Les lectures de Cinci : bourreaux et victimes de l’islamisme

Deux livres remarquables ont paru récemment, qui abordent, chacun à sa manière, le fléau islamiste. Le premier s’intéresse aux bourreaux, féminins en l’occurrence ; l’autre aux victimes, Samuel Paty en particulier. Tous deux doivent être lus, étudiés, discutés pour que nous comprenions enfin, collectivement, ce à quoi nous sommes confrontés et qui sont ceux qui nous ont déclarés leurs ennemis.

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La femme est un islamiste comme les autres, Louise El Yafi, Les éditions du Cerf, 2024

Le livre en deux mots

Après un premier ouvrage remarqué (Lettre à ma génération, la jeunesse face aux extrêmes), l’avocate et essayiste Louise El Yafi a récemment publié ce second livre au sujet aussi ambitieux que casse-gueule.

Casse-gueule parce qu’il va à l’encontre des lieux communs sur les femmes islamistes, trop souvent réduites, aujourd’hui encore, à des rôles de figuration : mère de, sœur de, femme de… entrées en islamisme un peu par hasard, par amour ou par naïveté. Bref : une femme ne pourrait pas être « un islamiste comme les autres ». Louise El Yafi pulvérise façon puzzle ces idées préconçues en montrant qu’au contraire, les femmes sont au cœur des stratégies et organisations islamistes, qu’elles occupent, de fait, des positions absolument cruciales et que bien des entreprises islamistes ne pourraient exister sans elles.

Ambitieux parce qu’il tient sur la ligne de crête entre essai et témoignage. Et c’est là toute sa force. En proposant des récits de vie, en multipliant les exemples édifiants, en narrant les histoires de femmes, il plonge le lecteur au cœur de l’islamisme et s’ancre dans un réel de poudre et de sang ; mais en offrant régulièrement de longues analyses structurées et référencées, il prend aussi la hauteur nécessaire pour s’abstraire de l’anecdote. Il y a à la fois une enquête de terrain, de type journalistique, presque policier, puisque Louise El Yafi a pris des risques réels pour pénétrer les réseaux islamistes féminins, et une conceptualisation de très bon niveau, qui ne font pas deux livres en un mais un ouvrage cohérent, précis et juste.

Un livre important, donc, qui complète parfaitement d’autres travaux sur l’islamisme (tels que l’incontournable essai de Florence Bergeaud-Blackler,Le frérisme et ses réseaux, l’enquête, auquel il fait explicitement référence à plusieurs reprises) en en explorant le versant féminin.

Où j’ai laissé un marque-page

Le premier chapitre, qui aurait pu paraître étrange ou décalé, se révèle d’une très grande pertinence, en dressant les portraits des femmes du Coran, références avouées des femmes islamistes près de mille cinq cents ans plus tard ; les figures de ces dernières, symétriques des premières, prennent ainsi une profondeur supplémentaire.

Un extrait pour méditer

Il est ainsi fréquent de lire ou d’entendre dans les médias qu’un individu s’est radicalisé en raison de la pauvreté de son milieu d’origine, des discriminations liées à son ethnie ou à sa religion ou encore tout simplement parce qu’il aurait des « antécédents psychiatriques ». Les femmes ont pour leur part droit à l’argument amoureux. Nombreuses sont celles qui furent dépeintes comme radicalisées parce que « tombées amoureuses d’un jihadiste ». Pourtant, si ces explications doivent être entendues, elles sont secondaires dans ce qui fonde véritablement la radicalisation d’un individu, homme comme femme. Dans la nuit du 3 au 4 avril 2017, Kobili Traoré défenestre Sarah Halimi parce que juive. Atteint de bouffée délirante constituant un mode d’entrée dans un trouble schizophrénique, il sera jugé irresponsable pénalement par la cour d’appel de Paris en décembre 2019. Expertisé psychiatriquement à plusieurs reprises, Kobili Traoré était peut-être ce qu’on appelle communément un « fou ».
Un « fou » qui fréquentait surtout la mosquée Omar, dans le XIe arrondissement de Paris, considérée « comme un temple de l’islamisme », où il avait prié à deux reprises le jour du meurtre. Tous les « fous » pensent-ils voir le diable dans la judéité d’une sexagénaire ? De la même manière, tous les pauvres ou descendants d’anciens colonisés ont-ils perpétré des attentats ? Le dénominateur commun entre toutes les personnes radicalisées n’est pas tant leur parcours personnel que l’idéologie islamiste qu’ils ont embrassée. L’idéologie est la seule explication valable. Le reste est indispensable pour comprendre les facteurs qui ont pu favoriser le processus de radicalisation mais il ne s’agit là que de « sous-explications » propres à chaque individu, que celui-ci soit un homme ou une femme. (p. 190)

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Le cours de monsieur Paty, Mickaëlle Paty avec Émilie Frèche, Albin Michel, 2024

Le livre en deux mots

La sœur de Samuel Paty a décidé de publier, avec Émilie Frèche, le cours de son frère – celui qui a mené à son assassinat par Abdoullakh Anzorov le 16 octobre 2020. Elle l’accompagne du récit de ces journées infernales pendant lesquelles le professeur d’histoire-géographie a été calomnié et abandonné à la solitude et à l’horreur, ainsi que de réflexions, amères mais justes, sur les conséquences de ce meurtre. L’ensemble donne un livre dense et paradoxalement aussi difficile à lire qu’impossible à lâcher une fois commencé. Chaque page est un coup de poing dans l’estomac.

