Dire ce que l’on voit

La Parabole des aveugles, Pieter Brueghel l’Ancien (1568)

Le sujet idéal de la domination totalitaire n’est ni le nazi convaincu ni le communiste convaincu, mais les gens pour qui la distinction entre fait et fiction (c’est-à-dire la réalité de l’expérience) et la distinction entre vrai et faux (c’est-à-dire les normes de la pensée) n’existent plus.
Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme (1951)

Une curieuse épidémie se répand dangereusement, qui se manifeste par une nécrose des liaisons nerveuses entre les yeux et la bouche. Nous ne sommes en rien frappés de cécité – enfin, pas tous – mais nous semblons incapables de dire simplement ce que nous voyons. Incapacité à décrire le réel ou refus de nommer les choses telles qu’elles sont, nous nous complaisons dans la position de l’autruche démissionnaire. Nous prenons la méthode Coué au premier degré sur l’air bien connu de Tout va très bien, madame la marquise.

*

Encore une fois, l’idéologie tient ici un rôle central. Dans sa dimension destructive, elle colle sur la réalité une image falsifiée et distordue, un « mensonge social » visant à protéger notre statut, nos croyances. « L’idéologie devient ainsi le procédé général par lequel le processus de la vie réelle, la praxis, est falsifié par la représentation imaginaire que les hommes s’en font [1]. » Fonctionnant comme un filtre entre le réel et soi, elle déforme le premier pour le rendre conforme à la vision du monde qu’elle propage. Ainsi pouvons-nous, grâce à elle, nous émanciper du réel à peu de frais, préférant une autre réalité, « plus vraie », au-delà de la perception des cinq sens. À l’appui de cette réalité alternative, c’est l’une des principales caractéristiques de l’idéologie que de se faire passer pour éminemment scientifique afin d’avorter toute remise en cause, toute discussion. Cette usurpation d’identité scientifique permet de s’affranchir de la réalité sans risque et d’imposer par la force sa vision du monde. L’enfermement dans des sphères hermétiques d’entre-soi achève de conforter le mensonge dans sa position de vérité plus vraie que la vérité.

Le mensonge idéologique finit par supplanter la vérité – au moins chez ceux qui le répètent indéfiniment et même si les autres ne sont pas dupes. Dans l’espace béant entre le réel et les discours idéologiques, les complotismes divers et variés s’engouffrent joyeusement. Dévaluée, la vérité s’efface devant les fausses informations, le réel abdique devant les croyances, les superstitions, les manipulations. La technique s’emploie à participer à cet enterrement du réel : images, sons et vidéos trafiqués par « intelligence artificielle » et autres procédés techniques anéantissent les repères et installent un régime de suspicion généralisée à l’opposé de la fécondité intellectuelle des doutes scientifique ou philosophique qui relèvent de l’usage émancipateur de la raison. Si nous ne pouvons plus croire ce que nous voyons, alors croyons ce qui nous plaît. Les réseaux dits sociaux offrent une caisse de résonance inédite et biaisée aux discours les plus radicaux, les moins argumentés, les plus délirants qui bénéficient d’une prime de visibilité inversement proportionnelle à leur véracité.

La réalité, euphémisée, travestie pour être rendue acceptable, devient ainsi méconnaissable. Les mots pour la dire perdent leur sens. Les idéologues adorent trafiquer les définitions, créer un vocabulaire propre aussi jargonneux que possible, détourner les mots comme on détourne un avion, pour briser leur sens et leur faire dire tout autre chose – souvent le contraire même – que ce qu’ils signifient. Ils agissent sur la langue pour changer le réel. Or une affirmation péremptoire ne suffit pas à rendre réel ce qu’on dit. La croyance en un pouvoir performatif exorbitant de la parole est un déni de réalité, un avatar assez pauvre de la pensée magique, au service de caprices identitaires. La chouinocratie des névroses militantes se paie de mots en niant, au nom du tout-puissant ressenti identitaire, jusqu’à la biologie et la science en général (médecine, nucléaire… les obscurantistes et autres charlatans ont la belle vie). La remise en question et la négation de la science, d’ailleurs, dépassent largement les microcosmes identitaires (woke et autres) et répandent leur toxicité dans tous les milieux – nous sommes tous des moutons bêlants.

La réalité ne nous convient pas ? Nions-la.
L’histoire ne nous convient pas ? Réécrivons-la.
La langue ne nous convient pas ? Changeons-la.
La science ne nous convient pas ? Diffamons-la.
L’art ne nous convient pas ? Censurons-le.
L’arrogance des incultes repus, ad nauseam.

