Tout fout l’camp !

Stańczyk, Jan Matejko (1862)

Reviennent, sur le devant de la scène où se joue le navrant spectacle de l’humanité, de vieux fantômes que l’on croyait définitivement exorcisés. Mais enfin, quelle naïveté ! Comme s’ils avaient disparu tout ce temps et réapparaissaient miraculeusement ! Rien n’est jamais définitif avec l’homme, rien n’est jamais assuré. Rien. Si ce n’est sa capacité à s’enfoncer toujours plus bas dans l’obscur.

*

Aux tragédies intemporelles que charrie l’humanité et qui tourmentent chaque génération à son tour, s’ajoutent les nuées propres à notre chère « modernité », grosses de tempêtes comme jamais nos prédécesseurs n’en ont connu. Les clairvoyantes Pandore n’ont pourtant cessé de nous avertir.

La torture, qu’on croyait reléguée dans un pittoresque Moyen Âge, redeviendra une réalité ; la pullulation de l’humanité dévalorisera l’homme. Des moyens de communication massifs au service d’intérêts plus ou moins camouflés déverseront sur le monde, avec des visions et des bruits fantômes, un opium du peuple plus insidieux qu’aucune religion n’a jamais été accusée d’en répandre. Une fausse abondance, dissimulant la croissante érosion des ressources, dispensera des nourritures de plus en plus frelatées et des divertissements de plus en plus grégaires, panem et circenses de sociétés qui se croient libres. La vitesse annulant les distances annulera aussi la différence entre les lieux, traînant partout les pèlerins du plaisir vers les mêmes sons et lumières factices, les mêmes monuments aussi menacés de nos jours que les éléphants et les baleines, un Parthénon qui s’effrite et qu’on se propose de mettre sous verre, une cathédrale de Strasbourg corrodée, une Giralda sous un ciel qui n’est plus si bleu, une Venise pourrie par les résidus chimiques. Des centaines d’espèces animales qui avaient réussi à survivre depuis la jeunesse du monde seront en quelques années anéanties pour des motifs de lucre et de brutalité ; l’homme arrachera ses propres poumons, les grandes forêts vertes. L’eau, l’air, et la protectrice couche d’ozone, prodiges quasi uniques qui ont permis la vie sur la terre, seront souillés et gaspillés. À certaines époques, assure-t-on, Siva danse sur le monde, abolissant les formes. Ce qui danse aujourd’hui sur le monde est la sottise, la violence, et l’avidité de l’homme. [1]

Tout y est. Bien qu’elle n’eût pas, alors, la connaissance qui est la nôtre de la catastrophe climatique en cours – et qui nous ôte toute excuse –, Marguerite Yourcenar avait déjà parfaitement perçu les maux qui s’abattent sur nous, près d’un demi-siècle plus tard.

Tout y est, de la société de l’obscène et de la culture de l’avachissement, de l’inculture plastronnante et du mépris du monde commun, de la destruction de l’environnement et de celle de l’humanité.

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Les avertissements viennent donc de loin. De bien plus loin, même. Le désarroi devant le déclin semble, lui aussi, une constante historique : le fameux « c’était mieux avant ». Ce qui rend bien service aux divers « progressistes » qui en profitent pour balayer d’un revers de main toute critique. Émettre un doute sur la glorieuse marche en avant du Progrès vous condamne à l’ostracisme, odieux conservateur aigri que vous êtes !

Quel sophisme ! Comme si la nostalgie devait être un sentiment honteux ! Ce n’est pas parce que nos prédécesseurs, à toutes les époques, ont eux aussi constaté l’inéluctable abaissement de l’humanité qu’ils avaient tort. La chute a débuté il y a longtemps et n’a été que freinée ponctuellement à certaines périodes, c’est tout ! Et elle n’est pas près de s’arrêter puisque le déclin est asymptotique : il n’y a pas nécessairement de fin ni de fond à atteindre. Le pire est toujours possible… et même certain.

