
Homo sum nil hominum a me alienum puto
Je suis homme et rien de ce qui est humain ne m’est étranger
Térence, L’Héautontimorouménos
Peut-être la grossièreté est-elle la seule incarnation vraie et complète de la fraternité de nos jours.
Gary, L’affaire homme
Le troisième terme de notre devise, qui la conclut et donc l’ouvre ou la clôt, semble toujours un peu décalé par rapport au deux autres, à un autre niveau. Nul débat enflammé, comme à propos de la liberté ; aucune attaque de front, comme au sujet de l’égalité ; tout juste une forme de dédain envers un concept qui passe aisément pour naïf ou illusoire à ses détracteurs… et même, in petto, à certains de ses défenseurs. La fraternité se trouve ainsi reléguée au second plan, comme effacée par le bruit et la fureur que les deux autres principes ou concepts génèrent dans la pensée et dans la discussion. Sans doute parce que la liberté et l’égalité appartiennent pleinement au domaine politique alors que la fraternité se conçoit intuitivement ailleurs, en-deçà ou au-delà du politique. Au point que l’équilibre de la devise puisse être remis en cause par cet ajout en apparence hétérogène.
Sommaire
Prologue : politique, la fraternité ?
Néolibéraux : fraternité bien ordonnée commence par soi-même
Identitaires : la fraternité tribale
Républicains : frères humains
Prologue : politique, la fraternité ?
Pour fraternité, le dictionnaire de l’Académie française donne :
1. Lien de parenté qui unit les enfants issus des mêmes parents.
2. Lien unissant des êtres qui, sans être frères par le sang, se considèrent comme tels.
C’est, bien entendu, le second sens qui nous intéresse : celui d’un sentiment qui lie soi à d’autres, aux autres, par un choix, une décision (« se considèrent »). Mais il faut pousser plus loin. La fraternité se distingue du lien de naissance et échappe (en partie ?) au fatum et à la discorde qui caractérisent bien des fratries depuis le meurtre d’Abel. La fraternité, sentiment fondé sur l’acte volontaire (qui peut être suscité, provoqué, par les circonstances) tient à la reconnaissance en l’autre de quelque chose de soi, à la prise de conscience qu’il existe quelque chose de commun qui permet de voir l’autre comme un autre soi ou, à tout le moins, comme un substitut acceptable à soi : celui que je me choisis comme frère est celui en qui je place une confiance absolue, celui pour qui je pourrais donner ma vie et qui pourrait me remplacer si je venais à disparaître. « À la vie à la mort ! »
Or la fraternité de notre devise porte en elle une généralisation, un absolu. Son extension indéfinie ressemble beaucoup à ce que Tocqueville repère comme conséquence de l’égalisation des conditions et de l’amour de l’égalité : selon lui, l’égalisation entraîne un « adoucissement des mœurs ». Le lien avec le deuxième terme de notre triptyque se dessine.
Nous apercevons, depuis plusieurs siècles, que les conditions s’égalisent, et nous découvrons en même temps que les mœurs s’adoucissent. Ces deux choses sont-elles seulement contemporaines, ou existe-t-il entre elles quelque lien secret, de telle sorte que l’une ne puisse avancer sans faire marcher l’autre ?
Il y a plusieurs causes qui peuvent concourir à rendre les mœurs d’un peuple moins rudes ; mais, parmi toutes ces causes, la plus puissante me paraît être l’égalité des conditions. L’égalité des conditions et l’adoucissement des mœurs ne sont donc pas seulement à mes yeux des événements contemporains, ce sont encore des faits corrélatifs. [1]
Et, de cet adoucissement des mœurs, il déduit une compassion universelle envers ses semblables :
Quand les rangs sont presque égaux chez un peuple, tous les hommes ayant à peu près la même manière de penser et de sentir, chacun d’eux peut juger en un moment des sensations de tous les autres : il jette un coup d’œil rapide sur lui-même ; cela lui suffit. Il n’y a donc pas de misère qu’il ne conçoive sans peine, et dont un instinct secret ne lui découvre l’étendue. En vain s’agira-t-il d’étrangers ou d’ennemis : l’imagination le met aussitôt à leur place. Elle mêle quelque chose de personnel à sa pitié, et le fait souffrir lui-même tandis qu’on déchire le corps de son semblable.
Dans les siècles démocratiques, les hommes se dévouent rarement les uns pour les autres ; mais ils montrent une compassion générale pour tous les membres de l’espèce humaine. On ne les voit point infliger de maux inutiles, et quand, sans se nuire beaucoup à eux-mêmes, ils peuvent soulager les douleurs d’autrui, ils prennent plaisir à le faire ; ils ne sont pas désintéressés, mais ils sont doux. [2]
Cette « compassion générale » envers « son semblable » représente le passage à la limite de la fraternité envers les « égaux », c’est-à-dire son extension au genre humain entier. Or, aussi généreux et sublime soit-il, un tel sentiment apparaît comme infrapolitique ou suprapolitique mais, a priori, difficilement politique parce qu’on ne fonde pas le politique sur la compassion ni sur l’amitié – on le fonde sur le respect. L’amitié, telle qu’entendue ici (et qui ne doit pas être confondue avec le concept grec de philia, bien plus complexe et fortement lié, lui, au politique ; j’y viens dans quelques instants avec Arendt), appartient à l’ordre de l’intime ou du privé, pas du public. La fraternité relève du prépolitique en ce que la reconnaissance de l’autre comme un autre soi d’égale dignité est un préalable nécessaire à la construction du cercle politique à l’intérieur duquel se fait le partage de la parole et de l’action.
Hannah Arendt, qui a pensé l’espace public, le politique et le monde commun avec une pertinence remarquable, n’a donc pas tort de voir la fraternité se jouer hors de l’espace public. Dans sa conférence donnée en 1959 à l’occasion de sa réception du prix Lessing, elle situe au XVIIIe siècle l’émergence de la fraternité en ce sens, et la décrit alors comme la tentative d’extension à l’humanité entière d’une caractéristique propre des « parias », des « peuples persécutés » – au premier rang desquels, les Juifs – auxquels, justement, l’espace public est interdit et pour qui cette fraternité fonctionne comme un contrepoids à l’acosmie.
L’humanité sous la forme de la fraternité apparaît invariablement dans l’histoire, comme phénomène descriptible et par là identifiable, chez les peuples persécutés et les groupes réduits en esclavage ; et dans l’Europe du XVIIIe siècle, il est bien naturel de la détecter chez les Juifs, nouveaux venus dans la littérature. Cette sorte d’humanité est le grand privilège des peuples parias ; c’est l’avantage que les parias de ce monde peuvent avoir sur les autres toujours et en toute circonstance. Le privilège est chèrement payé ; il s’accompagne souvent d’une perte en monde si radicale, d’une si terrifiante atrophie de tous les organes au moyen desquels nous correspondons avec lui – depuis le sens commun, grâce auquel nous nous orientons dans un monde commun à nous-mêmes et aux autres, jusqu’au sens du beau, ou goût, grâce auquel nous aimons le monde –, que, dans les cas extrêmes, quand le caractère de paria a persisté des siècles durant, on peut parler d’une véritable acosmie. Or l’acosmie, hélas, est toujours une forme de barbarie. [3]
Le monde commun, qui existe dans la distance entre les êtres humains [4], disparaît par le rapprochement des persécutés, que cause la persécution elle-même. La fraternité se déploie à l’intérieur du périmètre du groupe, comme une sorte de contrepartie à l’exclusion du monde [5]. Or cette fraternité, qui « a son lieu naturel chez les opprimés et les persécutés, les exploités et les humiliés, que le XVIIIe siècle appela les malheureux, et le XIXe, les misérables [6] », sort des limites du groupe et s’étend à tout le genre humain lorsque les mouvements révolutionnaires s’en emparent et font de la compassion [7] le moteur de leur action.
la compassion est sans aucun doute un affect naturel de la créature, qu’éprouve sans intervention de la volonté tout homme normalement constitué à la vue de la souffrance, quelque étrangère qu’elle soit ; elle semblerait donc être le fondement idéal d’un sentiment qui, gagnant tout le genre humain, établirait une société où les hommes pourraient réellement être frères.
À travers la compassion, l’humanitarisme révolutionnaire de l’humanité du XVIIIe siècle cherche une solidarité avec le malheur et la misère, pour remonter aux sources mêmes de la fraternité.