Quelle que soit la Weltanschauung qui la sous-tend, l’idéologie donne au groupe qui la sert et s’en sert l’illusion d’être un modèle unique et absolu, contre les autres, contre le monde. Ainsi subissons-nous les bruyantes revendications d’individus persuadés d’incarner la plus haute évolution possible de l’humanité, parce qu’ils contredisent le réel. Faut-il donc avoir des nouilles trop cuites entre les oreilles pour se donner des frissons de subversion et se complaire dans le sentiment d’appartenir au Camp du Bien© en falsifiant la réalité ! Et gare à ceux qui auraient l’outrecuidance – pour ne pas dire la folie – de malencontreusement se contenter de ce que, trivialement, leurs yeux voient. Nous sombrons dans l’hiatus – que dis-je : dans le gouffre – qui s’élargit sans cesse entre ce que vivent et voient les gens et ce que croient et disent les idéologues.

Les petits Torquemada de village, les dames patronnesses, les curés froids en tous genres confisquent, en un juteux business, la justice dont ils ont une conception bien particulière, faisant fi de la présomption d’innocence et ne percevant aucune différence entre un accusé et un coupable… lorsque cela les arrange. Car, si la victime n’a pas la bonne religion, la bonne couleur de peau, le bon pedigree, alors elle ne peut prétendre au statut tant envié de victime. L’intérêt de l’entre-soi domine les faits et conduit à des complicités veules. Des discours ahurissant, hors-sol, délirants, peuvent se répandre sans opposition dans les médias ou les réseaux dits sociaux. Récemment, une historienne a pu expliquer très doctement sur twitter – pardon : X – que le crack ou l’héroïne étaient des drogues récréatives. Et de générer par cette provocation le buzz tant souhaité. De même, nos néoféministes qui se trompent systématiquement de combat ne s’offusquent des crimes de délinquants sexuels qu’en fonction de leur appartenance ou non à la bonne catégorie. À ce titre, l’invention récente de l’expression « violences sexistes et sexuelles » par les mêmes néoféministes témoigne de la manipulation du langage évoquée plus haut : « violences sexistes » ne veut strictement rien dire. Massacrer la langue et détruire les définitions des mots, c’est insulter les véritables victime – ici : les femmes (et les hommes !) qui subissent de véritables violences. On notera d’ailleurs, en passant, le silence assourdissant de nos chères néoféministes sur les crimes perpétrés contre des femmes et des gamines, le 7 octobre : les victimes n’appartenaient pas à la bonne catégorie, elles avaient le tort d’être… juives.

La vague inouïe d’antisémitisme qui submerge le monde semble une expérience grandeur nature de cette propension à calomnier le réel en le niant. Pour beaucoup, le pogrom n’a tout simplement pas existé, ou alors il a été commandé par le gouvernement israélien, ou alors il est une réponse – certes un peu violente – de la résistance palestinienne contre le « génocide » perpétré à Gaza (dont la population a doublé en dix ans : étrange « génocide » !). Inverser la culpabilité en faisant passer les victimes pour les bourreaux et les bourreaux pour les victimes est l’une des pires formes de mépris idéologique pour ce qui est. Et en matière de terrorisme et d’islamisme, c’est devenu la règle [2]. La méthode des Frères musulmans fonctionne à merveille. Il n’est qu’à voir la réception qu’a eue l’excellent ouvrage de Florence Bergeaud-Blackler, Le frérisme et ses réseaux, l’enquête, vilipendé par tous ceux qui ont intérêt à ne surtout pas dire ce qu’ils voient. L’origine des complicités avec l’islamisme ne doit pas seulement être cherchée du côté de la lâcheté mais du clientélisme… et de la conviction ! C’est pourquoi il est si important de ne pas se laisser abuser ni intimider, et de dire ce que l’on voit et que beaucoup vivent : l’islamisme dirige, de fait, des quartier entiers, et en Belgique, par exemple, ce sont même des villes entières.

Ne pas se laisser intimer, donc, par les anathèmes et disqualifications. En effet, décrire le réel, ce serait « faire le jeu de l’extrême droite ». Parce que le réel, il faut bien le savoir, c’est d’extrême droite ! c’est facho ! Alors on euphémise, on biaise, on ruse, on truque. On déresponsabilise : couteau, kalachnikov ou voiture ont dorénavant une volonté propre. Ou bien on psychologise : tous les criminels et terroristes sont fous. C’est commode ! Ça évite de s’interroger sur les mobiles, sur les idéologies, sur les réseaux, sur l’entrisme, sur les complicités, sur les capitulations, etc. On préfère inventer de faux problèmes, créer des boucs émissaires, multiplier les dérivatifs, les leurres pour mieux noyer le poisson.

