
Mensonges. Fantasmes. Simplifications. Manipulations. Instrumentalisations. Le passé et l’histoire subissent les pires infamies, sur fond d’inculture généralisée et d’idéologie à hauteur de teckel.
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La nostalgie n’est pas un sentiment honteux. Ni une passion triste. Il y a un monde entre se ronger l’aphte à seriner à tout propos dans une forme précoce de ressentiment sénile que « c’était mieux avant », et observer le passé en y trouvant des motifs de critique envers un présent qui ne saurait – un minimum d’honnêteté, que diable ! – être parfait en tout. Point de déshonneur, donc, mais plutôt une forme très simple de sagesse, de phronesis même, à connaître le passé pour en chérir les aspects les plus lumineux et s’en nourrir, mais aussi pour en bien comprendre les ombres – et s’en nourrir tout autant.
La lecture d’une pièce d’Eschyle ou d’un dialogue de Platon, l’émotion devant une peinture pariétale ou à l’écoute de l’épopée de Gilgamesh, nous montrent combien nous sommes proches de ceux qui furent si longtemps avant nous. Ces œuvres nous renseignent bien mieux sur nous-mêmes que beaucoup de celles que produisent nos propres contemporains. Elles tissent ces liens entre les morts, les vivants et les à-naître qui forment le monde commun. Une continuité entre les hommes dont le synonyme est culture : l’art de bien choisir ses amis parmi les morts et de dialoguer avec eux.
Que nous le voulions ou non, dès notre naissance, nous appartenons à une culture qui nous précède, à une matrice commune dont nous héritons. Libre à chacun, ensuite, de l’assumer et de l’enrichir avant de la transmettre, ou bien d’y échapper – et, même alors, il demeure toujours quelque chose en soi de cet héritage – pour en embrasser une autre dans laquelle on choisit de s’inscrire. Mais vouloir rompre toute continuité, s’abstraire de toute antériorité, calomnier le passé et les générations précédentes, c’est s’amputer de ce qui est, peut-être, la meilleure part de soi-même.
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Nous souffrons, tant individuellement que collectivement, d’un terrible mal : le présentisme, cet égocentrisme du présent. Incapables de penser le temps long, nous nous enfermons dans un présent continu, entièrement détaché de toute forme d’antériorité, de toute référence au passé. Cette obsession du présent entraîne une forme d’amnésie volontaire. Or, sans profondeur historique pour nourrir la pensée et l’imaginaire, ne peut naître de cette vision niaise du temps et de l’histoire qu’une conception extrêmement pauvre du futur.
Ainsi les illusions positivistes ou scientistes du Progrès, jadis conçues par des esprits possédant encore quelque culture, ont-elles laissé place aux fantasmes de table rase d’adolescents incultes persuadés d’incarner le sommet de l’évolution. Et nous subissons les diatribes navrantes de militants à peine pubères qui s’imaginent capables de sauver le futur simplement en insultant le passé ; et nous assistons, pétrifiés, aux procès menés par des petits gardes rouges à ceux qui les ont précédés, jugés coupables de tous les crimes de l’humanité ; et nous endurons les humiliations de crétins incultes qui, au prétexte de leur date de naissance, prétendent décider qui a droit à la parole dans l’espace public (le fameux et ignoble « Ok boomer ! ») ; et nous nous lamentons devant les agissements des nouveaux censeurs, des nouveaux iconoclastes. Et nous laissons faire – ce qui nous rend complices de ces crimes.
La volonté de rompre tous les liens ne témoigne que de l’inculture de ceux qui s’en rengorgent. L’inculture historique est ainsi aussi répandue que, notamment, l’inculture scientifique… et tout aussi inquiétante. Mais plus encore que de l’inculture, que de l’ignorance coupable, il y a là une véritable haine de la culture. Une haine du passé. Une haine de soi. Et en même temps un délire mégalomaniaque et, d’une certaine façon, démiurgique. En niant toute ascendance, l’individu, délié, s’imagine une pureté morale absolue – et un pouvoir à la fois rédempteur et créateur, lui aussi absolu. La destruction du passé, de ses figures, de ses œuvres, pour « sauver le monde », se réalise dans les codes les plus kitsch du spectacle industriel – une fois encore, le divertissement de masses efface la culture.
Or, à se complaire, à se vautrer même, dans une telle puérilité, on oublie, opportunément, qu’à calomnier le passé, on s’expose à être vilipendé par l’avenir. Si l’on condamne tout ce que nos parents ont produit, alors on doit accepter de passer devant le tribunal de nos descendants. Et le verdict risque d’être impitoyable.