Ainsi, par exemple, l’idiocratie n’est-elle pas un état vers lequel nous nous dirigeons mais dans lequel nous nous enfonçons. Souvenons-nous combien Bush Jr. nous paraissait une risible erreur, un dérapage historique, une honteuse anecdote. Et puis vint Trump qui faisait passer son prédécesseur du Grand Old Party – le parti de Lincoln, faut-il le rappeler ? – pour un modèle d’intelligence et de sagesse. Et lorsque le clown sinistre a été renvoyé dans ses pénates par un vieillard sénile, nous pensions, de nouveau, qu’une parenthèse déplorable se refermait. Or, au moment où il semble fort probable qu’il revienne au pouvoir, peut-être faudrait-il se réveiller et admettre que tout cela n’est pas une série d’accidents mais une tendance profonde – et que ses successeurs seront vraisemblablement pires que lui. Et nous avons beau jeu de nous gausser du lamentable divertissement que nous offrent les États-Unis ; nous qui nous moquions de Trump, nous avons profané l’Assemblée nationale, temple sacré de notre République, par la présence d’histrions incultes, d’idéologues obtus, de dangereux démagogues, de provocateurs décérébrés… Quelles leçons pouvons-nous donner quand, pour être cohérents, nous devrions nous couvrir la tête de cendres… et enfiler un nez rouge.

Alors oui, en tout domaine, si on pense avoir atteint et dépassé les limites de la Connerie et de la Décence, on peut toujours faire pire. Romain Gary disait que la Connerie était « la plus grande puissance spirituelle de tous les temps ». Il n’avait pas tort. (Et de toute façon, on s’en fout puisque l’intelligence artificielle est là pour remplacer notre connerie naturelle.)

On peut toujours faire pire, donc. Et c’est même un pari gagnant que fait celui qui, navré de ce qu’il a sous les yeux, s’attend à ce que l’épisode suivant soit plus navrant encore.

*

Comment, alors, ne pas céder à la tentation du déclinisme ?

Le spectacle du monde inspire comme une lassitude d’être ce que nous sommes. Comme une haine de soi. Un ressentiment qui ronge les entrailles… et duquel naît un plaisir coupable. Il a l’odeur et le goût des fruits blets et des viandes faisandées, ce plaisir onaniste des décadentistes. Nostalgiques d’un passé qui n’a jamais existé que dans leurs rêves, ils manipulent l’histoire, calomnient le présent et délirent l’avenir. Obsédés de la chute, les grands experts de l’effondrement nous abreuvent de leurs prophéties eschatologiques… et se complaisent dans leurs fantasmes d’Apocalypses. Les collapsologistes, nouveaux dandys persuadés qu’ils sont témoins de la fin du monde (comme ils seraient témoins à un mariage), s’enivrent de leur esthétique du renoncement et de leur puritanisme caricatural. Posture somme toute confortable, attrayante (j’y cède moi-même parfois !), que celle bien connue du suave mari magno… la culture en moins – et ça change tout.

Gary, toujours lui, nous a aussi mis en garde contre ces profiteurs du déclin – comme il y a des profiteurs de guerre.

Les cris de « décadence » servent surtout à se donner une bonne conscience morale de non décadent et à dissimuler ainsi noblement ses propres turpitudes intimes. C’est là encore le triomphe du prêt-à-porter : les idées toutes faites et confortables habillent bien nos douteux Savonarole. [2]

Rhabillés pour l’hiver atomique, nos déclinistes, décadentistes, collapsologistes et autres survivalistes dans leurs bunkers de certitudes – oui, je les mets tous dans le même sac, ce qu’ils refuseraient avec la plus grande morgue… et alors ? Ils partagent tous cette même espérance nerveuse, bilieuse, de l’effondrement de la civilisation auquel ils portent leurs toasts d’amertume. Ils peuvent l’attendre, leur fin du monde ! Ils n’ont rien compris : la chute, le déclin, tout cela ne résonne pas de trompettes et de tambours wagnériens, n’explose pas dans un déluge d’effets spéciaux façon divertissement hollywoodien. C’est plus subtil. C’est plus vil, surtout. C’est plus veule. Ça vient lentement, tranquillement.

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Alors sans doute, c’était mieux avant. Certes, mais c’était quand, ce avant ? et puis quoi ? qu’est-ce qui était mieux avant ?

Faut-il vraiment entrer dans cette pénible casuistique ?

École, hôpital, services publics, État, verticalité, autorité, sécurité, environnement, paysages, campagnes, Paris – ah ! Paris ! –, culture générale, humour, langue, arts, littérature, cinéma, et jusqu’au goût des fruits… reconnaissons que la liste ne sera jamais close mais que c’est déjà pas mal, non ?

