Affaire Daoud : un attentat contre la littérature

Femmes d’Alger dans leur appartement, Eugène Delacroix (1834)

Ce billet a été préalablement publié le 17 février 2025 par Le Point, que je remercie sincèrement.

*

l’art ouvre une plaie infectée d’absence au flanc de la réalité
Romain Gary, Pour Sganarelle

En août dernier, l’écrivain franco-algérien Kamel Daoud publie Houris, son nouveau roman. Le 2 novembre, j’en débute la lecture ; le 4 novembre, il remporte le prix Goncourt (malgré leur enchaînement chronologique, ces deux événements n’ont probablement pas de relation de cause à effet). J’ai donc lu Houris – ce en quoi je diffère de la plupart de ses critiques.

Houris est un beau livre. Profond. Dur. Avec talent, Daoud y enchevêtre les narrations, joue avec les je, avec les histoires et les voix, pour raconter l’histoire et la voix d’Aube, cette jeune femme qui a survécu à la décennie noire algérienne en en conservant la marque visible sur sa gorge. Daoud est un grand écrivain et un grand styliste – ce en quoi il diffère de la plupart de ses critiques.

Kamel Daoud a vécu la décennie noire en Algérie, qui a fait plusieurs centaines de milliers de victimes (200 000 ? 500 000 ?). Il a vu l’ascension des islamistes et les horreurs qu’ils ont commises. Comme Boualem Sansal, il reconnaît ici les signes avant-coureurs de ce qui s’est déjà passé là-bas. Et il subit la vindicte de tous ceux qui lui reprochent de ne pas se taire, de ne pas fermer les yeux, de ne pas jouer le jeu, de ne pas accepter les assignations à résidence identitaire : mauvais Arabe, Daoud ! Suppôt de l’extrême droite, Daoud ! Islamophobe, Daoud ! Faut-il que les habituels compagnons de route de l’islamisme soient bêtes pour proférer de telles calomnies.

Le prix Goncourt a accru encore leur haine, sur fond de « tensions », comme on dit pudiquement, avec l’Algérie où le roman est déjà interdit : il y viole la loi dite « sur la réconciliation nationale » qui interdit tout publication qui évoquerait la décennie noire. Peu étonnant : ce négationnisme d’État, cette amnésie nationale imposée sont justement au cœur de Houris. Écrivains, historiens, journalistes… et tous les citoyens voient leur histoire, à l’image de celle d’Aube, confisquée et niée. Sansal est emprisonné et diffamé, Daoud diffamé et censuré. Le traitement que réserve ce régime aux écrivains qui lui déplaisent dit beaucoup de son rapport à l’art, à l’intelligence et à la beauté.

Mais les manipulations algériennes et les complicités françaises vont plus loin : avec la plainte de Saâda Arbane qui demande 200 000 euros de dommages et intérêts pour atteinte à la vie privée, ainsi qu’une publicité de la condamnation éventuelle, non seulement on intimide et on salit la réputation d’un écrivain mais, au-delà de Kamel Daoud, on intente un procès inique à la littérature elle-même.

L’histoire de Saâda Arbane est tragique. Mais ce n’est pas celle du roman. Outre que rien ne permet d’identifier cette femme dans le livre, Aube, la créature de Daoud, existe en tant que personnage de fiction, avec sa propre histoire qui puise à celle d’une nation entière et à celle de l’humanité. Aube n’est pas Saâda Arbane : Aube est la décennie noire, Aube est une image de l’Algérie, une image que l’Algérie refuse de voir et de montrer. Aube emprunte d’ailleurs sans doute bien plus à Kamel Daoud qu’à Saâda Arbane – « Aube, c’est moi », pourrait dire l’auteur.

Aube n’est pas Saâda Arbane mais je comprends tout à fait que Saâda Arbane puisse se sentir Aube. Moi aussi, en lisant le roman, je me suis senti Aube. Comme je me suis senti Khadija ou Aïssa, personnages magnifiques, et comme je me suis même senti ce fœtus dans le ventre d’Aube. Quelle meilleure preuve que le roman est réussi ?