Mais il est bien vite apparu que ce type d’humanité, qui sous sa forme pure est un privilège des parias, n’est pas transmissible, et ne peut pas facilement s’acquérir quand on n’en est pas. Ni la compassion, ni le partage de la souffrance ne suffisent. Nous ne pouvons nous étendre sur le mal qu’a fait la compassion aux révolutions modernes, en tentant de rendre heureux les malheureux, au lieu d’établir la justice pour tous. [8]
De la prise de conscience d’une « nature humaine commune à tous les hommes » découle la volonté d’établir une fraternité universelle… idée incompatible avec la nécessité du monde commun. En effet, la fraternité suppose un exil hors du monde, l’extension infinie de son périmètre cause nécessairement le dépérissement du monde [9].
En fait, cette « nature humaine » et l’humanité correspondante ne se manifestent que dans l’obscurité, et ne peuvent donc pas être identifiées dans le monde. Davantage, dans des conditions de visibilité, elles se dissipent comme des fantômes. L’humanité des humiliés et des offensés n’a jamais survécu à l’heure de la libération, fût-ce une minute. Cela ne veut pas dire qu’elle ne soit rien puisqu’elle rend effectivement l’humiliation supportable ; mais cela veut dire que, politiquement, elle est absolument non pertinente. [10]
Non pertinente parce que fondée sur l’amitié, phénomène qui, tel que nous le pensons dorénavant, appartient au domaine de l’intimité, « où les amis s’ouvrent leur âme sans tenir compte du monde et de ses exigences [11] » (même si Kierkegaard rappelle, avec autant d’humour que de lucidité, que « l’une des fonctions principales d’un ami consiste à subir (sous une forme plus douce et symbolique) les châtiments que nous désirerions, sans le pouvoir, infliger à nos ennemis »). Or la conception de l’amitié comme « aliénation de l’individu moderne qui ne peut se révéler vraiment qu’à l’écart de toute vie publique, dans l’intimité et le face à face [12] », se situe presque à l’opposé du concept grec de philia, l’amitié entre les citoyens qui fonde le politique. En effet, Arendt rappelle que, pour les Grecs, « l’essence de l’amitié consistait dans le discours [13] » ; philia et dialogue sont indissociables, ce qui signifie que la vie de la Cité, elle-même, repose sur le partage de la parole. Le dialogue, la discussion politique, au contraire des conversations intimes entre amis, prennent pour objet le monde et, ce faisant, le rendent pleinement humain.
Car le monde n’est pas humain pour avoir été fait par des hommes, et il ne devient pas humain parce que la voix humaine y résonne, mais seulement lorsqu’il est devenu objet de dialogue. Quelque intensément que les choses du monde nous affectent, quelque profondément qu’elles puissent nous émouvoir et nous stimuler, elles ne deviennent humaines pour nous qu’au moment où nous pouvons en débattre avec nos semblables. Tout ce qui ne peut devenir objet de dialogue peut bien être sublime, horrible ou mystérieux, voire trouver voix humaine à travers laquelle résonner dans le monde, mais ce n’est pas vraiment humain. Nous humanisons ce qui se passe dans le monde et en nous en en parlant, et, dans ce parler, nous apprenons à être humains. [14]
Pour les Grecs, l’humanité exige sobriété et lucidité ; elle repose sur une amitié qui « pose des exigences politiques et demeure référée au monde » : la philia, « amitié » par principe politique, qui fonde la philanthropia, c’est-à-dire la capacité et la volonté de partager le monde avec d’autres. La philia n’a donc rien à voir avec l’« amitié » telle que nous la définissons aujourd’hui et qui fonde, elle, notre conception de la fraternité [15]. La chaleur de l’intimité d’où naît cette dernière fait office de substitut à la lumière de l’espace public qui définit le politique. Or, en s’y réfugiant, on fuit non seulement cette lumière mais aussi tout débat, tout conflit. En croyant échapper, dans le refuge de l’intime étendu à l’humanité, à la friction des opinions inhérente à l’espace public dans lequel l’individu s’élève à la puissance du citoyen par le partage et la confrontation de la parole, on ne bâtit pas un consensus universel dans lequel s’effaceraient les divisions, on accélère, au contraire, la déliquescence du monde commun.
[…] la vérité ne peut exister que là où elle est humanisée par le parler, là où chacun dit, non pas ce qui lui vient à l’esprit, mais ce qui lui « semble vérité ». Or un tel dire est presque impossible dans la solitude ; il est lié à un espace à plusieurs voix, où l’annonce de ce qui « semble vérité » à la fois lie et sépare les hommes, créant de fait ces distances entre les hommes qui, ensemble, constituent un monde. Toute vérité située hors de cet espace, qu’elle apporte aux hommes bonheur ou malheur, est inhumaine au sens littéral du terme, et non pas en ce qu’elle pourrait dresser les hommes les uns contre les autres et les séparer. Bien au contraire, c’est parce qu’elle pourrait avoir pour conséquence que tous les hommes s’accordent soudain sur une opinion unique, en sorte que la pluralité deviendrait une – comme si devaient vivre sur terre non pas les hommes dans leur pluralité infinie, mais l’homme au singulier, une espèce et ses représentants. Cela arriverait-il que le monde, qui ne se forme que dans l’intervalle entre les hommes dans leur pluralité, disparaîtrait de la terre. [16]
La démonstration d’Hannah Arendt permet de dégager une forme de généalogie de la fraternité et de mettre en garde contre la tentation, généreuse à peu de frais, de la substituer au politique. Or, du côté des ennemis du politique, le concept est manié de manières bien différentes : congédié par le néolibéralisme qui lui préfère la concurrence de chacun contre tous, il se voit réapproprié par les identitarismes dans une acception tribale bien plus pauvre mais aussi bien plus radicale encore que ce qu’Arendt décrit. Seul le républicanisme lui rend un contenu positif qui, sans contredire l’analyse arendtienne, légitime malgré tout pleinement sa place au sein du triptyque liberté-égalité-fraternité.
Néolibéraux : fraternité bien ordonnée commence par soi-même
Dans le néolibéralisme, la fraternité revêt des atours bien différents : de prime abord niée et remplacée par la concurrence et la compétition, elle revient dans une version utilitariste réservée à une caste retranchée du reste de l’humanité, laissant derrière elle une déshumanisation générale conforme à l’idéal individualiste néolibéral.
Cachée derrière la fausse scientificité de l’économie, l’anthropologie qui fonde et que promeut cette vision du monde – et que l’on pourrait (trop) rapidement qualifier d’hobbesienne, bien que la pensée de l’auteur du Léviathan soit d’une profondeur que les néolibéraux ne pourront jamais atteindre – paraît, d’abord, évacuer purement et simplement l’idée même d’un lien affectif qui tiendrait ensemble les hommes du seul fait de leur nature commune et, le cas échéant, au-delà de leurs intérêts immédiats. Au contraire, la guerre de chacun contre tous qui régit l’état de nature se voit transcrite dans l’état social, tel que conçu par le néolibéralisme, en une compétition et une concurrence réglées par les seules lois d’airain du Marché – c’est-à-dire que la compétition et la concurrence, « pures et parfaites », dominent et dirigent les relations individuelles comme celles des organisations et groupements humains.
De cette extension de la concurrence de chacun contre tous, le modèle néolibéral déduit, conformément à sa lecture dévoyée d’un darwinisme mal compris, une division entre gagnants et perdants, qui s’applique à tous les échelons : des États aux entreprises, des civilisations aux individus. Dans le cas des phénomènes collectifs, les gagnants ont vocation à régner et prospérer, les perdants à dépérir et disparaître ; pour ce qui est des hommes eux-mêmes, les « premiers de cordée » se distinguent de « ceux qui ne sont rien » (pour reprendre le vocabulaire, tout en finesse, de notre Président actuel), les seconds, fort heureusement, n’étant pas (encore) éliminés physiquement. Dans une version bien appauvrie de l’analyse wébérienne de l’esprit du capitalisme, la réussite économique et/ou l’appartenance à une catégorie socio-professionnelle jugée prestigieuse selon les critères du néolibéralisme témoignent de l’élection à la catégorie des gagnants.
