La novlangue selon Victor Klemperer et George Orwell (2) – Les ressorts de la novlangue

Après avoir exploré les conditions dans lesquelles Victor Klemperer et George Orwell ont respectivement produit LTI et 1984, penchons-nous sur le fonctionnement de cette novlangue qu’ils nous aident à penser.

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Une machine à détruire toute capacité à penser

L’automatisation du langage

L’objectif avoué de la novlangue est la fin de la pensée indépendante et libre car « réfléchir signifie à chaque fois s’arrêter, être freiné, cela pourrait même conduire à critiquer et, finalement, à refuser d’obéir[1]. » (LTI) La pensée rationnelle, par ce qu’elle suppose de critique potentielle, représente ainsi l’ennemi de l’idéologie « délirante ». Pour l’abattre, la transformation de son vecteur, la langue, reste le moyen le plus sûr pour le Parti. Lire la suite La novlangue selon Victor Klemperer et George Orwell (2) – Les ressorts de la novlangue

La novlangue selon Victor Klemperer et George Orwell (1) – Les auteurs dans leurs contextes

Après les concepts d’idéologie et d’utopie selon Paul Ricœur, puis celui de monde commun chez Hannah Arendt, je m’intéresse dans les deux prochains billets à la novlangue, telle qu’elle a été étudiée au milieu du XXe siècle par Victor Klemperer et George Orwell. Je consacre le premier à une présentation croisée des deux auteurs, leurs parcours me semblant cruciaux pour comprendre leur travail sur la novlangue. Le second se concentre sur les mécanismes à l’œuvre dans ces entreprises de manipulation du langage.

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Victor Klemperer et George Orwell pensent simultanément le phénomène d’appropriation et de manipulation de la langue par un régime totalitaire. Le premier vit sous l’oppression nazie pendant douze ans et en tire un témoignage bouleversant, LTI ; le second, de vingt-deux ans son cadet, découvre le totalitarisme pendant la guerre d’Espagne, étudie la corruption de la langue britannique et écrit 1984, fiction mondialement reconnue.
Bien qu’ils ne puissent avoir connaissance des travaux de l’autre, LTI et 1984 se répondent étrangement. Lire la suite La novlangue selon Victor Klemperer et George Orwell (1) – Les auteurs dans leurs contextes

Le monde commun selon Hannah Arendt (5) – Épilogue : fuir le monde commun pour jouir du privé ?

Sans la beauté, c’est-à-dire sans la gloire radieuse par laquelle une immortalité potentielle est rendue manifeste dans le monde humain, toute vie d’homme serait futile, et nulle grandeur durable.

Hannah Arendt, La Crise de la culture

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Ce dernier billet de la série consacrée au concept de monde commun chez Hannah Arendt peut se lire sans avoir pris connaissance des précédents.

Refuser l’appartenance au monde commun et se réfugier dans son domaine exclusivement privé revient à se priver du monde, un renoncement qui  prend la forme de la jouissance et de la consommation d’une vie retirée derrière les murs de la famille et consacrée aux loisirs. Lire la suite Le monde commun selon Hannah Arendt (5) – Épilogue : fuir le monde commun pour jouir du privé ?

Le monde commun selon Hannah Arendt (4) – L’explosion du monde commun

Avec l’extension du privé entre intime et public, le monde commun est en danger d’explosion.

Le débordement de l’intime

D’une part, le retrait dans le privé impose les règles de celui-ci à toutes les relations qui se mesurent désormais à l’aune de l’intime. Son exposition publique devient un standard du comportement. L’intime est révélé volontairement dans l’exhibition de soi quand, chez l’autre, le regard inquisiteur cherche ses effractions involontaires. Lire la suite Le monde commun selon Hannah Arendt (4) – L’explosion du monde commun

Le monde commun selon Hannah Arendt (3) – L’extension du privé, entre intime et public

L’apparition puis le débordement d’un domaine intermédiaire entre l’intime et le public – le privé – semble un mouvement propre à la modernité. Il a été décrit par de nombreux auteurs, dont Richard Sennett. Suivons quelque temps sa démonstration pour comprendre les dangers qui pèsent sur le monde commun.

Sennett montre que la violence à l’œuvre dans le monde capitaliste du XIXe siècle pousse ceux qui peuvent alors se le permettre à trouver refuge dans l’univers clos de la famille. Le retrait dans l’intime revalorise et idéalise la vie de famille au point d’en faire un modèle pour les relations interpersonnelles. Refuge face aux horreurs de la société, elle devient progressivement l’étalon moral pour mesurer le domaine public qui, dès lors, apparaît comme un domaine moralement inférieur. Lire la suite Le monde commun selon Hannah Arendt (3) – L’extension du privé, entre intime et public

Le monde commun selon Hannah Arendt (2) – L’intime et le monde commun, entre ombre et lumière

Le monde commun se dessine sur l’arrière-plan du monde caché de l’intime :

Parce que notre sens du réel dépend entièrement de l’apparence et donc de l’existence d’un domaine public où les choses peuvent apparaître en échappant aux ténèbres de la vie cachée, le crépuscule lui-même qui baigne notre vie privée, notre vie intime, est un reflet de la lumière crue du domaine public[1].

