L’espace public en archipel

Autodafé sur la Plaza Mayor de Madrid, Francisco Ricci (1683)

Le sentiment le plus puissant de l’humanité, celui qui la meut le plus aisément, c’est la haine.

L’espace public de libre expression et de confrontation des visions du monde et des conceptions de l’intérêt général est l’une des dimensions de la démocratie. Dans l’obscurité de l’intime et du privé, l’individu nourrit sa réflexion et sa pensée, affûte ses arguments et, surtout, remet en question ses propres opinions : « pense contre toi-même » doit être le premier commandement du citoyen. De telle sorte que, lorsqu’il paraît dans la lumière du public, il laisse ses intérêts privés à la porte de l’arène, s’élève à la puissance du citoyen et raisonne à l’échelle de l’universel, avec l’intérêt général pour légitimation de l’action et pour objectif la recherche du juste – dans les deux sens du terme : justesse et justice.

Dans l’espace public, tous les moyens ne sont pas permis pour défendre ses opinions. Le partage de la parole y est soumis à des règles, tacitement acceptées par tous, dès lors qu’ils décident d’y participer. Une éthique commune règne : une « éthique de la discussion » qui ordonne le débat et entretient l’espace dialogique de construction d’un monde commun, éthique fondée sur l’exercice libre de la raison. Toutes les finesses de la rhétorique sont les bienvenues mais soumises à la raison, seule source de légitimité des arguments : force à la raison et à la raison seule. Sophismes, confusion entre faits et opinions… les manipulations oratoires, aussi tentantes soient-elles, sont supposées bannies.

En entrant dans le cercle de discussion, je reconnais l’autre comme égal en dignité, éventuellement adversaire – jamais ennemi. J’accepte, surtout, sa parole et la possibilité que celle-ci me convainque et me fasse changer d’avis. L’égal droit à la prise de parole consacre cette ouverture. Mais l’iségorie ne signifie pas pour autant que toutes les paroles se valent. L’expertise, la compétence, la qualité des arguments et des raisonnements définissent une hiérarchie qui n’a rien de contradictoire avec cette égalité fondamentale de la participation à l’espace public.

Mais l’espace public ne peut être un paysage glacé : l’expression politique des visions du monde entraîne nécessairement la libération de passions en rien contradictoires avec l’usage de la raison. La colère ni la révolte ne doivent donc être calomniées – elles renforcent et légitiment la participation à l’espace public et ne sont exemptes ni de noblesse ni de grandeur. La colère est un sentiment éminemment politique, fécond, à l’origine de bien des engagements politiques ; quant à la révolte, Camus l’a brillamment théorisée comme affirmation collective : il y a un nous dans toute révolte, dont le pouvoir d’édification est immense. Dans l’espace public, la vertu civique les sublime toutes deux, tout en excluant la violence physique.

Aussi y est tolérée une certaine violence oratoire et symbolique, précisément pour se protéger de la violence physique. En pénétrant dans l’arène, j’accepte cette violence, j’accepte d’être bousculé, j’accepte de voir mes arguments réfutés, même vivement, j’accepte d’être mis en minorité, contredit. J’accepte pleinement le risque qu’il y a toujours à s’exposer ainsi dans la lumière du public – il faut avoir le cuir suffisamment tanné pour oser être citoyen. Aussi rudes les coups soient-ils, ils ne visent ni n’atteignent jamais l’individu lui-même – mais le citoyen. Parce qu’en politique il n’est pas question d’ego mais de raison ; parce qu’il n’est pas question de la vie mais du monde.

Même de quitter la sécurité protectrice de nos quatre murs et d’entrer dans le domaine public, cela demande du courage, non pas à cause de dangers particuliers qui peuvent nous y attendre, mais parce que nous sommes arrivés dans un domaine où le souci de la vie a perdu sa validité. Le courage libère les hommes de leur souci concernant la vie, au bénéfice de la liberté du monde. Le courage est indispensable parce que, en politique, ce n’est pas la vie mais le monde qui est en jeu. [1]

Y faire valoir sa sensibilité écorchée est donc pire qu’un contre-sens, c’est une négation de l’espace public, qui fait voler en éclats son cadre éthique et sa raison même. L’indignation, vantée, encouragée, n’a strictement rien à voir avec les sentiments politiques que sont la colère et la révolte. Elle n’est qu’une mise en scène de soi pleine de vanité, une posture avantageuse. Dans le domaine politique, l’indignation est à la révolte ce que, dans le domaine de l’art, le selfie est aux autoportraits de Rembrandt.

