10 ans après Charlie

Nous venons de commémorer le dixième anniversaire du massacre de Charlie Hebdo. Le 7 janvier 2015, aux alentours de 11h30, deux terroristes pénètrent dans les bureaux du journal satirique et y assassinent une partie de l’équipe ainsi que deux policiers. Dans les jours qui suivent, leur complice tue une policière puis quatre personnes dans la prise d’otage de l’Hyper Casher de la porte de Vincennes. Les noms des victimes ne doivent pas être oubliés :

Frédéric Boisseau, Franck Brinsolaro, Cabu, Elsa Cayat, Charb, Honoré, Bernard Maris, Ahmed Merabet, Mustapha Ourrad, Michel Renaud, Tignous, Wolinski, Clarissa Jean-Philippe, Philippe Braham, Yohan Cohen, Yoav Hattab, François-Michel Saada.

Depuis dix ans qu’avons-nous fait ?
Rien.
Et même, pire que rien puisque la situation n’a cessé d’empirer.

Dans son ouvrage Le cours de monsieur Paty consacré à son frère, après avoir rappelé les attentats de 2012 qui ont coûté la vie à trois policiers à Montauban puis à trois enfants et un professeur dans une école juive à Toulouse, Mickaëlle Paty fait la liste interminable de ceux perpétrés entre le 7 janvier 2015 et le 16 octobre 2020, entre Charlie et Samuel :

Le 19 avril 2015, Sid Ahmed Ghlam met une balle dans le cœur d’Aurélie Châtelain dont il tente de voler la voiture pour aller commettre un double attentat dans des églises de Villejuif. Le 26 juin 2015, à Saint-Quentin-Fallavier, dans l’Isère, l’islamiste Yassin Salhi, salarié d’une entreprise de transport, décapite son employeur, puis tente de faire exploser une usine de production de gaz industriels. Le 13 novembre 2015, plusieurs commandos dirigés par Abdelhamid Abaaoud attaquent le Bataclan, les restaurants Le Petit Cambodge, Le Carillon, La Bonne Bière, Casa Nostra, La Belle Équipe, le Comptoir Voltaire, les abords du Stade de France, et font 130 morts. C’est l’attentat le plus meurtrier que la France ait connu. Le 13 juin 2016 à Magnanville, deux policiers sont décapités chez eux, devant leur enfant, par l’islamiste Larossi Abballa. Le 14 juillet à Nice, ce sont 458 blessés et 86 personnes qui trouvent la mort, fauchés par Mohamed Lahouaiej-Bouhlel au volant de son camion-bélier. Le 26 juillet, deux islamistes entrent dans la petite église de Saint-Étienne-du-Rouvray, près de Rouen, égorgent et poignardent le père Jacques Hamel. Le 20 avril 2017, un terroriste attaque à la kalachnikov un camion de police stationné sur les Champs-Élysées, tuant son conducteur, Xavier Jugelé. Le 1er octobre 2017 à la gare de Marseille Saint-Charles, Mauranne Harel et Laura Paumier, deux étudiantes de vingt et vingt et un ans, sont assassinées par un islamiste. L’une est égorgée, l’autre éventrée. Le 23 mars 2018, Radouane Lakdim, islamiste dont l’homophobie est pathologique, commence son épopée meurtrière sur un parking de Carcassonne connu comme un lieu de rencontre d’homosexuels. Il tombe sur un jeune Portugais, Renato Silva, et lui met une balle dans la tête. Quelques minutes plus tard, il élimine un retraité, entre ensuite dans un Super U à Trèbes, assassine deux personnes puis égorge le lieutenant-colonel Arnaud Beltrame qui s’est proposé comme otage en échange de la libération d’une caissière. Le 12 mai 2018, à Paris, dans le quartier de l’Opéra, un islamiste tchétchène attaque au couteau des passants, tuant un libraire de vingt-neuf ans. Sept mois plus tard, c’est le marché de Noël de Strasbourg qui est visé : cinq personnes sont assassinées. Le 3 octobre 2019, un employé de la préfecture de Police de Paris, radicalisé, entre dans les locaux armé d’un couteau de boucher, à l’heure du déjeuner. Il assassine quatre de ses collègues. Le 3 janvier 2020 à Villejuif, au cri de « Allah Akbar », un islamiste tue un passant d’un coup de couteau dans le cœur et en blesse deux autres. Le 4 avril à Romans-sur-Isère, un Soudanais entre dans un tabac et attaque au couteau le couple de gérants, qui ne survivra pas. Lors de son arrestation, il se met à genoux et formule la profession de foi des musulmans : « Il n’est de Dieu que Dieu et Mahomet est son Prophète ». Et puis vient le 16 octobre 2020, et l’assassinat de mon frère. [1]

Et depuis Samuel Paty ? Le 7 octobre 2023, le pire pogrom exécuté depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale qui fait 42 victimes françaises parmi les près de 1 200 tués (sans compter les otages) ; le 13 octobre 2023, Dominique Bernard poignardé, etc. etc.
Auxquels j’ajoute, pour sa valeur symbolique, le 12 août 2022, l’attaque au couteau contre Salman Rushdie.