Les dirigeants politiques en ont fait leur activité principale : dénier aux gens la réalité de ce qu’ils vivent. On se souvient du « sentiment d’insécurité » prononcé d’un ton dédaigneux. « Ce que vous croyez voir, ce que vous croyez vivre, ce n’est pas vrai, cela n’existe pas. » Cette fin de non-recevoir à l’expérience concrète, quotidienne, du peuple est une trahison. Comment s’étonner, alors, des succès du RN, le seul parti qui feint d’écouter les Français ? Épuisés de ne recevoir pour toute réponse à leur souffrance et à leur colère que le mépris ou le stigmate de « populisme » – on se souvient des premiers épisodes de la geste des Gilets jaunes – ils se tournent évidemment vers les seuls qui n’ont pas eu l’occasion de les trahir hier et semblent vouloir les écouter aujourd’hui. Et tous les vieux réflexes de diabolisation participent, eux aussi, de ce même mouvement de négation du réel : non, le RN n’est pas un ramassis de fascistes, de nazis et autres vilaines bêtes de cauchemar que l’on ressuscite pour se rassurer. Puisqu’il faut dire ce que l’on voit : Marine Le Pen est à la tête d’un parti « attrape-tout » qui profite des différentes crises pour distribuer des discours contradictoires à des auditoires séparés et dont l’action, une fois au pouvoir, ressemblerait sans doute à du Sarkozy ou du Macron en plus dur – c’est-à-dire une politique « de droite » sans grande imagination.

Les Français voient bien que les discours politiques ne parlent pas de la réalité. Ils voient bien ce qui ne va pas. Ils voient bien l’effondrement de l’instruction pour leurs enfants. Ils voient bien l’abaissement de l’État, la destruction des services publics et la marginalisation de la France. Ils voient bien l’appauvrissement d’un nombre sans cesse croissant d’entre eux, quand la fin du mois arrive le 12 et qu’ils ne peuvent plus remplir le frigo. Ils voient bien les difficultés qu’entraîne pour le peuple et la nation une immigration ni régulée ni maîtrisée qui ne sert les intérêts que des déracinés volontaires – « citoyens du monde » sans-frontiéristes et capitalistes néolibéraux. Ils voient bien la désindustrialisation issue des fantasmes de l’entreprise sans usines, de la financiarisation de l’économie, de la mondialisation et de sa concurrence non libre et faussée. Ils voient bien l’impuissance des gouvernants et leurs décisions contre-productives guidées par des principes absurdes. Ils voient bien les villages Potemkine qu’on leur construit avec un infini mépris.

À force de fuir le peuple et le monde, la parole politique a perdu toute crédibilité, toute légitimité. Et c’est très grave. Les dirigeants politiques, dans leur immense majorité, sont déconnectés, planent dans la stratosphère, vivent dans une bulle qu’ils prennent pour la réalité. Ils n’ont plus aucun lien avec le peuple, avec la nation… mais ils ne s’en rendent même pas compte – quant à ceux qui vivent encore dans le même monde que nous, ils souffrent de leur impuissance. Le microcosme politique parisien est peut-être l’exemple le plus caricatural et le plus navrant de la rupture avec le réel. Dans une ville abandonnée, en proie à l’insécurité, à la saleté, à la ruine de son patrimoine, à la faillite dans tous les domaines, l’équipe municipale continue de se prendre pour l’orchestre du Titanic. Il y a peu, l’adjoint responsable du tourisme (ça ne s’invente pas !) à la mairie de Paris expliquait sérieusement que la délinquance au pied de la Tour Eiffel (joueurs de bonneteau, arnaqueurs à la fausse pétition, camelots sauvages, vendeurs de crêpes conservées dans les égouts et autres pickpockets) « fait partie du paysage ». Dans le cadre du scandale de la destruction du Pavillon des sources de Marie Curie, un autre élu de premier plan a soutenu sérieusement que l’immense scientifique n’y avait « jamais travaillé : jamais, jamais, jamais ». On a même entendu que la Tour Eiffel était en « très bon état » alors que les preuves s’accumulent de son mauvais entretien. Et je ne m’attarde même pas sur les projets urbanistiques fondés sur des représentations photoshopées auxquels personne ne croit. Comment faire confiance à des élus qui affirment le plus naturellement du monde l’inverse de ce que tout le monde peut constater ? Les mensonges sont devenus à ce point monnaie courante que même s’ils venaient à dire un jour une vérité, personne ne les croirait. Quant aux contre-pouvoirs théoriques – médias, État… – tous démissionnent et leur déconnexion du réel explique aussi en partie l’incapacité générale à siffler la fin de la récré, à prendre des décisions et à les assumer. Et Paris n’est que l’exemple le plus obscène.

