
J’ai récemment proposé un gouvernement de douze ministres aux domaines de responsabilités larges. Un « gouvernement idéal », en quelque sorte. Je ne me suis néanmoins pas attardé sur la question des « profils » de ces ministres. Un ministre doit-il être un expert de son domaine ? Posséder une expérience « du terrain », comme on dit aujourd’hui ? Un médecin fait-il un bon ministre de la Santé ? Le ministre de la Justice doit-il avoir exercé en tant que magistrat ou qu’avocat ? Un ministre doit-il être un professionnel de la profession ou un professionnel de la politique ?
La question de la compétence des ministres, nommés pour conduire la politique gouvernementale dans leur domaine et diriger l’administration dédiée, ne se pose pas de la même manière que pour les représentants de la nation, élus pour légiférer. Les premiers sont d’abord attendus sur le portefeuille qui leur échoit ; tandis que les seconds doivent être capables de s’intéresser à des sujets très divers même si, depuis la Révolution, la spécialisation des représentants n’a fait que croître [1].
À l’arrivée d’Emmanuel Macron au pouvoir, on a savamment glosé sur son panégyrique des jeunes « amateurs », opposés aux vieux professionnels de la politique. L’écran de fumée s’est vite dissipé pour laisser voir la triste réalité : la fraîcheur de ces nouveaux venus, censés rompre avec un monde enkysté et apporter l’expérience de la « société civile », n’a pas résisté à l’incompétence, aux bourdes ni aux prévarications d’individus pour beaucoup seulement venus en politique dans l’objectif avoué d’ajouter une ligne à leur profil linkedin.
La question ne doit cependant pas être éludée par le seul échec de cette expérimentation grandeur nature – bien qu’elle soit assez concluante ! Outre que bon nombre des macronistes de cette première génération, contrairement aux apparences, se fussent révélés, de la politique, bien moins des « amateurs » que des professionnels ratés – tocards ayant grenouillé à droite et à gauche où leur inconsistance les condamnait à végéter éternellement dans le décor des antichambres du pouvoir s’ils n’avaient pas embrassé la geste macronienne, seule chance de s’élever au-dessus de leur médiocre condition de serpillière des partis installés –, les véritables débauchés du « monde professionnel » ne l’étaient guère en raison de leur expertise dans un secteur particulier mais bien plutôt pour leur profil parfaitement markété pour draguer une clientèle sociologique soigneusement définie par une bande de consultants en opinion publique, pour leur générosité financière pendant la campagne électorale du chouchou des banques et des médias ou encore pour leur adéquation avec la vision du monde racontée par le macronisme triomphant, ce sarkozisme en pire – la fameuse et fumeuse « start-up nation » qui, depuis, a fait un sacré pschitt. Rien à voir, donc, avec la volonté de confier l’exécutif à des spécialistes des questions à traiter.
La question ne doit donc pas être éludée et il y a en effet quelques bonnes raisons à souhaiter au gouvernement des professionnels de la profession, des ministres experts, des techniciens expérimentés, parfaitement à l’aise avec les enjeux, souvent très complexes, qu’ils doivent affronter. Pour conduire une politique en toute connaissance de cause, pour ne pas s’en laisser compter par les nombreux interlocuteurs avec lesquels ils doivent négocier, pour ne pas se faire étouffer par la haute administration de leur ministère, pour comprendre ce qui s’y passe et ce qu’y font les agents, pour proposer des réformes de fond en toute connaissance de cause, pour avoir une vision à promouvoir… Bref : pour être légitimes, les ministres peuvent avoir tout intérêt à venir du monde sur lequel ils sont amenés à exercer leur pouvoir.
L’idée est certes séduisante et, pour s’en convaincre davantage, il suffit de penser à l’actuelle ministre de l’Éducation nationale qui a benoîtement admis sa méconnaissance profonde de l’école, suscitant les quolibets de la part des enseignants qui ont, à fort juste titre, vécu sa nomination comme un camouflet et le témoignage du mépris dans lequel les tient l’exécutif – erreur aussi étrange qu’impardonnable venant d’un Premier ministre lui-même enseignant et ancien ministre de l’Éducation nationale !
