
À la fois cause et symptôme de la très grave crise dans laquelle notre pays s’enfonce, l’État subit les attaques répétées de nombreux ennemis ; son action et jusqu’à son essence sont contestées ; ses agents sont méprisés ; ceux-là mêmes qui devraient l’incarner s’ingénient à en saper les fondations. Or l’histoire de la France a ceci de propre que l’État, symboliquement mais aussi très concrètement par l’action de son administration et de ses services publics, est au cœur de la construction nationale française – affaiblir le premier revient immanquablement à fragiliser la seconde, déjà mal en point.
On peut, bien entendu, discuter à loisir le périmètre et l’extension de l’État, s’interroger sur l’efficacité de l’action publique dans tel ou tel domaine, proposer moult réformes de l’administration afin que celle-ci fonctionne mieux et, surtout, remplisse mieux ses missions. Mais là n’est pas l’objectif des ennemis de l’État qui le vilipendent pour mieux l’asservir à leurs desseins. Ainsi subit-il toutes les calomnies ; ainsi tous ses symboles sont-ils moqués, humiliés, ridiculisés.
Ceux qui devraient le servir s’en servent
Les plus importants représentants de l’État eux-mêmes ne possèdent aucune notion de la solennité ni de la gravité de leur charge. Les objectifs professionnels de trop de hauts fonctionnaires font fi de la raison d’État et du service public pour mieux se calculer mesquinement dans la rentabilité du pantouflage. L’optimisation de carrière, qui fait alterner avec maestria les postes dans le public et dans le privé afin de mieux se vendre à chaque itération, s’accorde magnifiquement avec les dogmes du new public management, embrassé comme religion commune sur les bancs de l’ENA (pardon : on dit INSP, maintenant – le nom change, l’idéologie demeure), que les « grands commis d’État » appliquent avec un zèle qui serait touchant s’il n’était assassin. Les institutions sont à la dérive ; aux agents épuisés et démotivés, les ministères apparaissent comme des bateaux ivres sans cap ni direction. Tout est vérolé, jusqu’à la diplomatie française dont les représentants sont dorénavant réduits à de mauvais commerciaux censés promouvoir notre pays comme une marque bas de gamme. La voix de la France, jadis attendue et écoutée, est devenue inaudible ; son influence sur la marche du monde n’existe plus que dans les livres d’histoire et les romans de science-fiction.
Les politiques le trahissent…
Comment pourrait-il en être autrement quand nous subissons une classe politique si médiocre ? Pas un n’est à la hauteur. Pas un. Au gouvernement, sur les bancs des deux chambres, à la tête des collectivités territoriales et au sein de leurs assemblées : nous sommes gouvernés par des incompétents fiers de leur inculture. Obnubilés par leur image, ils se repaissent de l’affligeant spectacle qu’ils offrent en abaissant toujours plus la représentation, en profanant jusqu’au Parlement. Et jusqu’à l’Élysée où « Jupiter » a achevé le grand mouvement entamé par ses prédécesseurs de phagocytage de la fonction par l’homme. Lorsque le Président parle en son nom propre, ce qu’il n’a cessé de faire depuis son élection, il ne parle plus au nom de la nation. L’hybris macronienne, en cela plus aboutie encore que tout ce que le sinistre Sarkozy a pu montrer en son temps, a pensé grossir l’homme à la stature du Président mais n’a réussi qu’à effacer le Président derrière l’homme. Ainsi a-t-il pulvérisé à la fois le Président et la nation qu’il incarne dans un geste destructeur. Un passage l’illustre pitoyablement bien qu’il semble être passé inaperçu tant les exemples pullulent des trahisons de sa fonction : voir le chef de l’État rendre hommage à Samuel Paty en tenant devant lui le portrait de deux youtubeurs débiles et se marrer ouvertement de la blague qu’il est ainsi en train de faire n’est pas seulement une insulte à un héros de la République mais bien un terrible camouflet à toute la nation.
… et ils en sont fiers !
La destruction de l’État est assumée par toute la caste politique puisqu’elle fait même partie du programme des candidats à la plus haute fonction : ainsi avons-nous pu voir des prétendants qui se rêvaient déjà en haut de l’affiche se disputer quant au nombre de fonctionnaires « à supprimer » (les mots ont un sens !), renchérissant à coups de centaines de milliers dans une odieuse course à l’échafaud. Ces candidats de « droite » – mais ne nous leurrons pas : la « gauche » au pouvoir a battu des records en la matière, elle est seulement plus honteuse… ou plus sournoise – ne s’embarrassaient pas du fumeux prétexte d’amélioration des services publics : il faut saigner toujours plus l’État. Imagine-t-on les candidats putatifs à la reprise d’une entreprise se battre pour éliminer le plus possible de salariés en arguant de leur prétendue incompétence, de leur imaginaire inefficacité… oui, en fait, on l’imagine bien, hélas. L’idéologie néolibérale imprègne si bien les esprits que ses préjugés, aussi faux soient-ils, ne sont même pas discutés.