En effet, toute expérience intime ne prend sa pleine réalité qu’une fois offerte aux sens des autres comme de soi. Pour être considérée comme réelle, elle doit être perceptible. Ce passage du caché au visible, de l’intime au public, de l’expérience individuelle à l’histoire commune, relève d’une mise en scène dont les limites définissent la frontière ultime entre l’intime et le public : ce qui ne peut être offert aux sens des autres parce que trop subjectif. Lire la suite Le monde commun selon Hannah Arendt (2) – L’intime et le monde commun, entre ombre et lumière

Le monde commun selon Hannah Arendt (1) – L’édification du monde commun

Parce que je suis toujours convaincu qu’ils nous aident à penser et à agir, après l’idéologie et l’utopie selon Paul Ricœur, je continue ma série de billets sur la construction de concepts politiques par de grands penseurs.
Aujourd’hui : Hannah Arendt.
Avant de commencer, il faut que je vous avoue quelque chose : Arendt, c’est ma nana. J’adore cette philosophe, j’adore cette femme. Sa pensée est lumineuse, précise et juste[1]. Elle ne se laisse jamais aller à la facilité ni à la paresse. La lire est toujours un régal pour l’esprit parce qu’elle oblige au pas de côté nécessaire à toute entreprise de compréhension du monde. Et puis elle pense en diagonale, ce qui a le don d’horripiler tous les escrocs adeptes des idées prémâchées.
Bref, il faut lire Arendt.
Parmi les nombreux concepts qu’elle a construits ou qu’elle s’est appropriés, il en est un qui m’ébranle particulièrement. Ce n’est pas celui de « banalité du mal » sur lequel je reviendrai sans doute, tant il a été tordu dans tous les sens pour lui faire dire ce qu’Arendt n’a jamais dit. Non.

Ce que j’ai envie de partager, c’est ce qu’elle appelle le « monde commun ».
Je commence ici avec un billet d’introduction pour définir le concept. Suivront quatre autres billets sur

C’est parti ! Lire la suite Le monde commun selon Hannah Arendt (1) – L’édification du monde commun

L’idéologie et l’utopie selon Paul Ricœur (4) – épilogue

Il est important de se plonger dans les auteurs parce que, foutredieu oui !, ils ont des choses à nous dire. Ils nous offrent un armement conceptuel dont il faut s’emparer pour penser, dire et agir.

Pour ce qui est de l’idéologie et de l’utopie telles que conçues par Ricœur, en nous appropriant ces concepts, nous serons plus attentifs à la manipulation des imaginaires collectifs rendue possible par leurs dimensions destructives. Apprenons à dévoiler les utopies folles qui se veulent des eschatologies réalisables hic et nunc, osons exposer les prétentions exorbitantes de certains au monopole sur le réel au nom de la « logique d’une idée », comme Arendt définit l’idéologie.

Mais allons jusqu’au bout et appuyons-nous aussi sur ce que nous montre Ricœur de leurs dimensions constructives. Pourquoi hésiter à s’en servir et à les assumer ? Lire la suite L’idéologie et l’utopie selon Paul Ricœur (4) – épilogue

L’idéologie et l’utopie selon Paul Ricœur (3) – l’idéologie comme construction d’une image commune

Comme ce que j’ai fait précédemment avec l’utopie, je propose de parcourir les trois strates de l’idéologie depuis la plus profonde vers la plus superficielle.

La cohésion du groupe

La strate la plus profonde de l’idéologie se définit comme un ensemble partagé collectivement d’images, d’idéaux, d’aspirations. Elle fournit aux membres une orientation cohérente et leur renvoie une image d’eux-mêmes en tant que groupe dans laquelle ils se reconnaissent. Ainsi conforte-t-elle l’identité de la communauté[1]. Ce niveau le plus profond représente la part irréductible de l’idéologie. « Même si nous mettons de côté les deux autres strates de l’idéologie […], la fonction d’intégration de l’idéologie, celle qui consiste à préserver une identité, demeure. […] Ni le groupe ni l’individu ne sont possibles sans cette fonction d’intégration[2]. »

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L’idéologie et l’utopie selon Paul Ricœur (2) – l’utopie comme évasion de l’imaginaire

Commençons par un peu d’histoire, ça ne fait pas de mal.
À la suite de l’œuvre de Thomas More, les utopies littéraires classiques furent d’abord des œuvres littéraires hétérogènes, regroupées sous le terme générique d’utopie qui désignait « tout projet, toute construction intellectuelle purement imaginaire et spéculative et, comme telle, irréalisable[1]. » Il s’agissait alors d’un genre littéraire défini, dans lequel les auteurs pouvaient imaginer une version idéale de la société, selon leur vision et leurs critères.
Jusqu’ici tout va bien.
Or le genre utopique change de forme au cours du XIXe siècle. De description statique d’une société idéale, il devient projet de société en désir de réalisation.
Comment l’utopie en vient-elle à définir un imaginaire supposé réalisable, c’est-à-dire le contraire de son sens premier ?

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