Il ne faut toutefois pas en conclure que toute forme de fraternité soit évacuée de l’idéologie néolibérale. Remplacée, comme principe, par la compétition et la concurrence, elle se voit récupérée à l’intérieur des classes sociales, et tout particulièrement de celle qui occupe le sommet de la pyramide de la « réussite ». La confraternité bien entendue de ceux qui se pensent appartenir à une élite apparaît comme l’exact opposé de la fraternité des parias observée par Arendt – ou plutôt, son symétrique, son reflet au miroir de l’idéologie. La solidarité de la cooptation efface les autres formes de solidarité – nationale au premier chef – et assure l’entre-soi et l’étanchéité des classes qui se mènent un guerre… remportée, de l’aveu même des néolibéraux les plus assumés, par les plus riches, par les plus puissants. Ces derniers, détachés de tout lien avec leurs concitoyens, s’évadent de la commune condition (en même temps qu’ils s’affranchissent de toute décence commune), se comportent comme des déracinés volontaires et forment une caste d’apatrides mondialisés qui, par son exhibition spectaculaire, réussit à faire rêver ceux-là mêmes qu’elle écrase [17].
Cette fraternité « d’en-haut » ne ruisselle guère « en-bas », où triment les petits, les sans-grades, les pauvres, les misérables… Le néolibéralisme, en tant qu’idéologie support du capitalisme en sa mue contemporaine, entérine, justifie et étend l’exploitation de l’autre et sa précarisation, utilisant la concurrence comme levier d’abaissement des conditions d’existence. Dans le domaine du travail, le néolibéralisme s’applique sous la forme du management ou, pour en souligner la dimension idéologique, du « managérisme » (le mot, je l’avoue, est aussi laid que la chose). Cette folie aux effets délétères a démontré son inanité dans les années 2000 avec plusieurs scandales majeurs, France Télécom en étant le parangon, mais n’a jamais été abandonnée malgré les grandes promesses formulées après chaque explosion médiatique – au contraire, elle n’a été que continûment perfectionnée jusqu’à aujourd’hui. Elle impose une compétition malsaine à l’intérieur même des organisations, multiplie bullshit jobs et burn-out, invente sans cesse de nouvelles couches inutiles de micro-contrôle supervisées par des « managers intermédiaires » qui n’ont pour justification de leur existence que la création artificielle de procédures encombrantes et de tâches absurdes qui détournent du « cœur de métier » employés et agents dans une augmentation exponentielle de la bureaucratie aussi bien au sein du privé que du public et impose au second, sous la forme du new public management, des méthodes qui ont montré dans le premier à quel point elles étaient néfastes… Bref, le néolibéralisme s’ingénie à saper toutes les solidarités dans le milieu professionnel, lieu traditionnel de constitution d’une camaraderie fraternelle – à l’exception notable, bien sûr, de la solidarité qui lie les membres de la strate la plus élevée. Pour ce qui concerne les services publics et l’État, il ne faut pas s’arrêter à l’idée que le néolibéralisme cherche à tout prix à les réduire à néant. Hors quelques libertariens, les néolibéraux en préfèrent la privatisation par trois moyens différents : confier les pans potentiellement rentables (transports, énergie, santé, école…) au secteur privé, détourner les finances publiques vers une poignée d’entreprises privées et confisquer les moyens régaliens de l’État à leurs intérêts privés [18]. Or l’État et les services publics, par la solidarité nationale qu’ils concrétisent et institutionnalisent, donnent forme à la fraternité ; leur assèchement l’achève.
Le fétichisme du chiffre sur lequel s’appuie le néolibéralisme a ceci de commode qu’il donne l’illusion d’une maîtrise du monde. Devant ses tableaux de bord bardés d’indicateurs et de graphiques, on s’abstrait du réel pour mieux (croire) le dominer. Ainsi les hommes eux-mêmes sont-ils « valorisés », quantifiés, réduits à des numéros, à des nombres dans des tableaux Excel. « L’homme ne devient plus qu’un chiffre, la répétition de plus d’un éternel zéro », disait Kierkegaard. L’utilitarisme déborde, ensevelit tous les phénomènes gratuits et inutiles, donc absolument nécessaires à la survie d’une humanité en nous et entre nous, et s’applique jusqu’aux humains dans une inversion complète de l’impératif catégorique kantien. Rendu à la seule catégorie des moyens, l’homme, obnubilé par les promesses fallacieuses de « réussite », se soumet docilement et en vient à adorer ses chaînes qu’il nomme liberté. Surtout, il ne perçoit plus en l’autre qu’une opportunité ou un obstacle, cherche à tout optimiser, soi comme ses relations aux autres… et jusqu’à l’amour, soumis aux algorithmes des applications.
Si nous commençons à nous soumettre au diktat de la seule efficacité matérielle, le genre humain pourra éventuellement survivre, mais pas l’humanité. [19]
Robotisation de l’homme, effacement de l’humain : la déshumanisation à l’œuvre dans la société de l’obscène incarne parfaitement l’idéal néolibéral en matière de fraternité. La frénésie du déferlement d’images à la mise en scène et à la narration standardisées, rendant indiscernables le réel et la fiction, la vérité et le mensonge, l’information et l’intoxication, et alternant le risible et le sordide dans un flux continu hypnotique, provoque des bouffées incontrôlées d’émotions factices. Nous rions et nous révoltons indifféremment, de manière hystérique, en réactions-réflexes qui ne font appel qu’à la moelle épinière, court-circuitant l’encéphale devenu superfétatoire. Et la bouffée immédiatement retombée, place à la vidéo suivante. L’enchaînement à très haute fréquence des émotions hyperboliques produit le meilleur narcotique. Cette mithridatisation fonctionne à merveille puisque l’aplatissement des images et des sentiments, tous égalisés, sature l’esprit et éteint toute émotion véritable qui ne trouve pas sa source dans un écran. Le dessèchement de notre capacité à nous émouvoir du malheur de l’autre, de simplement le voir, obnubilés que nous sommes par notre nombril, par notre confort personnel, par notre horizon étriqué, diminué à la surface de nos écrans et de notre épiderme, nous transforme en automates narcissiques. Max Weber nous a bien décrits :
spécialistes sans vision et voluptueux sans cœur – ce néant s’imagine avoir gravi un degré de l’humanité jamais atteint jusque-là.
Les néolibéraux se frottent les mains : afin de mieux nous concentrer sur « ce qui compte », c’est-à-dire nous-mêmes, nous abdiquons jusqu’à notre intelligence, confiée à la machine. Notre merveilleuse modernité voit l’individu se recroqueviller dans l’intime ; l’espace public ainsi déserté disparaît au profit d’une extension du domaine du privé. La culture de l’avachissement repose sur la cécité volontaire et bien confortable devant la création d’une nouvelle classe d’exploités ; le lumpenprolétariat contemporain – en grande partie constitué d’une main d’œuvre immigrée sous-payée parce qu’illégale –, comme toutes ses versions antérieures, sert directement les intérêts capitalistes en tirant les salaires vers le bas et en accroissant le chantage au chômage. L’idéologie no border, dont les trémolos sonnent si faux dans les appels surjoués à une « fraternité sans frontières », est l’alliée objective du néolibéralisme. Car il est si facile de se prétendre généreux envers le genre humain et, au nom de cette générosité, de plaider pour une immigration incontrôlée, depuis son canapé de centre-ville d’une métropole, en commandant ses courses et son repas sur une application et de les faire livrer par un de ces immigrés que l’on ne voit même plus. Ce n’est pas là de l’hypocrisie mais, au contraire, l’incarnation la plus sincère et la plus servile de l’homme néolibéral. Chacun pour soi : l’individualisme de l’homme ramené à sa seule dimension de consommateur prévient tout risque de reconnaissance d’un lien aux autres, anéantit toute possibilité d’une fraternité autre que celle, absolument négative, qui lie entre eux les monades spectatrices de leur propre existence. Ou du malheur d’autrui : dans ce ressentiment que les Allemands nomment Schadenfreude, communient les derniers hommes du Zarathoustra [20].