Les néolibéraux le privatisent
Il ne faut toutefois pas croire que l’idéologie néolibérale ait pour objectif la disparition totale de l’État. Hors quelques libertariens, c’est bien plus subtil que cela. Le Marché a besoin de l’État. C’est pourquoi le néolibéralisme se sert de l’État et le privatise d’au moins trois manières différentes. D’abord, en arrachant au public des pans entiers de ses missions et fonctions – toutes celles qui peuvent constituer un juteux pactole pour le privé (transports, santé, école…) – et en vendant son patrimoine à la découpe [1]. Ensuite, en nourrissant les parasites de l’État [2]. Enfin, en mettant les moyens de l’État – tout particulièrement dans sa dimension la plus régalienne – au service d’intérêts privés [3].
L’Union européenne et les régions le saignent et l’humilient
Attaqué simultanément par les institutions de l’Union européenne et par les féodalismes régionaux, l’État ne cherche même plus à résister et les gouvernements successifs se font les complices du dépeçage national. D’un côté, les marges de manœuvre politiques sont réduites à néant par les diktats européens, intelligemment orientés par la politique de puissance de l’Allemagne qui, elle, assume sans scrupule de faire primer ses intérêts sur toute autre considération. De l’autre, l’émiettement territorial des vagues successives de décentralisation a créé d’arrogantes baronnies locales qui réclament toujours plus d’autonomie en même temps que plus de financements de l’État, vache à lait bien pratique [4].
Les identitaires l’achèvent
Le dernier clou sur le cercueil de l’État est enfoncé dans la liesse générale par les alliés objectifs de tous ceux qu’on vient de citer : les identitaires en train d’obtenir la reddition sans négociation de l’État républicain français devant le modèle communautaire « à l’anglo-saxonne » et sa violence. Et c’est ainsi que s’éteint la souveraineté nationale, remplacée par la guerre communautaire sur fond de concurrence victimaire et de lobbying pour la différenciation des droits. Quelles réponses, quelles conséquences après les violentes émeutes qui se sont acharnées sur des cibles commerciales mais aussi, mais surtout, institutionnelles ? Sur des symboles de l’État ? Alors que la seule réponse digne à l’extension du domaine du caïdat dans les territoires abandonnés de la République et à ses bouffées de violence de plus en plus fréquentes et de plus en plus destructrices serait, précisément, plus d’État, plus de République [5], nous assistons, au contraire, à la victoire de ces mafias religieuses et criminelles qui prennent la place laissée vacante par incurie et complicité. Les accusations odieuses de « racisme d’État », les slogans indignes « tout le monde déteste la police », etc., colportés par des universitaires complices de l’obscurantisme, par des militants politiques chavirant entre idéologie et opportunisme, et par des milices factieuses et criminelles, sont autant de banderilles plantées sur le dos de l’État, ce taureau à l’agonie.
Cincinnatus, 20 novembre 2023
[1] Ce sont les privatisations bien connues selon une méthode qui a largement fait ses preuves : assécher les moyens humains et financiers des services publics tout en ajoutant toujours plus de missions annexes de micro-contrôle qui deviennent prioritaires sur le « cœur de métier » selon les préceptes du new public management, écraser les services sous les tâches inutiles et la bureaucratie, pour mieux se lamenter publiquement, même et surtout lorsque c’est faux, devant la dégradation du service, jeter la faute sur les agents publics et leur supposée incompétence, mentir effrontément en affirmant que le privé ferait mieux le boulot et pour moins cher, et enfin, quand l’opinion publique est bien mûre, confier le bébé aux entreprises privées dirigées par les copains… ou par soi-même, histoire de bien profiter des efforts fournis. La catastrophe du meilleur système de santé au monde rabaissé aujourd’hui au niveau d’un pays du tiers-monde, comme l’écroulement de l’Éducation nationale au profit d’une Garderie inclusive ne sont que les exemples les plus frappants de cette destruction des institutions publiques, bien commun dilapidé par les prévaricateurs au pouvoir.
[2] Une myriade d’entreprises privées vit aux crochets de l’État par la commande publique ; les règles des marchés publics et, plus largement, de la comptabilité publique, permettent d’engraisser toujours les mêmes acteurs qui ont parfaitement compris comment se nourrir sur la bête ; l’argent public est détourné vers des prestataires qui, bien souvent, font payer une fortune des services de piètre qualité… pour plus d’explications, de détails et d’exemples : « Les parasites de l’administration ».
[3] On pense, bien entendu, à la police, institution républicaine objet de toutes les (dangereuses) tentatives de manipulation, mais la clochardisation de la justice, par exemple, fait partie des moyens mis en œuvre pour maintenir une pression scandaleuse du politique sur le juridique.
[4] Lire « Ubu décentralisateur » et « Les lectures de Cinci : les régionalismes contre la République ».
[5] Ce que j’ai appelé ailleurs la politique de « La République à chaque coin de rue ».

Avec vous ; depité.
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