Fraternité

Le Serment des Horaces, Jacques-Louis David (1784-1785)

Homo sum nil hominum a me alienum puto
Je suis homme et rien de ce qui est humain ne m’est étranger
Térence, L’Héautontimorouménos

Peut-être la grossièreté est-elle la seule incarnation vraie et complète de la fraternité de nos jours.
Gary, L’affaire homme

Le troisième terme de notre devise, qui la conclut et donc l’ouvre ou la clôt, semble toujours un peu décalé par rapport au deux autres, à un autre niveau. Nul débat enflammé, comme à propos de la liberté ; aucune attaque de front, comme au sujet de l’égalité ; tout juste une forme de dédain envers un concept qui passe aisément pour naïf ou illusoire à ses détracteurs… et même, in petto, à certains de ses défenseurs. La fraternité se trouve ainsi reléguée au second plan, comme effacée par le bruit et la fureur que les deux autres principes ou concepts génèrent dans la pensée et dans la discussion. Sans doute parce que la liberté et l’égalité appartiennent pleinement au domaine politique alors que la fraternité se conçoit intuitivement ailleurs, en-deçà ou au-delà du politique. Au point que l’équilibre de la devise puisse être remis en cause par cet ajout en apparence hétérogène.

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Moraline à doses mortelles

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Couvrez ce sein, que je ne saurais voir :
Par de pareils objets les âmes sont blessées,
Et cela fait venir de coupables pensées.

Molière, Le Tartuffe ou L’imposteur, Acte III, Scène 2

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J’ai toujours préféré les moralistes aux moralisateurs.

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Nous devons tant à Machiavel. Loin de la vulgate qui en fait un manipulateur cynique et l’alibi de tous les despotes, le penseur florentin, que ce soit dans son Prince ou dans ses Discours sur la première décade de Tite-Live, occupe toute son intelligence, et la finesse de sa plume, à analyser les mœurs politiques – et à défendre l’humanisme civique en lisant les institutions de la Rome antique avec l’œil du républicain de la Renaissance. Parmi ses précieux apports à la pensée, il affranchit le politique de la morale. Lire la suite…

Mascarades de la pureté

Portrait de Friedrich Nietzsche, par Edward Munch
Portrait de Friedrich Nietzsche, par Edward Munch

« Les gauchistes sentent le curé froid ! » : non seulement François Cavanna, fondateur de Charlie Hebdo, avait trouvé une formule géniale mais, surtout, il n’aurait pas imaginé à quel point elle serait plus pertinente encore à mesure que les idéologues de la pureté gagneraient en puissance et tenteraient d’imposer leur vision du monde au reste de la population. Et avec quel sinistre esprit de sérieux ! – incapables d’humour ni de légèreté, ils ne tournent vers le monde que le méchant rictus dont ne peut se départir celui persuadé de son infinie bonté. Lire la suite…

Quel monde pour toi, ma fille ?

Tu viens d’avoir trois ans, ma fille. Dans quel monde en auras-tu trente, vers le mitan du siècle ? Ce siècle dans lequel je suis entré à déjà vingt. Enfant du vingtième et homme du vingt-et-unième, je me sens surtout millénaire. Frémiras-tu, toi aussi, au souvenir de cette mer Égée qui porte les vaisseaux des Achéens vers l’Est et l’immortalité ? Ou toutes ces histoires qui me constituent vous seront-elles étrangères, à toi et à tes compagnons temporels ? Je sens aujourd’hui survenir la rupture du fil ténu qui relie les vivants aux morts, les présents aux passés. L’augmentation des fondations, conception romaine de la culture qui m’est parvenue non sans mal, signifiait un respect critique et cette volonté de transmission que je t’assène dans mon effroi devant son obsolescence. Le monde commun semble s’anéantir sous nos yeux, à mesure que la culture s’éteint. Nous avons dilapidé notre héritage, faute de nous y intéresser, de chérir ce patrimoine comme il se doit. Que vous lèguerons-nous, sinon un monde amnésique – le contraire d’un monde, donc ? Fin de la transmission [1]. Lire la suite…

Comment fonder le droit de punir ? – Conclusion

Précédent : 2. La sortie du cadre juridique

Le droit pénal se trouve à l’intermédiaire du droit privé et du droit public puisque le crime est un tort porté à la fois à un individu et à la société – ce qui signifie que tout crime est politique au sens le plus fort du terme [1]. Il peut l’être selon différents degrés, rendant possible l’établissement d’une hiérarchie des crimes en fonction de leur ordre politique ou, ce qui revient au même, en fonction du degré de négation de l’autre. Or, lorsque le crime atteint ce niveau de négation totale de l’humanité de l’autre, par exemple dans le cas du génocide des Juifs tel que le procès d’Eichmann l’a éclairé, il n’est pas certain que le concept de crime contre l’humanité apporte une réponse claire et décisive quant à l’aspect qualitatif de la Shoah. Le tribunal de Jérusalem n’a pas su établir de différences absolues entre discrimination, déportation et génocide : y a-t-il un seuil qualitatif dans les décisions de Wannsee ? Si oui, alors il y a un seuil qualitatif entre crime de guerre et crime contre l’humanité. Lire la suite…