On peut donc mourir parce que l’on est dessinateur ou juif, professeur ou écrivain. Parce que l’on enseigne ou défend la liberté d’expression, ce principe insupportable pour tous les fous de Dieu.
Ils détestent notre liberté d’expression, parce qu’elle permet d’exprimer une opinion dans l’espace public sans autre risque que d’être contredit, et donc, réciproquement, de contredire tout aussi librement l’opinion de l’autre ; liberté dont les seules limites sont celles de l’ordre public.
Ils détestent notre liberté absolue de conscience, parce qu’elle leur interdit la manipulation des esprits et que, contrairement à ce que prétendent leurs alliés objectifs, elle ne se limite pas à la « liberté religieuse » ni même à cette liberté fantoche « de croire ou de ne pas croire » qui fait de la foi religieuse la référence fondatrice de toute spiritualité et réduit les autres options à une négation, une absence, une inexistence, un vide.
Ils détestent notre laïcité, principe fondamental (et non pas « valeur » fluctuante sur le marché des modes démagogiques), parce qu’elle offre cette respiration, ce « point zéro », comme le montre si bien Catherine Kintzler, qui ouvre la possibilité tant de l’émancipation individuelle par l’exercice de la raison que de l’édification d’un monde commun par le partage de la parole et de l’action.

C’est pourquoi les accusations contre la laïcité sont ineptes. Elle serait la cause des attentats islamistes, entend-on. Elle serait raciste, islamophobe, colonialiste, patriarcale, suprémaciste… que sais-je encore. Fariboles ! Les pays qui ont adopté un autre modèle sont tout aussi frappés par l’islamisme… et même plus encore puisqu’ils lui servent à la fois de laboratoire et de places-fortes. La laïcité est leur cible parce qu’elle nous protège mieux contre cette idéologie.

Enfin… faut-il encore qu’elle soit comprise. Or les résultats des enquêtes sur ce sujet sont catastrophiques, tout particulièrement pour ce qui concerne notre jeunesse. L’effondrement de l’instruction scolaire conduit à la fabrication de crétins à l’inculture plastronnante, cibles idéales du rouleau-compresseur culturel anglo-saxon, prêts à adopter toutes les modes, pourvu qu’elles aient atteint un niveau suffisant de stupidité, et donc réceptacles idéaux de toutes les idéologies. Le nombre devient très inquiétant des jeunes gens qui affirment sérieusement qu’ils « ne sont pas Charlie », qui refusent les hommages et perturbent les minutes de silence, et qui considèrent que le blasphème devrait être puni, qu’il ne faut pas critiquer ni caricaturer les religions, que ces dernières méritent « le respect »…

Ah !, ce fameux respect ! Il sert d’étendard aux petits offensés à la sensibilité effarouchée par un mot ou par un dessin, afin de faire taire tout ce qui viendrait remettre en question leurs préjugés les plus ancrés. Vive la chouinocratie !

Il devrait paraître incroyable de devoir encore rappeler que les individus ont des droits mais que les idées n’en ont pas ! Critiquer, caricaturer et même insulter les religions, les idéologies, est un droit absolu. Il n’y a même pas à réclamer un « droit au blasphème » : le blasphème n’existe que dans l’esprit du croyant – il n’existe donc pas en droit ! Le wokisme, cette idéologie qui n’existe pas selon ceux qui la véhiculent, encourage les petites choses fragiles à se prendre pour des Torquemada du slibard. Votre susceptibilité ne supporte pas d’être titillée par un dessin ou une parole qui tournent en ridicule vos croyances de bigots capricieux et mal élevés ? Plutôt que d’interdire, de censurer, de menacer, d’intimider et de répandre vos larmes de crocodiles hystériques sur les réseaux dits sociaux qui vous donnent l’illusion d’avoir de l’importance… chialez un bon coup et foutez donc la paix aux autres !