Et puis, même si cela demeure toujours aussi répugnant, regardons quand même du côté de nos petits prêtres ascétiques dégoulinants de moraline, de nos chers censeurs woke, de nos identitaires qui puent le curé froid, de tous nos obscurantistes à l’haleine d’autodafé… quelle misère ! même l’Inquisition avait plus de gueule avant, c’est dire !

*

« Vous exagérez ! Et la science ? Et la technique ? Et la médecine ? », me répond-on, téléphone portable greffé à la main.

Certes, certes.

En ces matières, les progrès sont difficilement discutables. Et, en particulier, ceux de la science et de la médecine ne peuvent qu’être appréciés et encouragés, sauf à préférer une espérance de vie de quarante ans dans des conditions misérables ou à appartenir à une secte ésotérique peuplée de crétins incultes (les deux sont parfaitement compatibles, comme le prouve chaque jour cette imposture phénoménale qu’est le parti EELV qui, en plus, par idéologie, bêtise ou intérêt, travaille activement au saccage du nucléaire pour mieux servir les lobbies gaziers… et donc détruire la planète). En revanche, on peut être légitimement plus réservé devant ceux de la technique et de son emprise croissante sur la science, au point de la défigurer.

La question n’est pas là. Mais plutôt dans la confusion coupable entre les progrès de la science, de la technique, de la médecine, etc. et le Progrès avec sa majuscule qui en impose. La divergence croissante entre ceux-là d’un côté et, de l’autre, les progrès humains, sociaux, culturels, etc. devrait interdire tout amalgame. Or les « progressistes » refusent d’admettre l’évidence et mélangent tout. Ils refusent la complexité du monde au nom d’un avenir aussi stupidement radieux que celui des déclinistes bas du front est apocalyptique.

Quant à ces progrès, eux-mêmes, en-dehors du petit monde des techno-béats qui y trouvent matière à éteindre leurs angoisses existentielles en même temps qu’à gonfler leur compte en banque – cela va souvent de pair –, ils suscitent à juste titre une délicate et instable mixtion d’espoirs et de craintes. Les vertigineuses utopies transhumanistes ont de quoi glacer le sang et elles profitent pleinement de l’irrésistible extension du domaine de la technique à ce qu’il y a de plus intime dans nos vies. Il est dorénavant devenu impossible de se défaire de ces gadgets technologiques, véritables doudous pour adultes mal grandis, au service de la culture de l’avachissement. Et les développements de « l’intelligence artificielle » – incroyable oxymore qui masque tant de mensonges et de manipulations – promettent un bel avenir à toutes les formes de béquilles au cerveau.

Après, on s’étonne que le QI moyen dégringole !

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La tectonique des civilisations a des mouvements peu perceptibles. Comme la chouette de Minerve qui ne s’éveille qu’à la nuit tombée, on ne s’aperçoit bien souvent des mutations anthropologiques profondes qu’une fois celles-ci bien installées. Sans doute sommes-nous, nous-mêmes, déjà passés à autre chose, à une autre culture, une autre civilisation – on l’appellera comme on voudra – ; sans doute sommes-nous déjà une autre variété d’hommes. Qui ressemblent beaucoup aux derniers hommes du Zarathoustra.

Il ne s’agit pas (ou plus) de se battre pour améliorer l’homme, pour faire progresser l’humanité… ni autres billevesées dignes d’un autre temps. Trop tard. Mais d’essayer de sauver ce qui peut encore l’être, sans espoir d’y arriver. Rappelons que les Grecs, bien plus sages et clairvoyants que nous – hypothèse à étudier : peut-être la dégringolade a-t-elle débuté à cette époque ? –, avaient judicieusement placé l’espoir au fond de la boîte de Pandore : le dernier et le plus terrible des maux.

Les Lumières sont éteintes.

L’aspiration à la grandeur est cependant d’autant plus forte qu’on lève les yeux de plus bas. Alors, à l’opposé des postures décadentistes qui se complaisent dans l’inaction, essayons-nous, après d’autres illustres prédécesseurs, à une morale de la désespérance, qui pourrait se fonder dans la révolte métaphysique (ce cher Camus). Car il peut y avoir de la joie malgré la lucidité – et dans la lucidité même !
Réjouissons-nous ! parce qu’aujourd’hui est pire qu’hier mais, sans doute, meilleur que demain !

Cincinnatus, 14 octobre 2024


[1] Marguerite Yourcenar, Archives du Nord, Gallimard, coll. Folio, p. 367.

[2] Romain Gary, L’affaire homme, Gallimard, coll. Folio, p. 265.

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Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

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