Dire ce que l’on voit

La Parabole des aveugles, Pieter Brueghel l’Ancien (1568)

Le sujet idéal de la domination totalitaire n’est ni le nazi convaincu ni le communiste convaincu, mais les gens pour qui la distinction entre fait et fiction (c’est-à-dire la réalité de l’expérience) et la distinction entre vrai et faux (c’est-à-dire les normes de la pensée) n’existent plus.
Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme (1951)

Une curieuse épidémie se répand dangereusement, qui se manifeste par une nécrose des liaisons nerveuses entre les yeux et la bouche. Nous ne sommes en rien frappés de cécité – enfin, pas tous – mais nous semblons incapables de dire simplement ce que nous voyons. Incapacité à décrire le réel ou refus de nommer les choses telles qu’elles sont, nous nous complaisons dans la position de l’autruche démissionnaire. Nous prenons la méthode Coué au premier degré sur l’air bien connu de Tout va très bien, madame la marquise.

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Le viol des mots

La Tour de Babel, Pieter Brueghel l’Ancien (v. 1563)

La fin d’une civilisation, c’est d’abord la prostitution de son vocabulaire.
Romain Gary, Europa

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France au bord de la crise de nerfs

L’Émeute, Honoré Daumier (après 1848)

L’exécutif

Le Président et le gouvernement ont décidé d’utiliser l’article 49 alinéa 3 de la Constitution française pour clore la séquence politique déplorable que nous vivons avec cette réforme des retraites. Qu’ils aient sincèrement pu penser que cela mettrait fin à la crise paraît ahurissant. Comme si la discussion avortée au Parlement pouvait signifier l’extinction de la colère populaire et le « retour à la normale », quoi que cela veuille dire.

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Reprendre le pouvoir

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Serment du Jeu de paume, le 20 juin 1789, Jacques-Louis David

D’abord, s’accorder sur les principes fondamentaux, intangibles. Une colonne vertébrale idéologique solide, cohérente ; une vision du monde, de la société et de l’homme. Elle existe depuis longtemps. Elle est bien connue, précisément définie. Elle porte différents noms selon le point de vue que l’on choisit d’adopter, selon le chemin intellectuel que l’on a emprunté pour l’embrasser : républicanisme, humanisme civique, universalisme… [1]

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L’indécence commune

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Eric Arthur Blair, alias George Orwell

Le peuple serait doué d’une forme de morale intuitive lui permettant de distinguer « ce qui se fait » et « ce qui ne se fait pas » [1]. Telle est la thèse, ainsi outrageusement résumée, derrière la notion de « décence commune », chère à George Orwell et reprise par Jean-Claude Michéa. Toute l’œuvre du premier est parcourue par cette conviction que le peuple – au sens, ici, des classes laborieuses, singulièrement les ouvriers – possèderait cette capacité viscérale de s’orienter et de choisir entre le Bien et le Mal, entre le juste et l’injuste, entre, surtout, le décent et l’indécent – capacité que les classes supérieures auraient, quant à elles, perdue. Orwell, le socialiste antitotalitaire, increvable défenseur des plus misérables, irréprochable humaniste, défend toujours et partout la dignité humaine – c’est à travers ce prisme, je pense, qu’il faut comprendre cette notion de « common decency » : la dignité pour seul horizon et seul combat [2].
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Fractures sociales ; fractures territoriales

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Le thème de la « fracture sociale » fut soufflé à Jacques Chirac pour la campagne de 1995 par le visionnaire Philippe Séguin. Presque trente ans plus tard, le regretté gaulliste social et ardent défenseur de la souveraineté nationale au destin contrarié [1] aurait sans doute bien des choses à nous dire. La question, difficile à l’époque, semble être devenue insoluble, tant elle subsume, aujourd’hui, un nombre vertigineux d’autres tensions dans la société française. À la fracture sociale, sans doute à mettre elle-même au pluriel, s’ajoutent des fractures économiques, culturelles, identitaires, territoriales, générationnelles, idéologiques… qui, sans se superposer tout à fait, s’aggravent mutuellement et concourent ensemble à accroître le ressentiment national.
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Au nom du peuple

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Les Halles, Léon Lhermitte (1895), Petit Palais

On s’en méfie : le peuple rassemble les couches inférieures, dangereuses, séditieuses, anarchiques.
On le flatte : le peuple s’oppose aux élites corrompues, par son monopole de la « décence commune ».
On le sacralise : le peuple est le synonyme incarné de la nation et du souverain.
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Cinquante nuances de républicains

990px-22the_school_of_athens22_by_raffaello_sanzio_da_urbinoTroisième et dernier billet d’entomologie-très-scientifique-des-idéologies-contemporaines-et-de-leurs-représentants-idéaux-typiques : après les identitaires et les néolibéraux, il est temps de se pencher sur quelques spécimens de la famille républicaine.
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La souffrance en concurrence

Ne te plains pas, ça pourrait être pire : tu pourrais être…

Combien de fois n’a-t-on pas entendu ce genre de phrase, assortie d’un soupir condescendant ? Quelle que soit la cause de votre souffrance (morale, psychologique, physique, existentielle…), par la confidence, vous cherchez en l’autre compassion ou compréhension… et vous ne recevez que la désignation d’une misère tierce, toujours pire que la vôtre, qui légitimerait l’intimation à vous taire. Selon ce sophisme dit « de la double faute », constater l’existence que quelqu’un, quelque part, souffre plus que soi interdirait toute récrimination, toute revendication. Le relativisme de la peine impose le silence. Mais quelle espèce de morale perverse est-ce là ? Lire la suite…

Colère jaune

Je n’ai que réticences à commenter ici l’actualité « chaude » : « la chouette de Minerve ne prend son envol qu’à la tombée de la nuit » rappelait Hegel. L’étripage en règle entre les partisans du mouvement des « gilets jaunes » et ses opposants auquel j’assiste depuis plusieurs jours expose moult arguments, plus ou moins convaincants. Quoique je répugne à me jeter dans cette mêlée, il semble que chacun soit sommé de se positionner et de donner son avis : ne reculant devant aucune occasion de me faire des ennemis, à mon tour !
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