Identitaires : la fraternité tribale
L’idée que se font les identitaires de la fraternité pose la question de son périmètre. Dans sa critique du concept, Arendt souligne à juste titre la difficulté à passer de la « fraternité des opprimés » à sa généralisation ; les identitaires, eux, en retournent la définition comme un gant en l’enfermant dans les limites de communautés d’entre-soi, construites sur la base d’un critère commun unique qui peut être inné, hérité de l’enfance ou de la culture, ou encore acquis au gré de l’expérience (dans le désordre : couleur de peau, sexe, orientation du désir érotique, religion, pays de naissance, langue maternelle, opinions politiques…) auquel tous les membres se réduisent et qui entraînerait mécaniquement entre eux une solidarité sans nuance [21]. Ainsi, quelle que soit leur obédience, peuvent-ils user et abuser de ce concept, central dans leur vision du monde.
En 1969, le grand humaniste Romain Gary avait déjà perçu ce mouvement de « tribalisation » de la société :
Ce qui caractérise ce phénomène social, et qui me semble très important, c’est la tribalisation de la jeunesse, et probablement de la société tout entière. On va, et les jeunes semblent être le premier signe d’un avenir sans doute assez lointain, vers une super-société, plus ou moins anonyme, technologique, telle que la prévoit le philosophe Bjejinski, et sous cette ombrelle qui prendra en charge toute l’organisation de la vie matérielle, se constituera une multiplicité extraordinaire de mini-sociétés, de tribus qui adopteront le genre de vie, de vêtement et peut-être même de langage qu’elles voudront. Et cette évolution pointe déjà avec les mouvements hippie, beatnik, loving, etc.
Contre quoi se révoltent en fait Lennie et Jess et tous mes personnages ? Pas seulement contre le Viet Nam ; même pas contre l’organisation sociale telle qu’elle est. Mais contre l’explosion démographique entendue au sens le plus réel du terme. Ils ne peuvent plus supporter le frottement démographique. L’individu est comme la monnaie : plus il y en a en circulation, moins il a de valeur. Aujourd’hui il y a inflation humaine, aggravée par le sentiment de non-importance et de non-existence de l’individu. L’individualisme réagit contre cette angoisse existentielle en devenant tribal : un petit groupe d’êtres qui vivent en commun, avec leurs propres concepts, leurs besoins, leur spiritualité, leur sexualité, leur attitude envers la drogue et envers la vie. Et ces groupes font le gros dos contre l’envahissement démographique contre lequel l’individu isolé ne peut pas lutter. [22]
Ce tribalisme s’est, depuis, renforcé et institué en idéologie ; l’idéal d’entre-soi des identitaires construit une utopie en passe de se réaliser : la balkanisation de la nation en forteresses simultanément assiégées et assiégeantes, à l’intérieur desquelles règne une fraternité tyrannique qui efface les distinctions. Une solidarité aveugle, jusque dans le crime, est exigée des membres, sommés de faire corps, c’est-à-dire, au sens propre, de s’agglutiner les uns aux autres comme autant de parties d’un organisme plus grand dont chacun ne constitue qu’un élément dénué de toute existence autonome. Au nom de cette fraternité exclusive, l’individu abdique sa liberté de conscience [23].
Les pensées identitaires nient l’individu au profit du groupe. La parole performative, bien qu’elle relève de la pure pensée magique, se révèle d’une redoutable efficacité ; elle fonctionne en trois temps qui interdisent tout comportement déviant :
1. « Je suis ce que je dis que je suis » : faisant fi des différentes strates et éléments qui composent l’identité d’un individu et en font quelque chose d’infiniment complexe [24], les identitaires s’inventent une identité simplifiée, le plus souvent fantasmée, sur la seule base de leur volonté. Peu importe le réel, l’imagination est censée pouvoir le plier à ses caprices.
2. « Tu es ce que je dis que tu es » : l’autre est réduit au regard que porte sur lui l’identitaire. Ramené de force au critère choisi par les identitaires, il se retrouve enfermé dans un groupe supposé homogène, auquel il doit allégeance et solidarité.
3. « Tu penses et agis en fonction de ce que tu es » : l’appartenance à un groupe dicte à ses membres leurs pensées et leurs actes. Ainsi attend-on d’un Blanc, d’un Noir, d’un Arabe, d’un « racisé » (terme odieux), d’un musulman, d’un hétérosexuel, d’un homosexuel, d’un homme, d’une femme… de se comporter exclusivement en fonction de ce que l’on décide être le comportement d’un Blanc, d’un Noir, etc. [25]
La fraternité identitaire interne aux groupes étanches atteint la quintessence du phénomène décrit par Arendt et la « fraternité des parias » prend de ce fait un tout nouveau sens lorsque chaque communauté porte le statut d’Opprimés en étendard. Entre elles, la concurrence victimaire fait rage au point que toutes partagent une fascination morbide pour la figure de la Victime. Opposée à celle du Bourreau, elle cristallise l’un des deux pôles qui structurent l’imaginaire collectif des communautés. Le monde se divise entre Gentils et Méchants, entre victimes innocentes par naissance et bourreaux coupables par essence. Ainsi peut-on facilement se cacher derrière l’appartenance indiscutable au Camp du Bien©, et s’acheter une bonne conscience à peu de frais.
Le sentiment commun d’être des victimes alimente la volonté de ne fréquenter que ses semblables. Le sectarisme et l’obsession identitaire virent à la paranoïa. Retranchées dans des bulles protectrices qui les coupent du monde réel, les monades narcissiques ne supportent aucune égratignure. Les sensibilités écorchées étouffent le débat public, la chouinocratie impose son règne. Dans son roman, Le Voyant d’Étampes, fiction très juste sur les maux contemporains, Abel Quentin décrit parfaitement cette mentalité :
Vivre tanqué chez soi et ne sortir que pour de brèves interactions avec des gens triés sur le volet, des gens qui utilisent les mêmes mots que vous et leur attribuent exactement le même sens, pour être sûr de ne jamais être blessé, puisque c’était devenu l’obsession de notre époque de petites choses geignardes et souffreteuses et désireuses d’assurer leur sécurité émotionnelle, de ne jamais, JAMAIS, être confronté à un mot qui puisse heurter leur sensibilité. [26]
La culture de l’annulation sévit et fait tomber le couperet de la censure. La discussion disparaît et laisse la place à l’invective et à l’insulte. Le mouvement n’est pas neuf, Camus l’avait déjà diagnostiqué au milieu du XXe siècle :
Il n’y a pas de vie sans dialogue. Et sur la plus grande partie du monde, le dialogue est remplacé aujourd’hui par la polémique. Le XXe siècle est le siècle de la polémique et de l’insulte. Elle tient, entre les nations et les individus, et au niveau même des disciplines autrefois désintéressées, la place que tenait traditionnellement le dialogue réfléchi. Des milliers de voix, jour et nuit, poursuivant chacune de son côté un tumultueux monologue, déversent sur les peuples un torrent de paroles mystificatrices, attaques, défenses, exaltations. Mais quel est le mécanisme de la polémique ? Elle consiste à considérer l’adversaire en ennemi, à le simplifier par conséquent et à refuser de le voir. Celui que j’insulte, je ne connais plus la couleur de son regard, ni s’il lui arrive de sourire et de quelle manière. Devenus aux trois quarts aveugles par la grâce de la polémique, nous ne vivons plus parmi des hommes, mais dans un monde de silhouettes. [27]
Si le phénomène n’est donc pas nouveau, il profite dorénavant du porte-voix planétaire des réseaux dits sociaux et de la multiplication des images et des écrans pour s’élever à une puissance inédite. La conviction d’incarner le Bien et la possibilité de le montrer à tous donnent un sentiment mégalomane de toute-puissance. L’exhibition de la vertu s’accompagne d’un air douloureux de pietà remarquablement contrefait. Au nom d’une fraternité réservée aux nouveaux damnés de la Terre ou aux victimes d’une oppression manipulée et grandiloquente, se déversent la moraline – morale de faux-monnayeurs – et les jugements sans appel. Se muant volontiers en petits inquisiteurs, les prêtres ascétiques assènent leurs idéaux de pureté aussi bien aux mécréants qu’aux fidèles. Les communautés bunkerisées se soumettent à une quête hyperbolique d’une pureté inatteignable. Il faut être toujours plus pur que le plus pur et, pour y arriver, éliminer les membres douteux. Les vagues régulières d’épuration opèrent les saignées rituelles censées revigorer le mouvement et resserrer les rangs.