D’autant que les indignés professionnels font preuve de courroux fort stratégiques. Un dessin égratignant l’islam ou une main aux fesses par un mâle célèbre mais n’ayant pas sa carte dans le bon parti politique (carte qui vaut assurance d’impunité) entraînent mécaniquement hurlements, tribunes dans Libération et condamnation immédiate au tribunal médiatique ; en revanche, le silence des mêmes est assourdissant lorsqu’il s’agit des femmes iraniennes ou afghanes dont les luttes n’atteignent pas le premier barreau de l’échelle néoféministe intersectionnelle.

C’est aussi cela, ce que j’appelle la société de l’obscène : ce cynisme dans l’indignation sélective qui nous déshumanise entièrement. Nous choisissons soigneusement nos combats, nos victimes. Chacun pleure ses morts sans un mot, un regard ni une pensée pour les autres. Enfermés dans nos mondes parallèles, nous nous réjouissons du confort que nous offrent nos citadelles identitaires d’entre-soi. La fragmentation de la société conduit à une forme de guerre civile larvée et à la conviction ahurissante de certains d’appartenir au Camp du Bien© contre tous les autres… et même contre le réel. Confits dans leurs certitudes, les nouveaux Savonarole adoubent ou excommunient selon le degré d’allégeance à leur bouillie idéologique.

Ainsi subissons-nous les logorrhées jargonnantes, les poncifs victimaires et les diatribes atrabilaires de la clique malfaisante des demi-instruits bien-pensants, des gauchistes culturels et des médias de la « gauche » woke qui condamnent les victimes du terrorisme (ils l’ont un peu cherché) mais absolvent et défendent crânement les terroristes, les assassins, les islamistes, nouveaux damnés de la Terre : Mediapart et son titre épouvantable, « L’enfance misérable des frères Kouachi », Virginie Despentes et sa lettre d’amour, Judith Butler et sa vénération du Hamas, et tous les autres si nombreux… Tous ces rentiers de la haine se repaissent des cadavres que nous pleurons.

Et se font les joyeux propagandistes d’une idéologie de mort. L’islamisme est une vision du monde, une Weltanschauung, très séduisante, dont le chemin vers les esprits est pavé par des discours serinés depuis des décennies à des gamins dont l’identité est savamment manipulée pour leur faire croire qu’ils sont des victimes par naissance de la méchante France et des Français racistes. La fabrication de toutes pièces d’un imaginaire victimaire [2] sert de terreau fertile à la haine. L’idéologie islamiste en profite pour proposer un contre-modèle en opposition absolue avec tous nos principes et gagne de plus en plus de terrain, comme en témoigne la part importante et croissante de musulmans assumant rejeter la laïcité et la République.

Les islamistes ne sont pas nos adversaires. Ils sont nos ennemis. Ce n’est pas moi qui le dis, ce n’est pas moi qui en décide : c’est eux. Comme le montre Carl Schmitt, la distinction ami-ennemi est d’une asymétrie absolue : on ne refuse pas d’être désigné comme ennemi. Le déni, en la matière, est mortel. La répétition de slogans devenus creux comme « vous n’aurez pas ma haine », les marches blanches, les nounours et les fleurs à chaque nouvel attentat reviennent tous à présenter joyeusement notre gorge à la lame.

Ce déni généralisé était déjà en germe dans la grande marche qui a suivi les attentats de Charlie puisque résonnait parallèlement le classique « pas d’amalgame ». Depuis, la veulerie ne cesse de progresser à chaque massacre : des voitures béliers se conduisent toutes seules, des couteaux égorgent et éventrent d’eux-mêmes, aucune main, aucune volonté derrière… ou alors celle d’un fou. La psychiatrisation des terroristes les déresponsabilise opportunément : il faut forcément être fou pour commettre de tels actes, l’idéologie et la religion n’ont rien à voir là-dedans. Ben tiens ! Et la Saint-Barthélemy et l’Inquisition n’avaient rien à voir avec le christianisme !

Les capitales occidentales ont vu défiler dans leurs rues des milliers de personnes dans des manifestations ouvertement pro-Hamas, pro-Daesh et personne n’a bougé par peur d’apparaître raciste ! On marche sur la tête ! L’aveuglement volontaire tue. Ceux qui osent dire ce qu’ils voient subissent calomnies, procès iniques en racisme et accusations d’appartenir au camp honni de l’extrême droite. Comme bien d’autres qui refusent de se taire, le travail remarquable de Florence Bergeaud-Blackler sur le frérisme lui vaut d’être taxée d’« islamophobie ». Ah ! L’islamophobie, cette notion bien pratique pour coller des cibles dans le dos et s’assurer de la censure… et, pire, de l’autocensure, ce fléau du renoncement par trouille qui, depuis dix ans, ne cesse de progresser. Salman Rushdie en sait quelque chose et nous avertit :