Comment fonder le droit de punir ? – 2. La sortie du cadre juridique

Précédent : 1. Le nécessaire fondement en raison

Si l’objectif de Kelsen est de construire un droit auto-légitimé ne trouvant son origine dans aucune autre sphère que juridique, il ne peut faire reposer le droit de punir que sur une « norme fondamentale supposée » qui ne légitime pas de façon totalement convaincante la sanction. En effet, d’autres modèles proposant des sources du droit de punir extérieures au cadre fermé du juridique peuvent sembler aussi légitimes : ainsi de la colère et de la vengeance à l’origine du châtiment chez Nietzsche ; ou l’examen de la dynamique historique du droit de punir au sein du mouvement général de l’institution d’une société disciplinaire chez Michel Foucault. Par ailleurs, les effets de bord induits par des changements d’échelle montrent d’autres difficultés quant à la fondation du droit de punir : quelle proportionnalité adopter lorsque le crime lui-même se fait crime au-delà des crimes et nie jusqu’à l’humanité d’individus ou de groupes entiers d’individus ?


Sommaire :
I. D’autres généalogies
A/ Le spectacle de la violence
B/ Châtier le corps, corriger l’âme
C/ La « société disciplinaire »
II. Punir le crime au-delà des crimes
A/ Légitimer un procès hors-normes
B/ Défendre l’indéfendable
C/ Juger l’extraordinaire


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Comment fonder le droit de punir ? – 1. Le nécessaire fondement en raison

Précédent : Introduction

La nécessité de fonder le droit de punir en raison est apparue avec la réforme juridique de la fin du XVIIIe siècle, afin de confisquer aux individus leur droit de se venger dans une société qui ne tolèrerait plus la violence individuelle, mais aussi de le débarrasser de l’arbitraire du souverain et de neutraliser en lui les racines religieuses, voire morales. Ce nécessaire fondement en raison, en rupture avec l’ordre précédent, repose avant tout sur le principe de proportionnalité, institué par la loi du talion, qui débouche progressivement sur celui de l’individualisation des peines. Au XXe siècle, un juriste positiviste tel que Hans Kelsen, cherche ainsi à fonder scientifiquement une Théorie pure du droit montrant que l’ordre juridique est socialement immanent et qu’il porte obligatoirement en lui la sanction.


Sommaire :
I. Le mouvement de réforme du XVIIIe siècle
A/ Contre l’excès de pénalité
B/ La recherche de la proportionnalité
C/ L’individualisation de la peine
II. La tentative du positivisme juridique
A/ Élaborer un droit de punir rationnel
B/ Définir l’acte illicite
C/ Légitimer l’ordre normatif juridique


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Comment fonder le droit de punir ? – Introduction

Avec cette nouvelle série de billets dans la catégorie « Ils pensent », je poursuis l’exploration de concepts qui me semblent importants, en prenant toujours pour guides quelques grands auteurs dont j’essaie de suivre pas à pas les réflexions, jusque dans leurs hésitations, leurs contradictions ou leurs impasses. L’objet de cette série : une question politique aussi fondamentale que vertigineuse – comment fonder le droit de punir ?, à partir des travaux de Michel Foucault, bien sûr, mais aussi Hans Kelsen, Friedrich Nietzsche et Hannah Arendt, entre autres. Lire la suite…

Au-delà de la vie et de la mort : l’immunité (J. Margulies)

Pour la première fois, j’ai le plaisir d’accueillir ici l’article d’un auteur invité. Je remercie Johann Margulies, écrivain, ingénieur et ancien enseignant à Sciences Po, d’avoir choisi ces carnets pour publier ce très beau texte dans lequel il analyse la crise sanitaire en cours à travers le concept d’immunité.

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25 avril 2020. De cet événement paradoxal de l’imminence d’un effondrement viral qui n’a pas encore eu lieu, précisément qui n’aura – on l’espère – jamais lieu car nous nous en immunisons par le biais du confinement, le monde, notre monde s’en est retrouvé suspendu puis réduit à une forme épurée et minimale : la débâcle nous disions alors, et avec elle, révélés l’insensé de nos institutions et l’appel impitoyable de notre besoin de justice. Fictions burlesques, l’être révélé pour ce qu’il est : absurde. Lire la suite…

La société de l’obscène

L’ignoble est devenu la règle. Images des incendies australiens, vidéos tournées clandestinement dans des abattoirs ou des élevages intensifs [1], matraquage de scènes d’humiliations d’individus ou de massacres de populations entières… le chapelet d’ignominies s’égrène sur tous les écrans dans une juxtaposition clipesque aux effets narcotiques. La diffusion continue d’images atroces de souffrance, d’actes odieux commis contre l’homme, le vivant ou la planète dévoile ce que chacun fait mine d’ignorer et s’empresse d’oublier. Alors que nous devrions tous trembler d’effroi et ostraciser les coupables hors de la société des hommes, les réactions effarouchées de l’instant laissent aussitôt la place à l’émotion suivante.
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