L’individu subsumé, effacé par le groupe, devient un automate, un pantin dont chaque geste, chaque prise de parole doit correspondre au cahier des charges édicté par sa communauté. Sinon, c’est le bannissement, la condamnation pour haute trahison ; l’apostasie et le métissage sont vécus comme des outrages, des crimes – les pires possibles puisqu’ils remettent en cause l’existence même du groupe. À l’inclusion forcée des ouailles, intégrées par assignation à résidence identitaire, répond donc l’exclusion des traîtres ; nous connaissions de longue date les insultes, anathèmes et répudiations classiques des identitaires de droite, nous voyons depuis quelques années sourdre leurs équivalents du côté des identitaires autoproclamés de gauche : « collabeur », « arabe de service », « nègre de maison », « bounty », « traître à la race », « suceur de juifs », « serpillière de sionistes » et autres sobriquets ignobles fleurissent dans l’espace public à l’encontre de tous ceux qui refusent de se laisser dicter leur identité, leurs pensées et leurs actions.
Le crime devient un rituel de la fraternité tribale. Mieux encore : dans le crime se vit cette petite fraternité que l’on éprouve à être complices. Mais cette fraternité frelatée révèle son vrai visage, à l’opposé de la fraternité entendue comme la reconnaissance en l’autre d’un autre soi-même. Au contraire, l’autre n’est ici, pour les identitaires, qu’un segment marketing que l’on peut exploiter dans un répugnant mais juteux business, un exemplaire d’une catégorie, rangé dans l’une des deux colonnes « amis » ou « ennemis ». Car tout se joue dans cette opposition qu’imposent les identitaires et qui fait voler en éclats le politique. Au modèle de libre expression de citoyens autonomes dans l’espace public qui y partagent la parole et l’action et frottent leurs opinions à celles, éventuellement adverses, de leurs concitoyens égaux en droits, les identitaires préfèrent la guerre civile des forteresses d’entre-soi. Fraternité tyrannique à l’intérieur, haine destructrice à l’extérieur : tout ce qui appartient à ma communauté doit emporter mon soutien aveugle, tout ce qui ne lui appartient pas est mon ennemi – c’est, par exemple, la fraternité des Frères musulmans et de l’Oumma qui permet de soulever des foules en Occident (composées pour bonne part de gamins qui y sont nés et y ont été élevés mais s’inventent une identité fantasmée) pour « les frères de Syrie et de Palestine » et contre l’Occident [28].
Cette distinction ami-ennemi est fondamentale en ce qu’elle marque la limite qu’impose la fraternité identitaire à la fraternité étendue à l’humanité. En effet, on s’aveugle volontairement en refusant l’asymétrie entre celui qui, au nom de la seconde, dit « tu es mon ami » ou « tu es mon frère » et celui qui, au nom de la première, répond « tu es mon ennemi ». Carl Schmitt a bien montré l’inutilité suicidaire du déni, la désignation de soi comme ennemi ne peut être refusée : « on n’abdique pas l’honneur d’être une cible », rétorque Cyrano à De Guiche à l’acte IV, scène 4, de la pièce de Rostand. Arendt reproche, à raison, à la fraternité indéfiniment élargie d’éliminer toute possibilité de conflit et, par conséquent, d’empêcher toute confrontation à l’intérieur du cercle politique – avec cette fraternité, c’est la figure de l’adversaire qui disparaît. Or la fraternité tribale ne réhabilite en rien cette figure : elle lui substitue, au contraire, celle de l’ennemi. Il n’y a rien de commun entre l’adversaire politique, que l’on peut combattre ardemment et de toutes ses forces par la parole et l’action politiques, et l’ennemi existentiel qui veut votre peau, arme à la main.
Ainsi l’idéologie identitaire pousse-t-elle à l’extrême dans les deux sens : à la fraternité étouffante à l’intérieur répond la haine absolue envers l’extérieur. Les deux plateaux de la balance doivent être équilibrés. La logique au cœur de l’idéologie, sans frein, conduit au massacre. Les camps d’exterminations ou les atrocités du 7 octobre 2023 sont la conséquence nécessaire de l’idéologie identitaire : la destruction de l’ennemi. Et plus le crime est violent, plus la fraternité interne en sort renforcée. Tuer l’autre ne suffit pas : il faut le déshumaniser, l’avilir, le salir, le détruire de la façon la plus poussée possible, pour provoquer l’effroi dans ses rangs mais aussi la joie dans ceux de la communauté. Jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de l’ennemi que le souvenir de l’écœurement et le partage entre soi de toutes les abominations commises dans une sorte de jubilation morbide. Le paradoxe apparent est d’ailleurs intéressant : la négation des crimes apparaît immédiatement après sa survenue et sa connaissance publique. Les négationnistes sont les premiers à dégainer, malgré les témoignages, malgré, surtout, l’entreprise méthodique de documentation et, maintenant, d’enregistrement vidéo des crimes par ceux-là mêmes qui les perpétuent. Produire, conserver et diffuser ces preuves et faire en sorte d’ancrer l’horreur dans les corps et les esprits des survivants et, de l’autre main, nier l’existence des massacres et prétendre que tout cela n’a pas existé : le jeu est pervers mais renforce encore la fraternité au sein du groupe tout en affligeant l’ennemi. Dans la terreur, les identitaires atteignent leur but : la fracturation irrémédiable de l’humanité.
Républicains : frères humains
En tenant compte des avertissements d’Arendt, une conception universaliste de la fraternité peut être construite, à l’opposé de ses manipulations par les néolibéraux et par les identitaires, qui puisse et doive réinsuffler de l’humanité dans un monde et des esprits soumis à la déshumanisation. Cette fraternité ouvre à un ailleurs du politique, souligne la nécessité d’une respiration hors de la lumière du public, dans l’ombre de l’intime, et rappelle que toute l’expérience humaine ne se limite pas au politique – que l’épanouissement de l’individu nécessite un lien aux autres qui s’établisse et se poursuive avant et après le politique. Conçue comme antithèse de la déshumanisation, la fraternité relie les hommes à un stade prépolitique, « moral », comme le souligne très bien Catherine Kintzler :
Avant de se déployer dans les domaines juridique et politique, l’effet de cette opération est moral. Chaque associé se découvre lui-même comme sujet libre et voit alors autrui sous le même rapport : l’autre est mon semblable, ayant les mêmes droits et les mêmes devoirs que moi, c’est un autre moi. Les regards cessent de se porter jalousement les uns sur les autres. Ils se tournent vers l’horizon élargi d’une association qui se soutient par le maximum d’indépendance qu’elle donne à chacun des individus qui la composent à l’égard de tous les autres. La fraternité du lien politique n’a rien à voir avec la fraternité familialiste compassionnelle et féroce de surveillance mutuelle inspirée par l’amour exclusif de l’égalité (que personne n’en ait plus que moi !). C’est celle de sujets animés par l’amour de la liberté qui réfléchissent à rendre les libertés compatibles et qui se reconnaissent mutuellement la dignité de substances. [29]
La fraternité prépare ainsi le politique et le rend possible puis, dans le retour cyclique à l’abri de l’intime, conserve le lien entre les hommes. L’homothétie entre République des républicains et République des Lettres [30] révèle avec acuité le rôle de la fraternité comme lien entre les hommes qui impose des devoirs envers les autres. La fraternité qui attache celui qui écrit, qui fait œuvre, à son lecteur, à son spectateur, irrigue la culture, c’est-à-dire l’art de choisir ses amis parmi les vivants et surtout les morts. Aussi éloignée des objurgations identitaires à une solidarité tribale aveugle jusque dans le crime, que de la réification utilitariste de l’autre par les néolibéraux, la fraternité, devenue support et fondation du monde commun, implique l’équilibre entre la solidarité et la responsabilité : lucide, elle oblige.
À tel point que, pour être cohérente, la pensée d’une commune humanité implique l’intégration de l’inhumain à l’humain – ou plutôt : le refus de sombrer dans les facilités d’un exil de l’autre, quels que soient ses actes, hors de l’humanité. Renvoyer l’autre à une différence absolue, ne voir en lui qu’un « monstre », un « démon », un « sous-homme » ou un « animal », est un déni confortable. A contrario, refuser sa déshumanisation et le reconnaître comme pleinement responsable de ses actes, y compris et surtout de ses crimes – aussi horribles et révoltants soient-ils –, ne revient pas à l’excuser ni à nier la distinction ami-ennemi. Ici, la fraternité prend l’homme au sérieux.