Hélas, dans la réalité, les ministres professionnels de la profession n’ont souvent brillé que par l’étroitesse de leur vision et n’ont que rarement laissé de meilleurs souvenirs que les professionnels de la politique supposés incompétents. Englués dans les réflexes construits au long de leur carrière et, surtout, enfermés dans un angle de vue unique et restreint, ils n’ont guère les moyens d’embrasser toute la variété des questions qui se posent à un ministre. C’est assez naturel et humain : un ministre de la Justice nommé parce qu’excellent avocat sera tenté de ne percevoir les dossiers que du point de vue de l’avocat et non de ceux de tous les autres acteurs – ni, surtout, du point de vue universel et surplombant de l’intérêt général.
Parce que c’est là ce qu’on est en droit d’attendre d’un ministre : la capacité de transcender les approches catégorielles ou corporatistes, les intérêts privés, aussi puissants soient-ils, pour ne garder le regard que sur l’horizon de l’intérêt général. Et agir conformément à celui-ci.
Voilà pour la hauteur de vue… mais s’il faut redescendre sur terre et se montrer plus prosaïque encore : la capacité des ministres « non politiques » à survivre dans le monde politique tend rapidement vers zéro à mesure s’aiguisent les appétits de leurs collègues professionnels de la politique. Ces derniers, rompus à l’exercice du pouvoir, se taillent toujours la part du lion dans les négociations et arbitrages gouvernementaux et, lorsqu’il s’agit de faire de la politique, écrasent sans scrupule leurs petits camarades de « la société civile » qui ne jouent clairement pas dans la même catégorie.
Exeunt, donc, les professionnels de la profession au profit des traditionnels professionnels de la politique. Y gagne-t-on vraiment ? Pires, sans doute pas ; mieux, c’est douteux. Nous nous retrouvons avec cette engeance bien connue des mercenaires du maroquin dont la carrière (obsession partagée dans ce milieu) répond à un plan parfaitement élaboré qui rappelle les fines stratégies de Louis de Funès dans La Folie des grandeurs :
Nous rentrons à Madrid, nous conspirons, le roi répudie la reine, la vieille épouse le perroquet, César devient roi, je l’épouse et me voilà reine !
Avant-hier aux Anciens combattants, hier à l’Agriculture, aujourd’hui à l’Éducation nationale et demain à l’Intérieur : ils ne voient chaque étape ministérielle que comme un marchepied vers la suivante, toujours plus prestigieuse, dans une ascension irrésistible vers Matignon puis l’Élysée.
Les gouvernements changent, les têtes restent les mêmes : certains partent pour mieux revenir quelques mois ou années plus tard (comme quoi le monde politique est exemplaire en matière de recyclage). C’est finalement assez pratique, ces ministres interchangeables : l’un ou l’autre, peu importe, seule l’enflure de l’ego semble les différencier. Aussi incompétents à un poste qu’à un autre, leur polyvalence se résume à appliquer à tous les sujets la même grille d’analyse aussi biaisée que superficielle.
Alors quoi ? Ou plutôt : qui pour mon « gouvernement idéal » : des professionnels de la profession ou des professionnels de la politique ?
« Guidés par le seul intérêt général, ils font preuve d’une vertu civique immarcescible. » Ainsi les ai-je décrits dans ma déclaration de politique générale évoquée en ouverture de ce billet. Sans doute est-ce suffisant.
Mais s’il faut développer et choisir un profil : mieux vaut encore des politiques qui font de la politique. Cabinet, collaborateurs et conseillers divers sont là pour assurer à leur chef la maîtrise technique des dossiers – parce qu’un ministre, c’est un chef et que, comme le disait le grand philosophe du XXe siècle Jacques Chirac, qui en connaissait un rayon en matière de ministères, « un chef, c’est fait pour cheffer ».
Et s’il veut mener à bien, dans son domaine, la politique du gouvernement, le ministre doit posséder une vision claire de son action… et passer plus de temps dans son ministère et sur le terrain avec ses agents que sur les plateaux télé. Vanitas vanitatum.
À l’opposé des mercenaires qui volent de maroquin en maroquin et ne laissent derrière eux que des ruines, des projets de réformes qui n’aboutiront jamais – et c’est souvent heureux ! –, l’action publique a besoin de continuité, de renouer avec des politiques nationales de temps long. Il y a une hybris infernale chez ces politiciens qui ne rêvent que de laisser leur nom à une réforme, en général dictée par un fait divers médiatisé, alors que diriger un ministère ne nécessite que rarement de tout changer en arrivant. Au contraire. La réformite est le cancer du politique. Rien n’est plus néfaste pour le politique et la nation que le buzz et la surréactivité à l’écume médiatique.