*

Nous sommes comme coincés dans une version tragi-comique du conte d’Andersen, Les Habits neufs de l’empereur. Qui osera enfin dire que le roi est nu ?

Cincinnatus, 11 mars 2024


[1] Paul Ricœur, L’idéologie et l’utopie, Seuil, 2005, p. 381. Voir la série de billets consacrés à l’idéologie et l’utopie chez Ricœur.

[2] Le 9 février dernier, dans sa chronique hebdomadaire, Anne Rosencher évoquait cette question avec ses mots toujours justes.

Publié par

Avatar de Inconnu

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

4 commentaires sur “Dire ce que l’on voit”

  1. It is man’s intelligence that makes him so often behave more stupidly than the beasts. … Man is impelled to invent theories to account for what happens in the world. Unfortunately, he is not quite intelligent enough, in most cases, to find correct explanations. So that when he acts on his theories, he behaves very often like a lunatic. Thus, no animal is clever enough, when there is a drought, to imagine that the rain is being withheld by evil spirits, or as punishment for its transgressions. Therefore you never see animals going through the absurd and often horrible fooleries of magic and religion. No horse, for example would kill one of its foals to make the wind change direction. Dogs do not ritually urinate in the hope of persuading heaven to do the same and send down rain. Asses do not bray a liturgy to cloudless skies. Nor do cats attempt, by abstinence from cat’s meat, to wheedle the feline spirits into benevolence. Only man behaves with such gratuitous folly. It is the price he has to pay for being intelligent but not, as yet, intelligent enough.

    ― Aldous Huxley

    J’aime

  2. Google’s Gemini AI, and its clearly « woke racist » orientation, proves that contrary to what Stephen Hawking feared about « complete » AIs, we don’t have to wait for the existence of such AIs to bring us to the precipice… There’s a memorable SF film called « Forbidden Planet » in which an alien civilization is depicted as having disappeared after having given « body », with the help of an energy-consuming machine, to the monsters of their ides… It could well be that these aliens are us… and Gemini or its future avatars, the machine…

    J’aime

  3. Je suis éblouie par la justesse, par l’exactitude, la pertinence de cet article, une vérité brillamment exprimée. Si l’on ne fait pas le même constat, si l’on n’est pas d’accord avec l’auteur, soit on est naïf, soit on est opportuniste, soit on est un salaud. Ce qui est drôle, c’est qu’une demi-heure avant de lire l’article je cherchais sur Youtube la chanson : « Tout va très bien, Madame la Marquise ». En effet, m’étonnant du taux de réussite invraisemblable au brevet des collèges, j’ai étudié aujourd’hui les résultats (juin 2023) point par point des élèves de l’établissement dans lequel j’enseigne. Tous les résultats et dans le détail. Le constat est simple : les compétences du contrôle continu ont été falsifiées par le chef d’établissement. Maîtrise insuffisante sur huit compétences égalent 10 points x 8. Maîtrise fragile sur huit compétences égalent 25 points x 8.

    J’aime

  4. Je suis éblouie par la justesse, par l’exactitude, la pertinence de cet article, une vérité brillamment exprimée. Si l’on ne fait pas le même constat, si l’on n’est pas d’accord avec l’auteur, soit on est naïf, soit on est opportuniste, soit on est un salaud. Ce qui est drôle, c’est qu’une demi-heure avant de lire l’article je cherchais sur Youtube la chanson : « Tout va très bien, Madame la Marquise ». En effet, m’étonnant du taux de réussite invraisemblable au brevet des collèges, j’ai étudié aujourd’hui les résultats (juin 2023) point par point des élèves de l’établissement dans lequel j’enseigne. Tous les résultats et dans le détail. Le constat est simple : les compétences du contrôle continu ont été falsifiées par le chef d’établissement. Maîtrise insuffisante sur huit compétences égalent 10 points x 8. Maîtrise fragile sur huit compétences égalent 25 points x 8.

    K.Sonora

    J’aime

Laisser un commentaire