On marche vers la mort au côté d’un professeur humain et exemplaire, soucieux de l’instruction et de l’émancipation de ses élèves. On voit se mettre en place la terrible machine dont on ne connaît que trop bien l’issue. On enrage devant les lâchetés généralisées d’une institution scolaire engluée dans un « pas de vague » mortifère – et l’on est saisi de la gravité de la situation quand on se prend dans la figure la preuve éclatante de ce que l’on savait déjà confusément mais que l’on ne voulait pas croire : non seulement toute la chaîne hiérarchique de l’Éducation nationale est viciée mais, au sein même du corps enseignant, beaucoup (trop) ne comprennent plus ce qu’est la laïcité et sont même prêts à toutes les compromissions.

Il n’y a pas eu une tragique série de dysfonctionnements ou d’erreurs humaines dans le traitement de « l’affaire Paty » : le renversement des victimes et des bourreaux, le soupçon généralisé contre les enseignants, l’égoïsme veule d’une partie de ces derniers… tout cela n’est pas accidentel mais « systémique », comme on dit maintenant. Les assassins de Samuel Paty – Anzorov bien sûr, mais aussi le père de l’élève diffamatrice, mais aussi le militant islamiste qui a conseillé ce dernier, mais aussi les élèves qui ont vendu leur professeur, mais aussi… – ont tous pleinement profité d’une institution scolaire qui fonctionne à l’envers : qui n’instruit plus mais fabrique des crétins, qui n’émancipe plus les élèves mais flatte leurs ego et ceux de leurs parents, qui ne protège plus les enseignants mais les massacre… ou les laisse massacrer.

La Garderie inclusive qui a remplacé l’Éducation nationale convient parfaitement à cette société qui n’aime pas le savoir et méprise ouvertement ses professeurs ; et après, on s’étonne que plus personne ne veuille devenir prof, métier qui, en France, au XXIe siècle, peut être mortel !

Où j’ai laissé un marque-page

À peu près au milieu du livre, au chapitre IV, en trois pages, Mickaëlle Paty égrène tous les attentats islamistes qui ont frappé la France entre 2012 et le 16 octobre 2020 : l’accumulation des morts, présentée dans toute sa brutalité, soulève le cœur et s’achève dans l’horreur des derniers mots – « et l’assassinat de mon frère ».

Un extrait pour méditer

De ce long travail d’enquête, je suis ressortie avec la conviction que mon frère n’a pas été assassiné par hasard. Il est mort parce que face à l’offensive islamiste, nous n’avons produit depuis des années qu’une série de renoncements qu’on croyait sans importance, mais qui, mis bout à bout, ont construit un système. Nos dirigeants successifs espéraient ainsi conserver la paix civile. Ce fut une grossière erreur d’analyse, car l’islamisme n’est pas un ennemi avec lequel on peut s’asseoir à la table des négociations. Il est un projet politique totalitaire, conquérant, et qui voit à long terme. Voilà pourquoi ses émissaires ont choisi de s’attaquer à l’École. Eux qui endoctrinent dès le plus jeune âge savent mieux que quiconque qu’elle est le lieu du futur, l’endroit par excellence où sont formés les esprits libres de demain. Or, les islamistes ne veulent pas de cette liberté contraire à la charia. Et ils ont bien compris que si nous cédions sur l’École, la prochaine génération ne sera plus armée intellectuellement pour défendre nos valeurs.
La décapitation de mon frère doit être notre électro-choc. Trois ans après lui, Dominique Bernard est tombé sous les coups de poignard d’un autre islamiste dans son collège, à Arras. Et cette fois, il n’y a même pas eu besoin des caricatures pour justifier le crime. Ce qu’il était, un prof, a suffi comme mobile.
Au cours de sa première audition dont la presse a rendu compte, le terroriste explique de manière limpide, et avec dégoût, pourquoi il a ciblé cet homme : « Dominique Bernard était prof de français. C’est l’une des matières où l’on transmet la passion, l’amour, l’attachement au système en général. De la République, de la démocratie, des droits de l’homme, des droits français et mécréants. » Anzorov, lui, a écrit au président Emmanuel Macron qu’il avait « exécuté un de ses chiens de l’enfer » en publiant sur Twitter la photo de mon frère qu’il venait de décapiter. (p. 23-24)

Cincinnatus, 4 novembre 2024

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Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

Une réflexion sur “Les lectures de Cinci : bourreaux et victimes de l’islamisme”

  1. Merci de rendre hommage à Samuel Paty à travers ce billet. Le reportage diffusé sur C8 est aussi terrible avec le témoignage de Mme Paty. Espérons que tout cela serve de leçon…

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