Le ministre doit avoir une vision que le ministère doit appliquer ; mais il doit aussi entendre les questions et comprendre les enjeux qui « remontent du terrain », pour employer la novlangue contemporaine. Dans l’ensemble, les fonctionnaires sont d’excellents professionnels, compétents, et les plus désireux d’améliorer l’administration et les services publics. C’est pourquoi les calomnies et le mépris dont ils font trop souvent l’objet, y compris de la part de leur propre ministre, sont insupportables.
Quand un ministre de l’Éducation nationale, au siècle dernier, a comparé l’administration qu’il dirigeait à un « mammouth » qu’il fallait dégraisser, quand d’autres, aujourd’hui, ne cessent de faire passer les agents publics pour des fainéants ou exigent des sacrifices toujours plus grands, ils se comportent de manière aussi violente qu’injuste. Que ne dirait-on, bien légitimement, d’un chef d’entreprise qui se complairait à insulter ses employés dans toutes ses interventions publiques, annoncerait tout sourire qu’il gèle leurs salaires et serait fier d’en virer le plus possible ? Alors pourquoi devrait-on féliciter des ministres qui font tout cela et encore pire ?
Au sommet de la hiérarchie administrative : la haute fonction publique. La petite musique du spoils system à la française joue régulièrement pour dénoncer l’immobilisme des énarques qui tiennent les commandes des ministères et appeler à des grands débarras concomitants des changements politiques. Il y a là une forme de démagogie à laquelle je ne peux me résoudre, une simplicité qui confine au simplisme : les vilains énarques seraient responsables de tous les maux et leur emprise sur les services de l’État seraient la cause de l’impuissance des politiques. Mouais.
C’est quand même un peu facile de rejeter encore une fois la faute sur l’administration elle-même. Continuité de l’État ne signifie pas nécessairement sclérose et cette haute administration tant critiquée sauve plus souvent la République qu’à son tour lorsque des incompétents notoires, dans leur bureau de ministre, se piquent de tout changer par idéologie ou opportunisme carriériste. Le conservatisme de l’administration n’est pas forcément une mauvaise chose : elle permet souvent de conserver les institutions, dont la nature est de durer, contre la fébrilité politicienne. Il est très facile de casser ce qui fonctionne en quelques mois mais il faut ensuite des années pour reconstruire or les fonctionnaires, et tout particulièrement les plus gradés, incarnent le temps long, la durée, face à l’évanescence des politiques. Ils sont la mémoire de ce qui existe, savent pourquoi les choses sont ainsi et pas autrement, et possèdent l’expertise technique qui fait défaut aux politiques.
Néanmoins, quand la haute administration ne travaille plus pour l’intérêt général mais pour elle-même, elle sort de son rôle. La rotation à certains postes de hauts fonctionnaires qui adoptent les mêmes comportements de mercenaires que les ministres et ne restent qu’un temps très court à leur place pour mieux sauter à une nouvelle étape – souvent dans le privé où les allers et retours peuvent se révéler très rémunérateurs – détruit plus sûrement encore les services publics que tous les ministres, aussi incompétents puissent-ils être.
Certains ministères souffrent en outre d’une véritable gangrène de l’appareil d’État par l’idéologie. L’Éducation nationale, l’Enseignement supérieur et la Recherche, la Culture… autant de bateaux ivres, sans direction ni autre moteur que leur inertie, et aux moyens détournés du service de l’intérêt général au profit de l’entre-soi d’une petite clique. Alors que les ministres à leur tête devraient rompre avec l’entrisme idéologique, la tentation de la démagogie les encourage soit à ne rien faire soit à suivre le modèle d’un Musk aux États-Unis en profitant de la situation pour détruire ce qui subsiste et confier au privé des pans entiers de l’État.
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Nous n’avons plus de grand homme, mais des petits qui grenouillent et sautillent de droite et de gauche avec une sérénité dans l’incompétence qui force le respect.
Dirigés par de petits besogneux combinards, nous regrettons Desproges au moins autant que les grands hommes.
Cincinnatus, 17 février 2025
[1] Je recommande particulièrement le passionnant ouvrage que Benjamin Morel a consacré à l’histoire du Parlement : Le Parlement, temple de la République. De 1789 à nos jours, Passés composés, 2024.