Or tout pousse à cette exhibition du moi : le bruit assourdissant des pépiements idiosyncratiques, le déferlement hypnotique des images formatées pour frapper l’œil et court-circuiter le cerveau, le modèle des réseaux dits sociaux aux algorithmes conçus pour favoriser le plus sensationnel au détriment du plus réfléchi, l’obsession du buzz, l’extension indéfinie du spectacle, du divertissement, du loisir, du ludique, la vulgarité qui tente de faire oublier l’indigence intellectuelle… tout concourt à l’infantilisation autant qu’à la sujétion volontaire aux chaînes de la mode, du zapping, de la vitesse, du dérisoire. Le temps contracté à l’instant présent interdit l’analyse en profondeur, la complexité et l’ampleur d’une véritable argumentation, l’effacement de soi derrière l’universel. L’espace public est devenu un lieu comme un autre dévoué à la consommation – autrement dit : il se voit pulvérisé par les ego avachis.

Les nouveaux Narcisse s’en donnent à cœur joie : leurs sensibilités s’effarouchent d’un rien, laissant exploser sans retenue leurs réactions épidermiques à un mot qui ne leur plairait pas, à un regard qu’ils soupçonneraient d’une arrière-pensée. Les règles mêmes de la discussion sont vécues comme « oppressives » ; toute critique est reçue comme une attaque mortelle contre son amour-propre ; toute contradiction, toute divergence d’opinion devient une remise en cause identitaire profonde, une négation de soi. Les hypersensibles à l’offense ne supportent aucune contrainte au débordement hémorragique de leur moi, n’imaginent pas qu’il puisse exister autre chose qu’eux-mêmes. « Selon moi » est la source et référence ultimes, gage d’une vérité indubitable – au sens le plus fort et le plus tyrannique : qu’il n’est pas possible de mettre en doute.

En fonction non de ce que je suis mais de ce que je prétends être, je puis autoritairement confisquer la discussion. Le « sophisme des concernés » sacralise la parole des autoproclamées « victimes » et déplace la légitimité de la compétence vers le ressenti. La subjectivité triomphe ; les faits s’effacent devant les opinions. La démagogie profite de l’effondrement de l’instruction et de la glorification de l’inculture pour finir d’expulser la raison hors du domaine de confrontation des idées. Tous les stratagèmes sont bons pour éviter la discussion. De l’art oratoire ne demeure qu’une rhétorique du slogan et du sophisme – cela suffit bien pour débiter les « éléments de langage », dernier avatar de la xyloglossie, qui saturent le débat public d’affirmations péremptoires.

Les nouveaux inquisiteurs de la religion wokiste professent leurs idéaux de pureté dans une démarche sectaire. Défendre une cause – savamment choisie pour sa rentabilité : le wokisme est un business comme un autre, dont les indignations sélectives répondent à des études de marché bien menées – ne signifie pas tenter de convaincre l’autre de sa justesse ni de sa justice, mais lui imposer par la force et le chantage un dogme qu’il doit embrasser sans condition ni réflexion. La moraline coule à flots, qui divise le monde entre nobles défenseurs du Bien et odieux suppôts du Mal. Qui n’est pas avec moi est contre moi et tous les moyens sont permis pour le disqualifier. Les anathèmes et noms d’oiseaux visent à éliminer l’adversaire en le renvoyant à ce qu’il est (ou serait), nonobstant ce qu’il dit ou fait, en le réduisant à une identité qui définirait a priori ses pensées, opinions et solidarités.

Sous le joug du communautarisme, l’adversaire se mue ainsi en ennemi – justifiant son expulsion hors du domaine public et sa destruction pure et simple. La dispute d’idées et de visions du monde sombre dans l’affrontement camp contre camp, front contre front. Il n’y a plus là de colère ni de révolte fécondes, mais de la haine à l’état brut qui ne se cherche pas même de légitimité rationnelle : l’autre doit être abattu par principe, pour ce qu’il est (ou qu’on imagine qu’il est). Tous les moyens sont alors bons pour faire taire celui qui n’est pas d’accord avec moi. La judiciarisation des conflits encombre les tribunaux avec les caprices d’adolescents attardés et les pressions de professionnels de l’intimidation (exercice dans lequel les islamistes, par exemple, sont passés maîtres) ; les éructations, invectives, insultes et menaces remplacent l’art oratoire comme mise en forme de l’argumentation, jusqu’à une violence physique qui prend le relais de la violence verbale.

