Jeux d’enfants ?

Bruegel jeux d'enfants

Trop sensible, ton sentiment d’injustice hypertrophié fait de toi un écorché vif. Pour toi, c’est un sentiment normal, évident. Tu ne peux pas accepter l’atonie, l’indifférence coupable des autres. Adultes ni enfants ne comprennent tes réactions qu’ils jugent parfois violentes, souvent disproportionnées ; alors qu’à tes yeux, il leur manque une décence élémentaire, comme si l’organe de la justice leur était amputé au point de les faire sombrer dans l’aveuglement quant aux monstruosités qui se déroulent devant eux. Insensibles à la souffrance, tu les considères complices de l’injustice qui dirige le monde et de celles dont tu es témoin… ou victime.

Face à cette désinvolture qui te paraît une démission, tu préfères user de cette remarquable capacité à dissimuler, à masquer, à ruser, pour que les adultes ne voient rien de ce que tu subis, ne sachent rien de que tu vis. Ni les enseignants ni, surtout, tes parents, ne se doutent qu’au-delà des chamailleries de gosses, il y a les insultes et les violences. Parce que tu t’intéresses aux cours, parce que tu aimes bien les maths, parce que tu lis les livres au programme, tu es l’« intello », le « faye », le « pougne », la « boule », la « tronche ». Personne ne t’appelle par ton prénom : ces surnoms méprisants, accompagnés de bruitages écœurants te collent et t’isolent. En classe, dans la cour comme à la sortie, ils scandent les humiliations. Plusieurs fois par semaine, en rentrant chez toi, tu dois nettoyer les chewing-gums et les mollards mousseux et visqueux de ton sac, de tes vêtement, parfois de tes cheveux, avant que tes parents ne s’en aperçoivent. Tu préfères presque quand c’est la boue dans laquelle ils t’ont jeté ou qu’ils t’ont lancée dessus : plus facile à expliquer.

Tu redoutes les sonneries de fin de classe : elles signifient la descente dans l’arène. La cour, c’est l’enfer. Quoique tu essaies de rester dans un coin abrité, dos à un mur, visible des adultes, tu ne réussis pas toujours à échapper aux passages à tabac, une dizaine de petites brutes en cercle autour de toi qui chantent en te tapant en rythme sur la tête. Ils ne connaissent rien au divin marquis mais expérimentent déjà le sadisme. Certains sont venus te voir discrètement pour te témoigner leur sympathie… mais aucun ne résiste à l’effet de groupe, à la peur de devenir à leur tour la cible des quolibets et des brutalités. Peu importe qu’une poignée d’imbéciles dirigent la meute : ceux qui participent à la curée te révoltent autant.

Tous les prétextes sont bons : la couleur des cheveux, le timbre de la voix, la forme des dents. En matière de cruauté, l’imagination des enfants n’a pas de limite. Et la bêtise en culotte courte n’a pas de sexe : tu vois autant de filles que de garçons chez les bourreaux comme chez les victimes. Ainsi de C. dans une autre classe, qui à force de se faire traiter de grosse par tous ses camarades a été hospitalisée à 23kg. Ou de E. qui subit les insultes les plus ignobles parce que son corps est plus formé que celui des autres filles de son âge ; le premier jour de ses règles restera sans doute un de ses pires traumatismes tant les regards et les moqueries ont été abjects. Dans la cour de récré, il ne peut y avoir que deux catégories : ceux qui creusent le bac à sable et ceux qui tiennent le pistolet à eau. Les chromosomes ne comptent pas, filles comme garçons subissent ou font subir.

En ce qui te concerne, ta taille et tes piètres qualités sportives te valent les saillies les plus cinglantes et les coups les plus durs. Tu te fiches un peu d’être à chaque fois le dernier choisi pour jouer dans une équipe, bien que cela demeure blessant, tu souffres surtout que les jeux soient systématiquement le prétexte aux tacles à hauteur de tibias et aux bousculades qui te laissent jambes, bras et visage égratignés. Paradoxalement, les crétins se révèlent plutôt malins pour maquiller leurs exactions et faire passer les coups pour des « accidents ». Ainsi prends-tu garde à qui se trouve devant et derrière toi dans les escaliers : les coups de pied de l’âne par celui qui te précède sont aussi classiques que les attrape-pied par celui qui te suit et cherche à te faire chuter sur les marches. Même dans la classe, tu ne peux pas toujours échapper à tes bourreaux. Les boulettes de papier gorgées d’encre ou de salive qui te sont envoyées dessus ou les coups de compas dans la cuisse ou le bras ne te laissent guère de répit.

Tu évites de te plaindre aux adultes. Que pourraient-ils faire ? Dans le meilleur des cas, tu changerais d’établissement parce que ce sont les victimes qui doivent fuir. Mais en quoi serait-ce différent ailleurs ? Surtout, tu sais que si tu restes, tu subiras les conséquences de tes plaintes.
Et puis, de toute façon, tu ne leur fais plus confiance. Tu n’oublieras jamais quand cette pionne a rejoint le groupe qui t’avait volé ta trousse et t’encerclait en se la lançant par-dessus toi alors que tu tentais vainement de la récupérer ; celle dont la fonction consistait à vous surveiller se réjouissait ouvertement de ta déconfiture et riait de bon cœur de te voir courir en tous sens ; lorsqu’enfin le jeu a pris fin, en larmes, tu n’as pas su garder pour toi ta colère et tu l’as insultée… résultat : puni, tu as subi une injustice sur une injustice. Alors comment leur faire confiance, aux adultes ? Tu te méfies d’eux, tu caches, tu mens.

Sauf que là-dessus, tu as tort. Les adultes ne sont pas défaillants. Si certains sont des complices des caïds de cour de récré, évite-les et tourne-toi vers les autres. Vers tous ceux qui ne voient pas parce qu’ils ne peuvent pas tout voir, en particulier ce que tu as l’immense talent de dissimuler, mais qui sont là pour t’aider, pour te protéger, et qui sauront le faire. Fais-leur confiance. Montre-leur, parle-leur. À tes profs, à tes parents. Dis-leur ce que tu vis, ce que tu ressens. N’attends pas qu’il soit trop tard ; n’attends pas de ne plus pouvoir supporter les insultes, les humiliations, les coups ; n’attends pas que cette brute qui te harcèle depuis trop longtemps fasse le geste de trop – celui qui finalement lui a coûté un œil.

Tu sais que tout cela passera. Tu espères qu’il y a un après, que ces années en enfer ne sont qu’un rite de passage et tu t’accroches à la perspective que dans dix ans, dans trente ans, quand tu croiseras tes bourreaux, rien ne te fera envier leur misérable destin alors que toi, toi, tu seras fier de ce que tu seras devenu. En attendant, tu subis. Tu souffres. Tu apprends. Tu n’oublieras pas.

Cincinnatus, 3 septembre 2018

PS : reconnaissance à tous les amis qui m’ont fourni exemples et récits pour ce billet. Que les enfants qui nous suivent dans ces tranchées en sortent un peu moins fracassés que nous.

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

6 réflexions au sujet de “Jeux d’enfants ?”

  1. Il n’y a pas de discours à opposer à cette méchanceté, ni morale, ni valeurs, ni explications, ni conditions sociales à décharge, etc.
    Cela ne se fait pas, c’est tout !
    Et pour le coup, si je puis dire, l’impératif est catégorique
    Merci de rappeler ces réalités

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