme. Le mensonge va jusqu’au choix du nom : s’appeler « les Républicains », quand on n’est que le club des petits télégraphistes du néolibéralisme – opposé idéologique du républicanisme –, il faut oser. Mais ils osent tout… c’est même à ça qu’on les reconnaît, paraît-il.

Le RN poursuit sa mue. Le parti de la fille Le Pen brouille volontairement les cartes en servant à chaque segment marketing de l’électorat un discours sur-mesure, souvent sans rapport ni cohérence avec celui conçu pour une autre clientèle. Cette stratégie de « parti attrape-tout » fonctionne – certes, en grande partie grâce à la nullité de la concurrence. Les accusations en « extrême droite » ne servent qu’à lui faire gagner plus de voix, tant elles tombent à côté de la plaque. L’accuser d’être un parti nazi, fasciste, etc. est ridicule et ne témoigne que de l’inculture historique et politique de ceux qui profèrent de telles billevesées pour flatter leur bonne conscience : idéologie, discours et programme piochent opportunément tantôt à droite tantôt à gauche ; quant à son action au pouvoir, s’il y parvenait, elle ressemblerait beaucoup à du sarkozisme en plus dur. Combattre le RN en tant qu’adversaire politique est tout à fait louable – mais il faut le faire correctement, c’est-à-dire en le prenant comme il est et non comme il serait commode qu’il soit.

Reconquête s’imagine résurgence du gaullisme et agrège une étrange coalition de patriotes sincères et d’identitaires radicaux, de souverainistes orphelins et d’ultramontains archaïques, de transfuges du FN nostalgiques de Jean-Marie et de partisans de l’alliances des droites… bref, un gloubi-boulga où domine le ressentiment. Idéologiquement, Éric Zemmour a cherché pour la dernière élection présidentielle la synthèse impossible entre républicanisme, néolibéralisme et identitarisme. Après l’échec, pourtant prévisible, il se retranche sur un positionnement plus classique, incarné par la figure de Marion Maréchal, caution familiale du legs lepéniste. Malgré les dénégations et l’ambition affichée d’attirer les patriotes et souverainistes, il occupe peu ou prou l’espace du FN historique, laissé vacant par le RN.

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La guerre, c’est la paix.
La liberté, c’est l’esclavage.
L’ignorance, c’est la force.

La situation est orwellienne. Aucun parti n’est à sa place. Pour résumer, officiellement, nous avons successivement, en partant du plus à gauche, LFI, EELV et le PS ; puis, au centre, Renaissance ; à droite, LR ; et à l’extrême droite le RN et Reconquête – ces derniers refusant obstinément ce classement imposé par d’autres. Or chacun sent bien que cette répartition, confortable et paresseuse, ne rend absolument pas compte de la réalité. Au regard des lignes idéologiques majeures au sein de ces partis, une représentation plus juste sur l’axe gauche-droite mettrait au centre le PS, puis, en allant vers la droite, viendraient Renaissance et LR, ensuite le RN, enfin Reconquête, EELV et LFI. Image scandaleuse pour tous ces militants « de gauche » qui n’ont toujours pas compris que leur antiracisme est raciste, que leur antisionisme est antisémite, que leur multiculturalisme est communautariste, que leur wokisme est identitaire… et, surtout, qu’ils ne représentent pas le Camp du Bien© mais celui de la bêtise.

Néanmoins – et même si elle a le mérite de montrer le déplacement du centre de gravité de la vie politique française et la coagulation de l’offre idéologique –, cette nouvelle répartition, nonobstant les cris d’orfraie, n’est toujours pas satisfaisante. La grille d’analyse en termes de gauche et de droite est trop limitée, insuffisante pour comprendre et analyser la tectonique idéologique de notre vie politique. D’autres, elles aussi imparfaites, doivent lui être ajoutées. La réflexion à partir des grandes visions du monde qui s’affrontent – républicaine, néolibérale et identitaire – me semble toujours pertinente. Conçues comme des idéaux-types, ces grandes familles de pensée politique mettent en lumière les imaginaires collectifs à l’intérieur de chaque parti, révèlent leurs contradictions internes et les hiatus entre colonne vertébrale idéologique et positionnement affiché.

La nécessaire recomposition en profondeur du paysage politique pour correspondre aux fractures idéologiques réelles n’arrivera jamais à cause des partis qui s’accrochent à leur illusion de survie – alors que, dans l’intérêt général, on ne peut souhaiter que leur disparition. Ils (se) racontent des histoires insensées sans aucun rapport avec ce qu’ils sont ou font vraiment… mais peu importe puisque, en cette période de délire collectif qu’Orwell n’aurait osé imaginer advenir, il suffit d’affirmer « je suis… » ou « tu es… » pour que le réel disparaisse. La croyance en la performativité d’un langage tout-puissant élève la pensée magique au rang de méthode totalitaire. La « fin des idéologies », tant proclamée, apparaît pour ce qu’elle est : le triomphe de l’idéologie comme filtre-écran devant la réalité. Passée par ce prisme, elle se diffracte en une multitude de croyances sur-mesure, tenues pour plus réelles que le réel lui-même. Les mots n’ont plus de sens, chacun pouvant choisir d’en modifier la définition à volonté – nous n’avons plus de socle commun.

Cincinnatus, 27 mai 2024

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

2 réflexions au sujet de “Le carnaval des partis”

  1. Excellent constat. L’espèce ,sa nature, les évolutions possibles au regard de l’abandon des droits de l’homme, de la laïcité ? En démocratie la majorité doit gouverner. Nous retournons vers un pouvoir fort épaulé par une religion.

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  2. Bonjour Cinci,

    Merci pour ce constat et cette réflexion qui donne matière à penser et pour laquelle je souscris en grand partie, notamment les dérives extrémistes de la LFI depuis la dernière campagne présidentielle.

    J’aurai un bémol avec le parti LR qui continue pour certains, je pense en ce moment à FX Bellamy a essayé de garder une constance dans la défense des idéaux républicains (liberté, égalité, fraternité, laïcité) même si son positionnement économique penche plus vers un libéralisme classique.

    Votre analyse oublie également le PC qui tant bien que mal essaie au moins médiatiquement de faire revivre le collectif face à l’individualisme égocentré, la laïcité face au communautarisme, même s’il est vrai que leur dernier suffrage reste faible…

    Cordialement,

    K

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