Si vous redoutez les conséquences de ce que vous dites, vous n’êtes pas libre. [3]

Nous ne sommes pas libres. Parce que nous avons peur. Une peur sourde qui grignote notre raison. Mais pour certains une peur plus viscérale encore : le pogrom du 7 octobre 2023 a marqué un nouveau tournant en révélant et en attisant l’antisémitisme non seulement en France mais dans cet ensemble très flou qu’on appelle un peu rapidement « l’Occident ». Les Français juifs ont peur. Et ils ont raison. Nous devrions tous avoir peur, non seulement de l’islamisme mais aussi de notre propre veulerie qui lui permet de progresser dans les esprits et sur le territoire français. Les « territoires perdus de la République » sont en réalité des territoires abandonnés par la République. Parce que là où l’État s’efface, les mafias criminelles et religieuses s’installent à sa place. Le lumpencaïdat règne et impose ses lois qui sont celles des voyous et des barbus.

Et pendant ce temps, les dirigeants politiques vendent la France à la découpe à ceux qui financent et commandent les massacres de Français ! L’influence du Qatar, ennemi de notre nation, se déploie tranquillement, que ce soit par le biais de ses chaînes de télévision (comment peut-on laisser AJ+ continuer de déverser son flot quotidien de mensonges et d’insultes contre notre pays ?) ou de ses pétrodollars, accueillis chaleureusement par les politiciens de tous bords. Les entreprises de déstabilisation par les islamistes fonctionnent à merveille, bien aidées par la complaisance politique générale et les complicités objectives de la gauche d’extrême droite. Cette « gauche coucou » qui a renoncé à la laïcité, à la nation, à la patrie, à la République, au peuple… en même temps qu’à son honneur, attise sciemment les haines, à la fois par clientélisme et par conviction. On ne compte plus les trahisons de ceux qui ont cessé de bouffer les curés pour mieux sucer les imams. Et leurs alliés ne valent pas mieux.

*

Tout cela, j’ai l’impression de l’avoir déjà écrit un nombre incalculable de fois dans de nombreux autres billets, depuis dix ans. Nihil novi sub sole. Les solutions, elles aussi, sont bien connues. Elles nécessitent seulement du courage. Ressource épuisée. Le délitement de la nation ne va sans doute que se poursuivre ; d’autres Charlie, d’autres Hyper Casher, d’autres Bataclan, d’autres Samuel Paty et Dominique Bernard vont se produire. Il y a un an, dans une petite fable, je me suis amusé à imaginer ce qui pourrait arriver dans un futur proche. J’espère n’avoir pas vu juste.

Cincinnatus, 13 janvier 2025


[1] Mickaëlle Paty avec Émilie Frèche, Le cours de monsieur Paty, Albin Michel, 2024, p. 108-111.

[2] Lire l’excellent ouvrage de Fatiha Agag-Boudjahlat, Les Nostalgériades : Nostalgie, Algérie, Jérémiades, éd. du Cerf, 2021.

[3] Salman Rushdie, Le Couteau, Gallimard, 2024, p. 135.

Publié par

Avatar de Inconnu

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

3 commentaires sur “10 ans après Charlie”

  1. Merci pour ces rappels (en effet…), qui semble un appel dans le vide au moment où l’entrisme des alliés objectifs de l’islamisme ne cesse pas : je viens de voir que Madame Obono, qui a déclaré son amitié pour H.Bouteldja et son animosité vis à vis de Charlie, tout en soutenant Dieudonné, vient d’être nommée présidente du groupe « Racisme et discriminations raciales et religieuses à l’Assemblée nationale, groupe qui vient d’être créé à l’initiative de LFI en décembre 2024, leur objectif étant j’imagine de poursuivre leur charge contre la loi de 2004 à l’école (c’est au programme…) et de criminaliser la critique des religions (je remarque que le concept d’islamophobie – et la confusion qui va avec – est de plus en plus utilisé.

    Aimé par 1 personne

  2. Mon commentaire n’a rien à voir avec le sujet que vous développez. Je n’ai pas trouvé d’autre moyen d’attirer votre attention sur un des nombreux serpents de la tête de Méduse.

    Le professeur, lâche et histrion, qui dissimule sa terreur, en accablant son collègue Samuel Paty et en pleurant indécemment devant ses élèves.

    Celui qui explique à ses élèves de première que l’on peut tout à fait avoir une excellente note en dissertation à condition de retenir par cœur 5 ou 6 plans, que l’on peut combiner et adapter à tous les sujets. Pangloss. Fatigue générale, kit de survie ? Loi du marché ?

    Comment peut-on être enseignant ?

    J’aime

Laisser un commentaire