
Vous qui êtes trop vieux pour « sortir de votre zone de confort », vous qui n’avez pas les moyens matériels de vous payer une connexion, vous qui ne souhaitez pas vous faire greffer un téléphone à votre main, vous qui n’avez pas envie d’être asservis à des gadgets technologiques ou qui, tout simplement, ne savez pas comment ils fonctionnent, vous qui êtes malades, bancroches, handicapés, blessés, fatigués, cacochymes, valétudinaires, pauvres, mal-foutus ou pas foutus-du-tout, trop-lents dans un monde trop rapide, vous tous qui ne voulez pas ou ne pouvez pas vous plier pas aux diktats de cette modernité tyrannique et n’entrez pas, par volonté ou nécessité, dans ses cadres, dans ses petites boîtes formatées, comme autant de lits de Procuste ; alors même qu’on nous bassine avec « l’inclusivité », ce barbarisme de la novlangue bien-pensante et moralisatrice, vous n’êtes pas seulement exclus de l’espace public privatisé, de ces territoires que les élus et les mafieux choisissent de réserver à leurs clientèles, à ceux qui leur ressemblent ou les servent : vous êtes exclus du monde lui-même.
Depuis longtemps, réserver vos billets de train ou d’avion vous est devenu une galère sans nom. Dorénavant, payer le péage de certaines autoroutes (A13 et A14 pour l’instant, la généralisation n’étant qu’une question de temps) nécessite d’enfiler docilement les chaînes d’un abonnement ou de vous connecter et régler en ligne sous trois jours, si vous ne voulez pas en plus subir de pénalités… oh ! bien sûr ! vous avez toujours la possibilité de vous rendre chez un buraliste partenaire de la société autoroutière : c’est si facile, voyons ! Vous n’avez qu’à faire un effort, enfin ! Le « péage en flux libre », ce progrès inouï de la civilisation ! Du moment qu’augmente le confort des autres, ceux qui sont connectés, ceux qui savent, ceux qui peuvent…, peu importe que votre vie, à vous, se complique chaque jour un peu plus. Qui s’en soucie ?
Même pour déclarer vos revenus et payer vos impôts vous devez attendre des heures afin d’obtenir un rendez-vous avec un agent spécialisé qui, finalement, de plus ou moins bonne grâce, le fait pour vous, vous laissant croupir dans votre honte et votre sentiment de nullité, tout cela au nom d’une illusoire « simplification » qui affecte toutes les démarches administratives. Pourtant, vous n’avez rien contre la possibilité de les effectuer en ligne si cela peut arranger les autres… tant que leur version « dématérialisée » complète sans les remplacer les guichets physiques avec des humains derrière. Or plus les relations par écrans interposés avec l’administration et les services publics, ou privés, se développent, plus les agences physiques se rabougrissent voire disparaissent – parce que ça coûte trop cher… pardon : parce que vous coûtez trop cher, avec votre technophobie ringarde et votre luddisme d’arrière-garde, vous, les parias, les vestiges d’un temps qu’il s’agit d’effacer pour se payer une virginité nouvelle. L’administration suit là, encore une fois, hélas !, l’exemple détestable de toutes les grandes entreprises, déjà depuis longtemps passées à des « services clients » barbares et kafkaïens, conçus pour rendre fous les gens qui, comme vous, auraient l’idée saugrenue de demander ce à quoi ils ont droit en les enfermant dans les dédales de procédures à tel point complexes que vous avez quelques bonnes raisons de penser qu’elles sont précisément créées dans le but de vous dissuader de les utiliser. Mais puisqu’on vous dit que c’est de la « simplification » !
On a glosé sur la « fracture numérique », expression qui fleure bon ses années 2000, mais ce n’est plus une fracture : c’est une véritable amputation de toute une partie du peuple, c’est de l’ostracisme à dessein – l’éviction volontaire du monde commun, l’expulsion de pans entiers de la nation, toujours les mêmes !, expulsion perçue par beaucoup comme évidente, « naturelle », parce que vous n’êtes pas capables de vous adapter à l’impératif de modernité, parce que votre âge, votre incompétence ou votre pauvreté vous condamnent à demeurer des citoyens inférieurs, des humains de seconde zone. En somme, vous êtes les victimes d’une (per)version aussi débile qu’arrogante du darwinisme, qui masque difficilement le mépris profond pour tout ce qui n’est pas soi, l’incapacité à imaginer que d’autres puissent être différents de soi, l’atrophie de l’humanité chez bon nombre de nos contemporains trop avachis dans leur obsession de leur petit confort personnel pour penser au-delà de leur épiderme.
Mais réjouissez-vous : en vérité, vous avez le choix !
Soit vous admettez votre inadéquation complète et inéluctable à ce nouveau monde qu’on vous impose, vous reconnaissez votre culpabilité, car c’est bien votre faute, au fond, si vous n’êtes pas à la hauteur des exigences de cette modernité, vous consentez à votre isolement et à la perte du contact humain qu’accompagnent l’extension des réseaux dits sociaux si stupidement confondus avec la vraie vie et la multiplication des écrans (cette drogue à laquelle les autres sont si dépendants) qui se dressent entre vous et ce qui reste du monde réduit à un archipel de forteresses étanches, vous vous résignez à votre bannissement, et finalement vous disparaissez aux yeux de ce simulacre de monde qui, de toute façon, n’a que faire de votre inexistence.
Soit vous décidez de vous en remettre aux autres, vous acceptez l’humiliation de l’hétéronomie imposée, vous embrassez officiellement votre condition d’incapables quémandant l’assistance qu’on vous oblige à mendier : ainsi confiez-vous à des proches ou à des étrangers le soin de faire à votre place ce que vous préféreriez faire vous-mêmes – ce que vous avez même longtemps fait vous-mêmes – jusqu’à toutes ces petites tâches anecdotiques que la technolâtrie de notre sinistre époque vous a dérobées : autant de minuscules vexations qui sapent votre confiance en vous-mêmes et vous éloignent chaque fois un peu plus du monde commun, dans l’indifférence générale de cette hideuse société de l’obscène, aux confins de laquelle vous êtes rejetés, vous, les infirmes de la modernité… que nous sommes tous condamnés à devenir.
Cincinnatus, 26 mai 2025

Oui, vous avez raison. Sans oublier les ZFE… Que du progrès !
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Donc, selon vous, le contribuable devrait accepter que soient maintenus à flot des services aux coûts prohibitifs au seul motif que quelques demeurés et quelques marginaux refusent de s’adapter au monde ? Car, oui, il faut manquer totalement de vertu civique ou être totalement crétin pour être incapable d’utiliser un site gouvernemental. Belle illustration de la décadence intellectuelle et de la faillite morale de ce pays. Heureusement que nos ancêtres se sont montrés un peu moins cons lorsqu’il s’est agi de remplacer la traction animale par le moteur à explosion ou la plume d’oie par le stylo. « Je sais pas faire », disaient déjà les blaireaux.
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