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L’idéologie rassemble les références communes, les figures tutélaires, pour créer une image dans laquelle le groupe se reconnaît ; elle réécrit l’Histoire en une histoire et mythifie événements et personnages pour les rendre plus édifiants et offrir au groupe un récit collectif dans la continuité duquel il peut s’insérer. De ce point de vue, l’idéologie n’est pas forcément négative : comme l’a montré Ricœur à la suite de Marx ou Mannheim, elle possède là une vertu éminemment constructive. Ses fictions servent à structurer les groupes, à lier entre eux les individus… qui, d’ailleurs, ne sont pas nécessairement dupes des arrangements, approximations et interprétations de ces récits mythologiques qui fondent et maintiennent les solidarités de groupes.
En revanche, lorsqu’elle bascule dans ce qu’Arendt désigne comme « la logique d’une idée », l’idéologie devient omniexplicative et enferme les individus dans un système parfaitement clos. Le récit devient exclusif et remplace le réel par une alternative, plus réelle encore. Les références au passé s’appauvrissent, se sclérosent ; la vision du monde sombre dans les caricatures et les simplifications à outrance. Aussi séduisante soit-elle, la nouvelle réalité, qui efface celle communément vécue, ne relève plus de l’interprétation historique mais du pur mensonge, afin de court-circuiter la raison et la pensée chez les membres du groupe.
L’inculture croissante offre à l’idéologie, dans cette dernière dimension destructrice, un terrain de jeu exceptionnel. Les réécritures opportunistes de l’histoire qui l’empoisonnent de moraline mémorielle foisonnent et offrent à chacun le loisir de choisir celle qui lui convient le mieux. À tout propos, la pensée disparaît derrière les slogans, avec, évidemment, un succès jamais démenti de la Seconde Guerre mondiale qui donne des frissons d’héroïsme à nos Résistants en tongs – et de répéter comme un mantra « les heures les plus sombres », « Hitler est arrivé au pouvoir démocratiquement », etc. –, même si, en fonction des intérêts idéologiques, bien d’autres pans de l’histoire se voient confisqués dans des récits aussi kitsch que fantaisistes – la Révolution et ses fantasmes de sang récupérés à la fois par les bobos robespierristes et les réactionnaires en mocassins à glands, la IVe République, régime aussi injustement honni que méconnu par à peu près tout le monde, l’histoire des Juifs et la création d’Israël revues et corrigées par les antisémites bas-de-plafond, la colonisation, fonds de commerce de tous les entrepreneurs identitaires et propagandistes de haine, le Traité de Versailles, j’en passe et des meilleurs… à tout propos les discours plus délirants pullulent tranquillement sur les réseaux dits sociaux mais aussi dans les médias traditionnels et jusque dans la presse considérée comme sérieuse.
Ainsi se propagent des images d’Épinal tout à fait fausses et engluées dans une « mémoire » reconstruite de toutes pièces, mais qui permettent aux uns et aux autres de se faire peur ou du bien, selon le camp. Cette folklorisation militante de l’histoire ne relève que du sinistre spectacle, du divertissement de masses, de la falsification pure. Elle fait fi de la complexité du passé et profite de la confusion coupable entre, d’un côté, la méthode de la science historique qui se remet sans cesse en question par l’exploration des sources et l’interrogation des présupposés, et, de l’autre, la simple et brutale négation des faits, remplacés par les opinions et le ressenti de « concernés » vécus comme ultime légitimité. La disqualification de la science historique, l’effondrement de l’instruction et le déboulonnage des figures classiques d’autorité ouvrent la porte aux réalités alternatives, aux divers complotismes et à tous les ennemis de la raison.
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L’instrumentalisation du passé n’a rien de nouveau. Tous les régimes, tous les partis politiques, tous les mouvements idéologiques – totalitaires eu premier chef, mais pas seulement ! – ont cherché à récupérer leurs prédécesseurs pour en faire des modèles ou des repoussoirs, quitte à s’affranchir du réel. Mais au moins le faisaient-ils avec quelque connaissance de l’histoire, sans scrupule, certes, mais avec une conscience, même vague, de leurs impostures. Dorénavant, le bain général d’inculture leur fait prendre leurs propres mensonges pour la réalité. Ils n’y connaissent rien, alors ils y croient vraiment ! Bienvenue dans l’ère de l’idiocratie.
Cincinnatus, 7 octobre 2024

Je persiste pourtant à croire que tout était mieux avant, en tout cas, je ne vois rien qui soit mieux maintenant …
la Dive
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