Elle s’oppose à la fois à la réduction de l’individu à une identité monolithique et à une vision écrasante dans laquelle nous serions tous identiques, en reconnaissant que l’identité est complexe et susceptible d’évoluer [31], et surtout en en soulignant l’incomplétude. Romain Gary formule très bien ce besoin des identités différentes « d’être complétées par celles des autres, dont chacune a besoin d’utiliser à son profit la différence et la spécialisation, l’apport de l’identité de l’autre », meilleur remède qui soit contre les poisons identitaires, et les fantasmes de guerre civile. Chacun est unique et a besoin d’être complété par les autres : la fraternité apparaît à la fois comme un affect et comme la reconnaissance de ce manque, de cette incomplétude – une expression physique de l’homme comme animal social.
La fraternité est un besoin physique, pratique, matériel, spirituel d’être complété, d’être admis dans une structure sociale qui serait, elle, complète, totale, harmonieuse, où chacun apportera à l’autre l’aide de son unicité. Sans ce besoin rigoureux, pratique, matériel, la fraternité ne serait qu’un bêlement sentimental, un vœu pieux, totalement dépourvu de sens. Si les hommes se ressemblaient complétement, la fraternité ne serait pas possible. [32]
La fraternité ainsi pensée est bien plus riche que la pauvre « diversité » qui sert de mantra à notre modernité pour effacer aussi bien l’égalité que la fraternité. La fraternité repose ainsi sur la distinction des individus et leur besoin des autres. Il existe un « fonds humain commun » mais il a besoin de ces différences assumées. L’universalisme n’est pas l’écrasement des différences au nom d’une identité commune ; au contraire, il est la reconnaissance des différences et du besoin de leur rencontre pour le bien de l’humanité. La fraternité telle que critiquée par Arendt à très juste titre d’une part, ou conçue par les néolibéraux ou les identitaires d’autres parts, est, dans chacun de ces cas à sa manière, la négation de cette fraternité. Il n’y a rien de plus étranger (et de plus insupportable) pour les identitaires comme pour les néolibéraux, pour des raisons différentes, que cette vision humaniste parfaitement exprimée par Gary :
Ne dites jamais que l’homme noir et l’homme blanc sont le même homme ; ils ne le sont pas, et c’est pourquoi l’homme blanc a besoin de l’homme noir, l’homme jaune de l’homme blanc, l’Amérique de la Russie, l’Asie de l’Afrique, et ce qu’on appelle la vocation universelle de l’homme – si cela signifie quelque chose – veut dire cultiver ces différences culturelles, morales, psychologiques, artistiques, religieuses, physiques, pour la variété, le développement, le foisonnement, la richesse et la fécondité du fonds humain commun. [33]
Lorsqu’il est interrogé sur cet attachement à la fraternité, Romain Gary répond avec son humour habituel :
Mon aspiration déchirante à la fraternité aurait ses racines dans mon complexe de métis : si le monde n’est pas fraternel, le métis est exclu de partout. Ou encore, elle viendrait de la peur de la mort et d’un manque de foi religieuse : se réfugier dans les autres, considérés comme la seule survie possible. Je suggérerais encore une trop grande connaissance de soi, une trop grande intimité avec soi-même : on a besoin de tous les autres hommes pour vous tirer de là. Ou bien, le manque d’amour : la fraternité, c’est une femme qu’on n’a pas rencontrée. Ou bien encore… Mais tu sais, ce qu’il y a aussi de génial chez Pascal, c’est ce qui est si rarement génial chez Freud : son bon sens. [34]
Et il y a sans doute beaucoup plus encore. Romain Gary partage avec Albert Camus ou René Char la même conception de la fraternité : une conception exigeante qui ne sert pas de cache-sexe aux veuleries individuelles ; mais aussi et surtout la fraternité comme expérience vécue, comme rencontre physique, comme échange chaleureux entre êtres humains, loin des théories abstraites. Ce n’est sans doute pas un hasard : cette conviction d’un besoin charnel de l’autre, Gary, Camus, Char et tant d’autres l’ont forgée au feu de la Résistance. Cette expérience commune, à rapprocher de la « fraternité des parias » dont parle Arendt, a marqué ces frères d’armes et irrigué leurs mots et leurs pensées. Les Feuillets d’Hypnos, archipel de fragments face à l’effondrement, est un témoignage de cette fraternité, sublimé par les fulgurances poétiques. Toute l’œuvre de Camus, comme celle de Gary, résonne simultanément comme un vibrant hommage à la fraternité vécue dans l’action de la Résistance et comme un appel à la fraternité en réponse à la déshumanisation des idéologies.
Vœu pieux ? Naïveté d’auteurs trop pleins d’humanité ? Même lorsque ce programme semble échouer, si l’on suit encore Gary – et on doit le suivre sur ce chemin – ce n’est pas tant un échec de la fraternité que le nôtre :
Si les hommes de notre temps ne trouvent pas aux problèmes qui déchirent le monde de solutions fraternelles, c’est peut-être la condamnation des hommes de notre temps, ce n’est pas une condamnation de la fraternité. [35]
Cincinnatus, 18 décembre 2023
[1] Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique II, Œuvres complètes t. II, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1992, p. 676.
[2] Ibid., p. 680.
[3] Hannah Arendt, « De l’humanité dans de “sombres temps” », in Vies politiques, Gallimard, 1974, p. 22.
[4] Pour des développements plus détaillés sur les concepts fondamentaux de monde commun et d’espace public chez Hannah Arendt, lire la série de billets consacrés à ce sujet :
1. L’édification du monde commun
2. L’intime et le monde commun, entre ombre et lumière
3. L’extension du privé, entre intime et public
4. L’explosion du monde commun
5. Épilogue : fuir le monde commun pour jouir du privé ?
[5] Non sans qu’il y ait là une réelle forme de « grandeur » :
Je ne veux pas dire que cette chaleur des peuples persécutés ne soit pas quelque chose de grand. Dans son plein développement, elle peut engendrer une bonté dont les hommes ne sont par ailleurs guère capables. Souvent, c’est aussi la source d’une vitalité, d’une joie au simple fait d’être en vie, qui suggère assez que la vie n’est à sa plénitude que chez ceux qui sont, du point de vue du monde, les humiliés et les offensés. Mais, disant cela, il ne faut pas oublier que le charme et l’intensité de l’atmosphère qui s’y développent sont aussi dus au fait que les parias de ce monde jouissent du grand privilège d’être déchargés du souci du monde.
Hannah Arendt, « De l’humanité dans de “sombres temps” », op. cit., p. 22.
[6] Ibid., p. 23.
[7] La compassion, c’est-à-dire la tentative de solidarité, teintée d’une certaine envie, issue du regard porté sur la souffrance de l’autre, rend, dans une sorte d’hallucination, l’acosmie désirable :
[…] l’humanité créée par la fraternité convient difficilement à qui n’appartient au nombre des humiliés et des offensés, et ne peut y participer qu’à travers la compassion. La chaleur des peuples parias ne peut légitimement s’étendre à ceux qui se solidarisent avec eux : car une position différente dans le monde fait peser sur eux une responsabilité à l’égard du monde, qui leur interdit de partager l’insouciance des parias. Mais il est vrai que, dans les « sombres temps », la chaleur qui est pour les parias le substitut de la lumière exerce une grande fascination sur tous ceux qui ont honte du monde tel qu’il est, au point de vouloir se réfugier dans l’invisibilité. Et dans l’invisibilité, dans cette obscurité où, étant soi-même caché, on n’a plus besoin non plus de voir le monde visible, seules la chaleur et la fraternité d’hommes étroitement serrés les uns contre les autres peuvent compenser l’irréalité mystérieuse qui affecte les relations humaines, chaque fois qu’elles se développent dans une acosmie absolue et sans être reliées à un monde commun à tous. Dans une telle absence de monde et de réalité, il est facile de conclure que l’élément commun à tous les hommes n’est pas le monde, mais une « nature humaine » interprétée de telle ou telle façon ; peu importe qu’on mette l’accent sur la raison, identique chez tous les hommes, ou sur un sentiment chez tous identique, tel que la faculté de compatir. Le rationalisme et la sentimentalité du XVIIIe siècle ne sont que deux aspects d’une même chose ; tous deux pouvaient également conduire à cet excès d’enthousiasme où les individus se sentent des liens de fraternité avec tous les hommes. Dans tous les cas, cette rationalité et cette sentimentalité n’étaient que le substitut intérieur, localisé dans l’invisible, du monde commun visible, alors perdu.