Dans ce régime de petite terreur (aussi contagieuse que la petite vérole), l’autocensure paraît plus grave encore que la censure elle-même. Au nom du Bien, les puritains de la « culture de l’effacement » (cancel culture) déboulonnent des statues, les iconoclastes vandalisent des tableaux, les petits gardes verts harcèlent des enseignants, les obsessionnels de l’inclusivité excluent tout ce qui ne leur ressemble pas, les idiots utiles de l’islamisme interdisent des conférences, les enfants de bourgeois pénitents perturbent des représentations, les transactivistes menacent de mort les femmes et les attaquent violemment, les obscurantistes confondent science et militantisme, les adeptes de la « déconstruction » éteignent les Lumières à l’université, les antisémites « de gauche » chassent les juifs, et tout ce joyeux monde ne rêve que d’autodafés et de pogroms… pourtant, c’est bien l’intégration psychologique de la myriade d’interdits en croissance constante par tous ceux qui ne les partagent pas qui devrait nous effrayer le plus. L’espace public est devenu à tel point nauséabond que beaucoup refusent désormais d’entrer dans sa lumière, par crainte des oukases arbitraires, des menaces de mort, des déferlements de violence, des chasses à l’homme des petits Torquemada de salon.

On n’a plus le droit de rien dire !

Le cri, répété continûment depuis tous les bunkers identitaires par toutes les minorités autoproclamées, témoigne à la fois d’une mauvaise foi assumée et d’une sincérité naïve. Le paradoxe n’est qu’apparent : l’idéologie en est responsable.
Toutes les opinions, quelles qu’elles soient, se répandent à volonté et plus un groupe martèle qu’il n’a pas le droit à la parole, plus il fait la démonstration de la fausseté de son propos en une sorte de prophétie auto-annihilatrice, d’autant plus évidente pour l’idéologie « woke » qui bénéficie de la complicité de nombre de médias de masse : l’inversion victimaire paranoïaque rayonne dans toute sa splendeur, le censeur hurle à la censure.
Cependant, le sentiment de contrainte et d’agression peut, simultanément, se vêtir des atours de la légitimité puisque, toutes les règles de la discussion étant congédiées, la contradiction se vit comme agression existentielle. Ainsi dénie-t-on à l’adversaire devenu ennemi le droit de s’exprimer tout en s’estimant soi-même victime de cette condamnation au silence. Liberté d’expression à géométrie bien variable !

C’est ainsi que se constituent des bulles d’entre-soi à l’intérieur desquelles la parole paraît « libérée » alors qu’elle n’est que limitée à l’unanimisme. La notion de « safe space », ou espace protégé destiné à rassembler des gens qui partagent la même expérience et surtout la même opinion, est intrinsèquement contradictoire de l’idée même d’espace public. Ce n’est qu’une privatisation de l’espace public, l’effraction du domaine du privé qui colonise et détruit le domaine public. Balkanisé, atomisé, l’espace public laisse la place à des forteresses hermétiques, desquelles il est impossible, au sens le plus fort du terme, d’entendre l’autre.

Et le processus de fragmentation s’accélère, l’inflation victimaire n’a pas de limite, qui invente sans cesse de nouvelles oppressions imaginaires. Les fractures s’élargissent et deviennent infranchissable dans une nation qui n’est plus que la juxtaposition de haines recuites. Il y a une véritable vision du monde derrière la séparation en petites bastilles d’entre-soi : nous célébrons l’apothéose de la Weltanschauung identitaire.

Le filtre idéologique permet de nier confortablement la réalité. Dire ce que l’on voit est devenu saugrenu. Le réel n’a plus aucune importance, ne compte pas – seul le dogme idéologique existe. La raison a déserté le débat public. Nous avons collectivement sombré dans un délire dont nous risquons de ne jamais nous remettre.

Cincinnatus, 13 mai 2024


[1] Hannah Arendt, La Crise de la culture, Folio essais, 1989, p. 203.

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Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

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