Je n’ai à aucun moment lu Houris comme un roman à thèse, ces horreurs qui atrophient le roman à une dimension unique, totalitaire ; il n’est pas écrit pour convaincre le lecteur que le fanatisme c’est mal ni que la guerre c’est moche. Il est écrit pour raconter une histoire. Une histoire qui nous ébranle, une histoire qui nous émeut. Le roman n’est pas le prétexte pour raconter l’histoire de la décennie noire ; au contraire : la décennie noire est le prétexte à l’écriture du roman. Et ça change tout. Ça s’appelle la littérature.

Cette histoire est celle de Saâda Arbane mais au sens où elle est aussi, et bien plus encore, celle de tant d’autres femmes et hommes torturés, assassinés pendant cette guerre qui n’a jamais officiellement existé, et dans tant d’autres guerres, tant d’autres massacres sous d’autres cieux, en d’autres temps. Houris parle de la décennie noire mais aussi des femmes et des hommes, des enfants à naître et qui ne viendront peut-être pas au jour, de courage et de lâcheté, de l’Algérie et du monde, de la vie et de la mort, de la peur et de l’amour… et de tant d’autres choses. Daoud raconte une histoire particulière qui lui échappe et qui atteint à l’universel.

« Voler une histoire » : il faut vivre une bien drôle d’époque, folle surtout, pour qu’un écrivain puisse être sérieusement accusé d’une telle ineptie. Il y a là quelque chose de délirant : tout écrivain est un voleur d’histoires, un pilleur du réel – tout roman est un larcin commis sur les vies qui l’inspirent. Devoir énoncer de tels truismes en dit long sur la mauvaise foi qui commande cet attentat contre la littérature.

Le romancier, l’artiste en général, affronte le réel – ce que Gary, dans Pour Sganarelle, appelle « la Puissance ». Et face à cet adversaire démesuré, tous les coups sont permis : il a tous les droits pour créer sa fiction et son personnage, il fait ce qu’il veut de l’Histoire et des histoires. Prétendre que l’Amadeus de Miloš Forman est le Mozart historique n’a aucun sens ; Forman se sert d’une pièce de théâtre qui se sert de Mozart… et il crée un personnage inoubliable à l’intérieur d’une fiction admirable. L’artiste fait son miel du réel et puis ne lui doit rien. Ni hommage ni excuse. Ce qui se passe ensuite ne regarde que l’œuvre et son public. Loin des ratiocinations jargonnantes des cuistres demi-savants et des « philistins cultivés », une œuvre d’art ne devrait être jugée que sur sa capacité à être pleinement une œuvre, au sens d’Hannah Arendt : sa participation à l’édification d’un monde commun. Houris y réussit.

Enfin, preuve ultime qu’Aube n’est pas Saâda Arbane : si, à l’intérieur du roman Houris, un écrivain décidait d’écrire et de publier le roman Houris, j’imagine sans peine qu’Aube, elle, ne jouerait pas le jeu du gouvernement algérien et des censeurs sans talent : elle aimerait sans doute ce livre.

Cincinnatus, 24 février 2025

Publié par

Avatar de Inconnu

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

2 commentaires sur “Affaire Daoud : un attentat contre la littérature”

  1. Je trouve l’article génial ! (J’avais eu l’occasion d’entendre parler du livre par un compagnon de voyage dans le TER Figeac-Aurillac, un qui ne regardait pas son smartphone, et qui lisait ce livre justement).

    J’aime

  2. Désolée, je croyais écrire à un ami. Mais en effet, ce compagnon de voyage inconnu était totalement plongé dans la lecture de Houris, dont il était sorti parce que nous passions le long d’un lac magnifique, et avait commencé à me parler du livre. J’avais ensuite aperçu la controverse, et l’avait trouvée futile, d’où mon plaisir à lire votre article, merci encore !

    J’aime

Laisser un commentaire