Ibid., p. 25-26.
[8] Ibid., p. 23.
[9] Cet exil représente d’ailleurs une perspective tentante mais empoisonnée, qui, bien qu’ancienne, est encore plus largement valorisée par la modernité dite libérale :
Un nombre sans cesse croissant d’hommes dans les pays du monde occidental où, depuis la fin de l’Antiquité, la liberté de ne pas faire de politique a été pensée comme une des libertés fondamentales, a fait usage de cette liberté en se retirant du monde et de ses obligations. Ce retrait hors du monde n’est pas nécessairement un mal pour l’homme ; il peut même permettre à de grands talents de s’élever jusqu’au génie, et ainsi, par un détour, être encore utile au monde. Mais avec chaque retrait de ce genre, se produit une perte en monde presque démontrable ; ce qui est perdu, c’est l’intervalle spécifique et habituellement irremplaçable qui aurait dû se former entre cet homme et ses semblables.
Ibid., p. 12-13.
[10] Ibid., p. 26.
[11] Ibid., p. 34.
[12] Ibid.
[13] Ibid.
[14] Ibid., p. 34-35.
[15] De la philanthropia des Grecs à l’humanitas des Romains, puis à notre propre concept d’humanité, l’idée subit de telles modifications qu’elle en devient méconnaissable :
Cette humanité qui se réalise dans les conversations de l’amitié, les Grecs l’appelaient philanthropia, « amour de l’homme », parce qu’elle se manifeste en une disposition à partager le monde avec d’autres hommes. Son opposé, la misanthropie, signifie simplement que le misanthrope ne trouve personne avec qui il se soucie de partager le monde, qu’il ne tient personne pour digne de se réjouir avec lui dans le monde, la nature et le cosmos. La philanthropie grecque a subi plus d’un changement en devenant la romaine humanitas. Le plus important de ces changements correspond au fait politique qu’à Rome, des gens de souche et d’origine très diverses pouvaient acquérir la citoyenneté romaine, et être ainsi admis à participer au dialogue avec les Romains cultivés sur le monde et sur la vie. Et cet arrière-fond politique distingue l’humanitas romaine de ce que les modernes nomment « humanité », par quoi ils ne désignent communément qu’un simple phénomène d’éducation.
Ibid., p. 35.
[16] Ibid. p. 41.
[17] Voir : « Des racinés ».
[18] Voir, entre autres : « L’État en lambeaux ».
[19] Romain Gary, L’affaire homme, Folio, p. 111.
[20] Voilà longtemps que je n’ai cité ce terrible passage du « Prologue de Zarathoustra » :
Et ainsi Zarathoustra parla au peuple :
« Il est temps que l’homme se fixe son but. Il est temps que l’homme plante le germe de son plus haut espoir.
« Son sol est assez riche pour cela. Mais un jour viendra où ce sol sera pauvre et stérile, et aucun grand arbre n’y pourra plus pousser.
« Malheur ! Le temps viendra où l’homme ne lancera plus de flèche de son désir par-dessus l’homme et où la corde de son arc ne saura plus vibrer !
« Je vous le dis : il faut encore avoir du chaos en soi pour mettre au monde une étoile dansante. Je vous le dis : il y a encore du chaos en vous.
« Malheur ! Le temps viendra où l’homme n’enfantera plus d’étoile. Malheur ! Le temps viendra du plus misérable des hommes, de l’homme qui ne peut plus lui-même se mépriser.
« Voici ! Je vous montre le dernier homme !
« Qu’est-ce que l’amour ? Qu’est-ce que la création ? Désir ? Étoile ? » demande le dernier homme en clignant des yeux.
« Puis la terre est devenue petite et dessus sautille le dernier homme, qui rapetisse tout. Sa race est indestructible comme celle du puceron ; le dernier homme est celui qui vit le plus longtemps.
« Nous avons inventé le bonheur », disent les derniers hommes en clignant des yeux.
« Ils ont quitté les contrées où il était dur de vivre : car on a besoin de chaleur. On aime encore son prochain et l’on se frotte à lui : car on a besoin de chaleur.
« Tomber malade et être méfiant passent chez eux pour des péchés : on s’avance prudemment. Bien fou qui trébuche encore sur les pierres ou sur les hommes !
« Un peu de poison de temps en temps : cela donne des rêves agréables. Et beaucoup de poison pour finir, cela donne une mort agréable.
« On travaille encore, car le travail, est une distraction. Mais on veille à ce que la distraction ne soit pas fatigante.
« On ne devient plus ni pauvre ni riche : l’un et l’autre sont trop pénibles. Qui voudrait encore gouverner ? Qui obéir ? L’un et l’autre sont trop pénibles.
« Point de pasteur et un seul troupeau ! Tous veulent la même chose. Tous sont égaux : qui pense autrement va de son plein gré à l’asile de fous.
« Autrefois tout le monde était fou », disent les plus raffinés en clignant des yeux.
« On a de l’esprit et l’on sait tout ce qui est arrivé : aussi peut-on railler sans fin. On se dispute encore, mais on ne tarde pas à se réconcilier – sinon on se gâterait l’estomac.
« On a son petit plaisir pour le jour et son petit plaisir pour la nuit : mais on respecte la santé.
« Nous avons inventé le bonheur », disent les derniers hommes en clignant les yeux. »
Et ici s’achève le premier discours de Zarathoustra, celui qu’on appelle « Prologue » : car en cet endroit il fut interrompu par les cris et les transports de joie de la foule : « Donne-nous ce dernier homme, ô Zarathoustra, criaient-ils, rend-nous semblables à ces derniers hommes ! Nous te ferons cadeau du Surhomme ! » Et tout le peuple jubilait et claquait de la langue.
Mais Zarathoustra fut attristé et il dit à son cœur :
« Ils ne me comprennent pas : je ne suis pas la bouche qu’il faut à ces oreilles.
« Sans doute ai-je vécu trop longtemps dans la montagne, j’ai trop écouté les ruisseaux et les arbres : je leur parle maintenant comme à des chevriers.
« Placide est mon âme, et claire comme la montagne au matin. Mais ils me tiennent pour un homme froid, pour un railleur aux farces terribles.
« Et maintenant ils me regardent et rient : Il y a de la glace dans leur rire. »
[21] Voir : « Des identités et des identitaires ».
[22] Romain Gary, L’affaire homme, op. cit., p. 206-207.
[23] Voir : « Désolidarisez-vous ! ».
[24] Voir : « Identités choisies ».
[25] Voir : « Quand dire, c’est être » et « L’essentialisation de l’action politique ».
[26] Abel Quentin, Le Voyant d’Étampes, éd. de l’Observatoire, 2021, p. 334.
[27] Albert Camus, « Le Témoin de la liberté » (allocution prononcée à Pleyel en novembre 1948, à un meeting international d’écrivains), Œuvres complètes t. II, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2006, p. 490-491
[28] Il faut vraiment lire, à ce sujet, les excellents ouvrages de Florence Bergeaud-Blackler, Le Frérisme et ses réseaux, et de Fatiha Agag-Boudjahlat, Les Nostalgériades : Nostalgie, Algérie, Jérémiades.
[29] Catherine Kintzler, « Faut-il ajouter “Laïcité” à la devise républicaine “Liberté, Égalité, Fraternité” ? ». L’« opération » dont il est question dans la première phrase est expliquée dans le paragraphe qui précède celui cité :
Chacun sera, également à tout autre, le producteur du droit et son bénéficiaire : c’est ce que vise l’association républicaine. L’égalité n’est donc pas une fin en elle-même (on ne s’associe pas pour être égaux), mais c’est seulement par l’égalité que les sujets du droit prennent conscience d’eux-mêmes et qu’ils peuvent procéder à l’opération qui leur donnera ce maximum de liberté et de droits auquel ils aspirent.
[30] Qu’analyse avec une grande perspicacité Catherine Kintzler dans son article « La République des Lettres : liberté, égalité, singularité et loisir. Quelques éléments de réflexion pour les républicains aujourd’hui ».
[31] Romain Gary le montre très bien lorsqu’il vante les mérites de la variété humaine :
Parler [du monde] comme s’il y avait là autre chose qu’une étonnante variété à la fois au sein de l’espèce humaine et en ses lieux fréquentés, c’est ouvrir la porte à la facilité d’un certain romantisme humanisant qui aboutit à une sorte de malthusianisme de nos richesses et de nos possibilités. La fraternité n’est pas une identité : cette identité unique, elle l’exclut, au contraire. Si tous les hommes se ressemblaient vraiment, s’il n’y avait qu’« un » monde, c’est sur des fourmis sans visage, sans vocations personnelles, sans foisonnement d’identités vers un avenir toujours plus riche dans une diversification de plus en plus grande à partir d’une donnée humaine commune que régnerait comme un simple automatisme cette fraternité-là.
Ce qui fait de la fraternité une aspiration si profonde et si constante du psychisme – on disait autrefois de l’âme – ce sont les différences entre les identités infiniment variées, dont chacune a besoin d’être complétée par celles des autres, dont chacune a besoin d’utiliser à son profit la différence et la spécialisation, l’apport de l’identité de l’autre.
Chaque homme est unique, irremplaçable ; il connaît quelque chose qu’aucun autre homme ne connaît. Il peut donc apporter aux autres son expérience unique.
C’est parce que chacun de nous est inimitable à partir d’une donnée humaine commune que chacun a besoin de tous, tous de chacun. Voilà la véritable nature de la fraternité ; c’est un besoin des autres. Si ce fourmillement de différences n’existait pas, personne ne pourrait rien pour personne, et personne n’aurait besoin de personne puisque nous ne pourrions faire pour les autres qu’exactement ce que nous pouvons faire pour nous-même. Il n’y aurait ni aide, ni secours, ni complément possible ; seulement un éternel remplacement.
Romain Gary, L’affaire homme, op. cit., p. 153-154.
[32] Ibid., p. 154-155.
[33] Ibid., p. 155.
[34] Ibid., p. 47.
[35] Ibid., p. 32.
Romain Gary distingue toujours l’idée de son application :
D’une manière générale, je trouve inadmissibles certaines pirouettes historiques comme celles qui conduisent au nom du stalinisme à condamner le communisme en général et, au nom du général Boulanger, le général de Gaulle.
Ibid., p. 24.
J’ai exploré cette question dans le billet « Des idées et des hommes ».

Remarquable texte qui demande à être rererelu !
A sa lecture, à chaud ! je me posais la question de savoir si la fraternité pouvait avoir le même sens selon les cultures dans lesquelles elle serait considérée et si ce qui est vrai pour des groupes (libéraux, identitaires) ne le serait pas pour des civilisations.
Par exemple le clanisme ne fonctionne t’il pas comme le mécanisme identitaire et ne rend-il pas impossible des échanges avec d’autres groupes ?
Merci encore pour cette remarquable synthèse !
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Cher Jean-Louis,
vous avez absolument raison ! De même, j’aurais aussi pu explorer la fraternité des ordres monastiques, celle des francs-maçons ou aller plus loin dans celle des Frères musulmans que je ne fais qu’évoquer… Le sujet est inépuisable !
Cincinnatus
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Cher monsieur,
Puis-je me permettre de vous demander de vous exprimer à nouveau sur la question israélienne ? Je sais que vos opinions sont éloignées des miennes mais j’apprécie votre raisonnement et je confesserai que dans cette affaire je suis dans le doute et compte sur vous pour m’aider á réfléchir.
Comment les populations israéliennes et palestiniennes peuvent-elles éventuellement co-exister sur un même territoire ?
La solution logique serait celle d’un seul état hébergeant à la fois des populations arabes et d’autres venant de la diaspora juive. Mais cette solution d’un seul état, sauf erreur de ma part, est rejetée d’office par Israël pour des raisons démographiques et de principe : les juifs se refusent à constituer la minorité d’un état peuplé majoritairement par des non-juifs. Une telle situation serait contraire à la conception sioniste, identitaire et religieuse, de l’état qui est celle qui a prévalut à la restauration d’un État israélien. * Reste la solution de deux états sur le territoire exigu et morcelé de la « Palestine historique ». À ce que j’ai compris, les Israéliens refusent également cette solution, qu’ils considèrent non viable d’une part parce qu’elle est très difficile à mettre en œuvre sur une surface si exigüe où les peuplements respectifs sont imbriqués, et surtout du fait de la non fiabilité des musulmans (mot employé ici pour arabes) qui cherchent invariablement à accroître par la force leur part de territoire et refusent, en fait, l’existence d’un état d’Israël à l’emplacement de la région qui s’appelle aussi la Palestine historique.
Ce double refus ne me semble pas laisser place à une autre solution que l’expulsion d’un nombre suffisant d’arabes/musulmans dans les pays du voisinage. En espérant (?) qu’ils se tiennent tranquilles, ou en les réduisant à l’impuissance.
C’est là que je vous attend, mon cher Cinci: comment justifieriez-vous, le cas échéant, cette stratégie supposée du gouvernement israélien, qui me semble pouvoir être qualifiée de « nettoyage ethnique » et qui s’opposerait aux valeurs de laïcité et de fraternité qui sont aussi les vôtres?
Excusez la liberté que j’ai prise de vous envoyer ce message quelque peu naïf. Et avec tous mes souhaits pour une meilleure année 2024. FGQ
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Cher ami,
Je ne pense pas que ce soit l’endroit le plus propice à cette discussion – j’ai récemment consacré plusieurs billets à la guerre entre Israël et le Hamas, et à ses conséquences – mais peu importe.
La géopolitique n’est pas la première de mes compétences, je préfère rester humble. Cependant, le nombre d’experts en la matière a explosé à la faveur des réseaux dits sociaux, alors pourquoi ne pas, moi aussi, donner mon avis lorsqu’il est demandé.
Le scénario « à un seul État » est inenvisageable. On a bien vu le destin des populations juives des pays du Moyen-Orient ces dernières décennies. Ce scénario signifierait non seulement la fin de l’État d’Israël en tant que tel mais aussi celle de tous les juifs qui y vivent. Le slogan génocidaire « de la rivière à la mer » deviendrait une sinistre réalité et le pogrom du 7 octobre ferait figure de modeste brouillon à ce qui s’ensuivrait.
Le scénario « à deux États » est le plus viable et sans doute le seul possible… en théorie. En effet, pour qu’il advienne, il faudrait, du côté palestiniens, des dirigeants politiques fiables et, à défaut d’être démocrates, qui acceptent l’existence d’Israël. Ni le Hamas ni l’autorité palestinienne, faible et corrompue jusqu’à la moelle, ne peuvent être des interlocuteurs dans cette perspective. Mais, plus grave, le peuple palestinien lui-même, dans sa majorité, ne veut pas entendre parler d’une telle solution : chauffé à blanc depuis l’enfance, persuadé que les juifs sont des ennemis existentiels envoyés par Satan lui-même et que le martyre est la voie commandée par Dieu (qui permet accessoirement à la famille de recevoir des subsides conséquents après la mort), il ne suivrait jamais un gouvernement politique qui irait dans cette direction, si tant est qu’on puisse en trouver un. S’ajoute à cela le jeu des autres pays, Qatar et Iran en tête mais également tous les États frontaliers, qui, chacun pour des raisons idéologiques, politiques, financières, religieuses, etc. n’ont aucun intérêt à voir la paix s’installer entre Israël et les Palestiniens. Cette guerre est un business, sa fin ferait perdre beaucoup trop à beaucoup trop de gens.
Je ne confonds pas le devoir-être et l’être. Je plaide ardemment pour la paix (qui nécessite comme préalable non négociable la libération de tous les otages du Hamas, sa reddition complète, son démantèlement et l’arrestation (ou l’élimination, je n’ai aucune pudeur de gazelle là-dessus) de ses dirigeants) et la constitution d’un État-nation pour les Palestiniens dans des frontières viables (peu ou prou celles de 67, avec la neutralisation du plateau du Golan, qu’Israël ne peut abandonner à ses ennemis pour d’évidentes raisons de stratégie militaire et de survie). Mais je vois que cela est aujourd’hui, et pour longtemps encore, impossible. Nous en avons été proches il y a trente ans mais, depuis l’assassinat de Rabin puis, de manière très paradoxale, après la disparition d’Ariel Sharon, cette perspective n’a plus aucune chance de se concrétiser.
Cincinnatus
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